25 janvier, 2022

CHILI. L’EXÉCUTIF DE GABRIEL BORIC PENCHE AU CENTRE

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PHOTO JAVIER TORRES / AFP 

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L'HUMANITÉ

Malgré la nomination de 14 femmes sur 24 membres que compte le gouvernement, le président de gauche, qui est la recherche d’une introuvable majorité parlementaire, cède aux libéraux le portefeuille stratégique des Finances.

par Rosa Moussaoui

ROSA MOUSSAOUI
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Saisie sur les marches du musée d’Histoire naturelle de Santiago du Chili, la photo est belle : joyeuse, bariolée, éclairée par les sourires des 14 femmes que compte le gouvernement de Gabriel Boric, sur 24 membres. Tout en contraste avec les clichés figeant les précédents exécutifs : assis, masculins, ­vêtures sombres et cravatés.

LA NOMINATION DES MINISTRES 

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Le président chilien, élu le 19 décembre dernier avec 56 % des voix, a dévoilé vendredi la composition de son cabinet, appelé à entrer en fonction à la veille de son investiture prévue le 11 mars. Des femmes aux solides engagements féministes occupent des postes stratégiques dans cette équipe jeune, reflétant les mutations de la société chilienne ; les équilibres politiques y sont savamment pesés, entre alliances de gauche nouées de longue date et volonté d’élargir, jusqu’au centre, une base parlementaire étroite, fragile.

Troisième dans le rang protocolaire, Maya Fernandez Allende est à la Défense.
MAYA FERNÁNDEZ ALLENDE

Boric a le sens des filiations et celui des symboles. Le plus fort tient certainement à la désignation, comme ministre de la Défense, de Maya Fernandez Allende, la petite-fille du président socialiste renversé en 1973 par la junte militaire du général Pinochet avec la bénédiction de Washington. À 50 ans, cette scientifique, membre du Parti socialiste, n’a cependant rien d’une novice en politique. Fille d’un diplomate cubain, elle a connu, après le coup d’État, l’exil dans la Grande Île (dont elle a gardé la nationalité), jusqu’à son retour au Chili en 1990. Elle a occupé diverses fonctions dans l’administration de la présidente socialiste Michelle Bachelet, avant d’être élue députée en 1993. Elle a présidé l’Assemblée nationale entre 2018 et 2019, est familière de la commission de la Défense, qu’elle a dirigée. Dans la dernière période, elle a joué un rôle décisif pour pousser le Parti socialiste au rapprochement avec la coalition Apruebo Dignidad, réunissant entre autres le Frente Amplio de Boric et le Parti communiste chilien, au détriment de son partenaire traditionnel, la démocratie chrétienne.

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Le Parti communiste chilien retrouve un rôle politique de premier plan

Maya Fernandez Allende est troisième dans le rang protocolaire, après Antonia Urrejola Noguera, ministre des Affaires étrangères, une avocate de 53 ans qui a présidé la Commission interaméricaine des droits de l’homme, et Izkia Jasvin Siches Pasten, 35 ans, une médecin dont la voix a compté, au cœur de la pandémie de Covid-19, alors qu’elle était à la tête du Colegio medico, l’ordre des médecins. À 35 ans, cette ex-communiste, aujourd’hui indépendante, proche du Frente Amplio de Boric, devient, comme ministre de l’Intérieur (l’équivalent de notre premier ministre), numéro un du gouvernement.

Camila Vallejo, figure du mouvement étudiant, entre au Comité politique.

Au cœur du dispositif, on retrouve encore Camila Vallejo, 33 ans, populaire figure, comme Boric, du mouvement étudiant de 2011. Elle devient porte-parole du gouvernement. Avec d’autres membres de cette génération militante dont l’engagement s’est forgé dans les luttes contre le consensus néolibéral perpétué par les gouvernements de la Concertation, elle entre au Comité politique, cercle restreint de ministres appelés à se réunir quotidiennement avec le président pour donner le tempo de l’action gouvernementale. Ce cénacle accueillera aussi, outre Izkia Siches, le bras droit de Boric, Giorgio Jackson, 34 ans, qui assumera le secrétariat général du gouvernement, ainsi que la journaliste Antonia Orellana, 32 ans, désignée ministre de la Femme et de l’Équité de genre, un portefeuille que le néofasciste José Antonio Kast, arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle, avait juré de faire disparaître.

La composition de cet exécutif confirme le rôle politique de premier plan que retrouve le Parti communiste chilien. Le portefeuille du Travail lui échoit, avec l’avocate et syndicaliste Jeannette Jara, 47 ans, décidée à avancer vers « un système de retraites digne », rompant avec la domination des fonds de pension. Un troisième communiste entre au gouvernement : le biologiste Flavio Salazar, qui devient ministre de la Science, de la Technologie, de la Connaissance et de l’Innovation.

Autre signe de rupture : l’attention portée à l’écologie. Aux antipodes du climatoscepticisme qu’affichait sans complexe son adversaire du second tour, Boric a choisi de nommer, au ministère de l’Environnement, Maisa Rojas, une climatologue de 49 ans qui coordonne le Comité scientifique sur le changement climatique. Elle sera d’emblée confrontée à l’urgence, entre la vague de grands incendies de cet été austral, le conflit opposant dans sa région de l’Araucania les indigènes mapuches aux grandes entreprises d’agroforesterie intensive accaparant depuis la dictature leurs terres ancestrales, et le stress hydrique entretenu par le détournement des eaux vers les activités minières. Rojas est indépendante, sans attaches partisanes, comme un tiers de ce gouvernement offrant une représentation à chacun des courants politiques qui ont rendu possible cette victoire historique de la gauche.

La démocratie chrétienne est prête à jouer les arbitres

Mais, dans le sillage d’une campagne de second tour marquée par ses œillades au centre, Boric inclut aussi dans cet exécutif des libéraux peu enclins à renverser la table. Ceux-ci tiendront même les cordons de la bourse, avec l’arrivée au ministère des Finances de Mario Marcel Cullell, 62 ans, ancien président de la banque centrale, formé à Cambridge, passé par l’OCDE et la Banque mondiale. Directeur pour l’Amérique latine de l’agence de notation Moody’s, Alfredo Coutiño applaudit ce choix, et dispense déjà ses conseils : « Il doit s’assurer que la gestion budgétaire sera attachée à la discipline, avec des critères techniques. » Ces concessions, toutefois, ne suffisent pas, pour l’heure, à garantir une majorité parlementaire au nouveau président. Hors jeu, la démocratie chrétienne affiche jusqu’ici une bienveillante neutralité, prête à jouer demain les arbitres.

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En 2011, à la tête des jeunes « pingouins » révoltés, Boric, Vallejo et Jackson exigeaient dans la rue un renversement des priorités, une rupture avec le legs de la dictature, pour placer au cœur des politiques les services publics, l’éducation gratuite, la réponse aux besoins sociaux. Portés au pouvoir par des attentes populaires plus urgentes encore et par la mobilisation des insurgés de 2019, les anciens porte-voix étudiants n’auront pas d’autre choix que de prêter l’oreille aux luttes, s’ils veulent se dégager des marges étroites dans lesquelles veulent les confiner les prêtres de la finance.

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DESSIN MARÍA PICASSO I PIQUER