01 février, 2008

CHILI, 1907, SANTA MARÍA DE IQUIQUE




Le 21 décembre 1907, à Iquique, port de l’extrême nord du Chili, des centaines de travailleurs chiliens, péruviens et boliviens furent massacrés par l’armée et la marine chilienne devant les portes de l’école Santa María. C’est ainsi qu’un gouvernement oligarchique noya dans le sang la « grande grève » de la province de Tarapacá, un mouvement social spontané mais qui s’appuyait sur des organisations ouvrières en formation. Quelques mois plus tard, en 1908, à Valparaíso, naissait un certain Salvador Allende.

Par Sergio Grez Toso

En ce début de XXe siècle, à la veille du premier centenaire de l’indépendance nationale, la «question sociale» est brûlante au Chili. Dans les mines de salpêtre, d’argent, de charbon et de cuivre, dans les entreprises portuaires, dans les usines de Santiago, de Valparaíso, de Viña del Mar, de Concepción et d’autres villes, une classe ouvrière qui commence à adhérer aux idéaux du socialisme et de l’anarchisme est en voie de constitution. Dès 1903, face à la prolifération des grèves et des mouvements de protestation, l’Etat, préoccupé par le maintien de l’ordre social, répond aux revendications prolétaires par des massacres successifs (1).

Tant la classe dirigeante que l’Etat baignent alors dans un contexte global de grande prospérité. Mais la dévaluation monétaire a fait chuter le taux de change du peso chilien de 18 à 7 centimes de livre sterling, entraînant une forte hausse du prix des aliments. Malgré la dégradation de leur niveau de vie et les dures conditions de travail, les revendications des ouvriers du salpêtre (2) de la province de Tarapacá, à la fin de 1907, sont plutôt modérées. Ils demandent à être payés en monnaie légale et non pas en bons. Emis par les entreprises, ces derniers ne peuvent être échangés que contre des produits disponibles dans les commerces (pulperías) de ces mêmes entreprises, à des prix plus élevés que sur le marché libre.

D’autres revendications s’y ajoutent : liberté de commerce pour éviter ce genre d’abus ; stabilité des salaires en utilisant comme norme l’équivalent de 18 centimes (peniques) de livre sterling pour 1 peso ; protection pour les métiers les plus dangereux afin d’éviter les nombreux accidents mortels ; établissement d’écoles du soir financées par les employeurs pour les ouvriers. Dans les entreprises portuaires, ferroviaires et manufacturières, les travailleurs d’Iquique – l’un des ports les plus importants pour l’exportation du salpêtre – exigent pour leur part que leurs maigres salaires soient augmentés afin de compenser la diminution de pouvoir d’achat entraînée par la dévaluation monétaire. Presque tous – ceux de la pampa (3) et ceux d’Iquique – sont d’accord pour exiger que le peso chilien soit stabilisé sur la base de 18 peniques de livre sterling et pas moins.

Le 4 décembre, plus de trois cents travailleurs du chemin de fer transportant le salpêtre se mettent en grève à Iquique. Les ouvriers du port en font autant, suivis par ceux de plusieurs industries. Mais les concessions de certains patrons et le manque de coordination entre les grévistes affaiblissent le mouvement.


AFFICHE NITRATE DE SOUDE DU CHILI

«L’unique force du patron face à l’ouvrier»

Très vite, la situation change radicalement. Le 10 décembre, les ouvriers de la salpêtrière de San Lorenzo entament à leur tour une grève et, deux jours plus tard, face au refus de l’entreprise de satisfaire leurs demandes, une poignée d’entre eux se dirigent vers la salpêtrière la plus proche, Santa Lucía, pour en paralyser l’activité. L’exemple est imité, et, ainsi, parcourant le désert le plus aride du monde, les ouvriers étendent le mouvement. Dans les jours suivants, de plus en plus d’oficinas (4) voient leur activité paralysée. Les travailleurs estiment que, pour obtenir une réponse à leurs revendications, ils doivent descendre à Iquique, où se trouvent les représentants des compagnies anglaises, chiliennes, allemandes, espagnoles et italiennes qui font de gros bénéfices grâce à l’exploitation de la fabuleuse richesse du nitrate arrachée par le Chili au Pérou et à la Bolivie durant la guerre du Pacifique (1879-1884).

Après avoir marché toute la nuit, le premier groupe d’environ deux mille ouvriers entre dans la ville le dimanche 15 décembre à l’aube. L’intendant (5) provisoire Julio Guzmán, remplaçant de Carlos Eastman, qui a démissionné, dialogue avec les travailleurs de la pampa et les représentants patronaux. Guzmán tente de convaincre les ouvriers de repartir en laissant à Iquique une délégation qui participera aux négociations. Les travailleurs refusant de quitter la ville tant que leurs revendications ne seront pas satisfaites, les autorités se voient obligées de les héberger dans l’école Domingo Santa María.

Pendant ce temps, des milliers de travailleurs de la pampa – certains avec femmes et enfants – continuent d’affluer en train et à pied à Iquique. Leur présence revigore le mouvement de grève des ouvriers de la ville, qui, le 16 décembre, s’unissent aux travailleurs du salpêtre, constituant ainsi un Comité central de la pampa et du port unis, organe dirigeant de toutes les grèves. Ce même jour, le gouvernement du président Pedro Montt donne l’ordre aux autorités locales d’empêcher l’arrivée de nouveaux pampinos (6). De forts contingents militaires sont envoyés à Iquique. Dans l’un des navires en provenance de Valparaíso se trouvent l’intendant Eastman, réintégré à ce poste, et le général d’armée Roberto Silva Renard (7).

Après avoir débarqué à Iquique – le 19 décembre –, Eastman s’entretient, d’une part, avec les dirigeants grévistes et, d’autre part, avec les dirigeants de la Combinación Salitrera, un organisme patronal. Les patrons se disent disposés à étudier les demandes des ouvriers, mais refusent de discuter sous la pression. S’ils le faisaient dans ces conditions, déclarent-ils, «ils perdraient leur prestige moral, le sentiment de respect, qui est l’unique force du patron face à l’ouvrier (8)». L’impasse se prolonge les 20 et 21 décembre.

Ce jour-là, peu avant 14 heures, face à l’échec de toutes ses tentatives de médiation, Eastman transmet par écrit au général Silva Renard l’ordre de faire évacuer l’école Santa María, où se trouvent quelque cinq mille grévistes, auxquels s’ajoutent environ deux mille autres réunis sur la place Montt en un meeting permanent face à l’établissement. Le comité de grève refuse de quitter les lieux pour se diriger vers l’hippodrome. Silva Renard fait alors avancer deux mitrailleuses pour les placer devant l’école. Au bout d’une demi-heure de discussions infructueuses entre autorités et dirigeants ouvriers, le général se retire en annonçant qu’il fera usage de la force. Seuls quelque deux cents travailleurs abandonnent les lieux sous les sifflets de leurs camarades.

A 15 h 45 commencent les tirs de mitrailleuse, suivis de coups de fusil continus. Les balles traversent plusieurs corps et les fragiles murs de bois de l’école. Lorsque la fusillade cesse, l’infanterie entre dans l’école en ouvrant le feu sur les ouvriers. Ceux qui fuient sont poursuivis par les militaires à cheval. Les personnes arrêtées – de six mille à sept mille – sont poussées à la hâte vers l’hippodrome par les soldats, qui y commettent de nouveaux assassinats.

Concernant le nombre de victimes, le gouvernement ne reconnaîtra que cent vingt-six morts et cent trente-cinq blessés, mais la presse ouvrière et plusieurs témoins corrigeront cette estimation largement à la hausse. Les autorités provinciales ont rapidement organisé le retour des gens de la pampa vers leurs lieux de travail, et le gouvernement central a mis quelques bateaux à la disposition de ceux qui désiraient gagner le centre du pays. Parallèlement, la censure de la presse était officialisée, tandis qu’on ouvrait la chasse aux dirigeants ouvriers – spécialement anarchistes – qui avaient réussi à s’échapper. De nombreuses arrestations eurent lieu.

La « grande grève » de Tarapacá a été noyée dans le sang par l’Etat sans qu’il y ait aucune démonstration de violence de la part des travailleurs. Jusqu’au coup d’Etat de 1973, on se souviendra du massacre de l’école Santa María comme de la page la plus noire de l’histoire du mouvement ouvrier chilien.
Mais pourquoi une telle tuerie ? Le général Silva Renard justifia son action. Il prétendit qu’il avait donné l’ordre d’ouvrir le feu, convaincu qu’il n’était « pas possible d’attendre plus longtemps sans mettre en péril le respect et le prestige des autorités et de la force publique (9) ».

Dans le débat qui suivit à la Chambre des députés, le libéral Arturo Alessandri Palma soutint qu’aucun acte appelant la répression n’avait été commis à Iquique et que la censure de la presse décrétée par le gouvernement n’était que « peur et lâcheté ». Peur atavique de la classe dominante chilienne face à la classe ouvrière. Mais le massacre ne fut pas le résultat d’une panique incontrôlée. La décision de mitrailler les grévistes avait été adoptée préalablement au cas où ceux-ci refuseraient de quitter l’école. Rafael Sotomayor, le ministre de l’intérieur, le reconnut devant la Chambre des députés : les événements du 21 décembre « ne furent pas dus à un acte spontané, commis par légèreté coupable et inhumaine. Chacune des autorités, évaluant l’ampleur des malheurs qui pourraient survenir (...), a très bien pesé ses décisions (...), et il fallut recourir à des méthodes extrêmes et douloureuses, que les circonstances difficiles rendaient, malheureusement, inévitables (10) ».

Bien que pacifique, le défi lancé par le mouvement ouvrier était intolérable pour le pouvoir civil et militaire : « Il fallait passer à l’acte ou se retirer sans exécuter les ordres de l’autorité », déclara Silva Renard. Et il ajouta : « Il fallait faire couler le sang de certains rebelles ou abandonner la ville au bon vouloir des factieux qui font passer leurs intérêts et leurs salaires avant les grands intérêts de la patrie. Face à ce dilemme, les forces de la nation n’ont pas hésité. »
Il s’agit d’une action ponctuelle de « guerre préventive » contre les travailleurs. Plus qu’une menace en soi, la « grande grève » de Tarapacá représentait un danger latent en raison du mauvais exemple qu’aurait signifié une attitude de faiblesse de l’Etat et des patrons. Le leitmotiv des autorités fut le maintien de l’ordre public prétendument menacé par les grévistes. Le ministre de l’intérieur lui-même confessa avoir averti les autorités locales de la « nécessité de faire respecter l’ordre public à tout prix, quel que soit le sacrifice occasionné, ou le caractère douloureux de la méthode à imposer (11) ».

Cette tuerie fut l’expression la plus cynique de l’ordre oligarchique qui régnait au Chili au début du XXe siècle. Dans toute l’histoire du pays, le pouvoir avait rarement dévoilé son vrai visage comme à cette occasion. Au cours des années suivantes, le conflit entre les classes sociales s’intensifia. Les travailleurs les plus lucides commencèrent à percevoir plus clairement que l’Etat était du côté des patrons et que, de ce fait, tout en renforçant l’autonomie et l’unité de leurs organisations sociales, ils devaient affronter la bourgeoisie au-delà du terrain de l’entreprise. C’est ainsi que virent le jour le Parti ouvrier socialiste (1912) ; la Fédération ouvrière régionale du Chili, un syndicat anarchiste (1913) ; et la branche chilienne du syndicat, d’orientation syndicaliste révolutionnaire, Industrial Workers of the World (1919).

Du côté de la bourgeoisie, la prise de conscience s’accéléra quant à la nécessité d’utiliser prioritairement les armes de la politique – lois sociales, politiques d’assistance, dialogue et cooptation – pour faire face au mouvement ouvrier. La « guerre préventive » ne serait qu’une option en cas de nouveau besoin. C’est ainsi que, à l’aube du XXe siècle, la tuerie de l’école Santa María obligea les acteurs du drame social chilien à redéfinir leurs stratégies pour les batailles à venir.

Sergio Grez Toso.

(1) Sergio González, Ofrenda a una masacre. Claves e indicios históricos de la emancipación pampina de 1907, LOM Ediciones, Santiago, 2007, p. 167-189.
(2) Engrais minéral utilisé en Europe dès le milieu du XIXe siècle comme fertilisant, le nitrate de soude est aussi appelé salpêtre du Chili ou nitrate du Chili. Au début du XXe siècle, ce pays fournissait 65 % de la production mondiale d’engrais à base de nitrate.

(3) Pampa : mot d’origine quechua qui désigne au Chili le désert habité par l’homme.

(4) Nom donné aux exploitations de salpêtre.

(5) A cette époque, les provinces (provincias) sont dirigées par un intendant. Elles se divisent elles-mêmes en départements, dirigés par des gouverneurs.

(6) Pampino : habitant de la pampa.

(7) Eduardo Devés, Los que van a morir te saludan. Historia de una masacre. Escuela Santa María de Iquique, 1907, LOM Ediciones, Santiago, 1997, p. 46-54 ; Sergio González, Hombres y mujeres de la pampa : Tarapacá en el ciclo del salitre, Taller de Estudios Regionales, Iquique, 1991, p. 51-53.

(8) Cité dans « La guerra preventiva : escuela Santa María de Iquique. Las razones del poder », Mapocho, n° 50, Santiago, 2e semestre 2001, p. 272.

(9) Ibid., p. 273.

(10) Ibid., p. 276-277.

(11) Ibid., p. 279.