30 juin, 2024

JANVIER 1936 : LE FRONT POPULAIRE ANNONCE SON PROGRAMME ÉLECTORAL

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DÉLÉGATION DU PARTI SOCIALISTE (SFIO) À LA CHAMBRE, OÙ L'ON
APERÇOIT NOTAMMENT LÉON BLUM OU VINCENT AURIOL,1933
- SOURCE : GALLICA-BNF

Janvier 1936 : Le Front populaire annonce son programme électoral /  Début 1936, la presse découvre le programme du Front populaire. La coalition électorale antifasciste gagnera les élections législatives le 3 mai suivant, marquant un tournant économique, politique et social en France.

POLITIQUE

par Antoine Jourdan

Après des décennies de tentatives ratées et de scissions, les événements du 6 février 1934 provoquent à gauche un élan vers l’unité. Sous l’impulsion directe de Moscou, le Parti communiste français (PCF) abandonne sa tactique de « classe-contre-classe » et propose aux partis de gauche de former un large rassemblement antifasciste.

D’abord méfiants, la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO, ancêtre du Parti socialiste) puis le Parti radical vont finalement rejoindre le PCF, accompagnés d’une myriade d’autres mouvements (Ligue des droits de l’Homme, Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, CTG, CGTU, etc.).

Le 14 juillet 1935 marque la première manifestation d’ampleur du mouvement. Des représentants d’un large éventail de forces de gauche défilent entre la Bastille et Porte de Vincennes, accompagnés d’un demi-million de personnes. Victor Basch (Ligue des droits de l’Homme, LDH), Jacques Duclos (PCF), Léon Blum (SFIO), ou encore Léon Jouhaux (CGT) se succèdent à la tribune et font « le serment solennel de rester unis pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour défendre et développer les libertés démocratiques, et pour assurer la paix humaine ».

Six mois plus tard, après de longues discussions entre tous les groupes membres, L’Humanité (le quotidien du PCF) annonce qu’ils se sont mis d’accord sur un programme minimum. L’éditorial de Marcel Cachin, sénateur PCF et directeur du journal précise qu’il s’agit d’une alliance électorale et que les partis présenteront des candidats séparés au premier tour.

Le programme est quant à lui publié non seulement dans la presse de gauche mais est repris assez largement dans le monde médiatique. Coiffé d’un long préambule et divisé entre les revendications « politiques » et « économiques », il est « volontairement limité aux mesures immédiates applicables ».

Pour les partis d’inspiration marxiste, cette nuance permet d’indiquer qu’ils ne souhaitent pas se servir de la coalition pour provoquer une révolution socialiste. Outre le « désarmement et [la] dissolution effective des formations paramilitaires » (les ligues fascistes, autrement dit), le programme propose d’en appeler à la collaboration internationale pour défendre la paix, la généralisation des conventions collectives, la réduction du temps de travail, une détente fiscale, une réforme de la Banque de France, ou encore l’instauration d’un contrôle des changes.

«LE POPULAIRE» LE JOURNAL DE LA SFIO
DU LE 11 JANVIER 1936 P4

Voici le programme dans son intégralité, tel qu’il a été publié le 11 janvier 1936 dans le Populaire, le journal de la SFIO :

À gauche, on applaudit cette nouvelle. Dans son éditorial, Léon Blum se félicite :

UNE DU «LE POPULAIRE»
DU LE 11 JANVIER 1936



« Voici un événement attendu, et important. Le programme du Rassemblement Populaire ou du Front Populaire est achevé. Il existe. »

UNE DE «L'ŒUVRE»
DU LE 12 JANVIER 1936

Dans L’Œuvre, journal dirigé par Marcel Déat, Victor Basch, président de la LDH, insiste sur le caractère historique d’un tel rapprochement :

«L'ŒUVRE» P2
DU LE 12 JANVIER 1936

« Un premier résultat, immense. Le fait même, le fait seul de l’accord.

Pour la première fois, depuis que la République existe, tous les partis et groupements de gauche se sont entendus sur un nombre déterminé et précisé de revendications. »

UNE DE «L'HUMANITÉ» 
DU LE 12 JANVIER 1936

Dans L’Humanité, le futur député communiste Marcel Gitton note que c’est un pas dans la bonne direction :

« Nous qui entendons poursuivre notre lutte pour le triomphe des Soviets en France, nous sommes très heureux que ce programme ait pu être mis sur pied et approuvé dans l’ensemble des revendications qu’il formule, par l’unanimité des organisations. […]

L’essentiel, maintenant, est d’agir pour son aboutissement. Et cela n’est possible qu’avec le concours des masses populaires. »

Pourtant, tout le monde n’est pas convaincu par le programme. Son ancrage à gauche, notamment sur les questions économiques, fait douter de sa faisabilité. En initiant un certain nombre de grands travaux d’utilité publique, en baissant le temps de travail tout en maintenant les salaires, ou encore en organisant une détente fiscale sur les petites et moyennes entreprises, ce programme « reflationniste » rappelle ce qu’on connaît aujourd’hui sous le nom de relance keynésienne.

Les membres du Front populaire espèrent remédier aux problèmes causés par la crise de 1929 - qui touchent toujours sévèrement la France - en initiant un large programme de relance de la demande.

UNE DE «LA LIBERTÉ »
DU LE 12 JANVIER 1936

Sur le ton de l’ironie, le journal de centre-droit La Liberté raille la naïveté de ces politiques de gauche :

«LA LIBERTÉ » P3 
DU LE 12 JANVIER 1936

« La partie la plus solide, la plus séduisante et la plus originale du programme est constituée sans contredit par les revendications économiques. Le ‘Front populaire’ veut restaurer la capacité d’achat (sic), autrement dit il veut que nous ayons tous davantage d’argent en poche.

Il veut ‘revaloriser les produits de la terre’, tout en faisant baisser le coût de la vie pour les consommateurs des villes. Il est contre la misère, contre les faillites, contre le chômage, contre la spéculation - en un mot, contre la crise. Ah ! Le magnifique programme que voilà ! »

UNE DE «L’ACTION FRANÇAISE»
 DU LE 12 JANVIER 1936

«L’ACTION FRANÇAISE»  P5
 DU LE 12 JANVIER 1936

Dans ses pages économiques, le quotidien d’extrême droite L’Action française s’attaque aux mesures coercitives à l’encontre du capital et des grandes fortunes :

« Avec quel capital aussi transformerait-on les industries de guerre ‘nationalisées’ ? […] Allez-vous nationaliser tout cela et vous priver des bénéfices des interventions ou des perfectionnements techniques de tous les jours ? Qui paiera, qui indemnisera, qui étudiera ?

Tout cela est aussi utopique, aussi dangereux que l’institution d’une ‘carte d’identité fiscale’, que le contrôle de sorties des capitaux, qui feront fuir irrémédiablement les capitaux étrangers qui s’emploient encore chez nous par vingtaines de milliards.

Quand il n’y aura plus de revenus supérieurs à 75 000 francs, quand il n’y aura plus de successions, dévorées qu’elles auront été par l’impôt, on se demande avec quoi ces messieurs réaliseront leur programme. »

UNE DU «L’OUEST-ÉCLAIR»
 DU LE 14 JANVIER 1936

C’est un « programme trompeur » titre L’Ouest-éclair, qui s’en prend à l’intégrité-même des partis de gauche :

« Au fond, ce panneau réclame signifie uniquement ceci :

Nous n’avons plus de crédit réel et véritable, nous, marxistes et cartellistes ; l’épargne ne nous suit pas : l’argent, même celui des plus modestes foyers, ne nous fais plus confiance. Faisons donc de la dévaluation et de l’inflation. Amputons le franc, déprécions la monnaie ; obligeons la Banque de France à faire fonctionner la planche à billets, et avec ces modernes assignats, nous aurons trois mois de d’euphorie. À ce moment nous serons en place…

Et puis, après nous le déluge. »

Outre la politique économique du programme, beaucoup d’observateurs soulignent aussi l’influence soviétique. À cette époque, le Parti communiste français est membre de l’Internationale communiste (aussi connue sous le nom de Komintern) sur laquelle Moscou exerce un large contrôle. Pour certains, la différence entre le PCF et le gouvernement russe n’est qu’une question de géographie.

 UNE DU «LE TEMPS »
DU 12 JANVIER 1936

Les libéraux du Temps par exemple, affirment que la coalition électorale est un « danger » pour la République et appellent une autre à lui faire barrage :

« Le ‘Rassemblement populaire’ vient de publier son programme. Il suffit de les parcourir pour reconnaître l’influence profonde du marxisme et de l’étatisme dans ces projets dont la réalisation servirait de préface à une période révolutionnaire et mettrait en péril le régime. […]

Il serait temps cependant de songer aussi à un accord des partis et des groupes que ne soucient pas de laisser le champ libre aux démolisseurs des institutions républicaines, d’autant plus redoutables qu’ils prétendent au contraire affermir la démocratie. »

 UNE DU «LE FIGARO »
 DU 11 JANVIER 1936

 Dans la même veine, Wladimir d’Ormesson du Figaro met en garde contre l’influence soviétique :

« Le ‘Front commun’ n’est rien d’autre qu’une opération opportuniste qui permet - en trahissant la doctrine - d’assurer à la diplomatie russe de plus solides ponts d’appui. »

Même insinuation dans les colonnes du Matin, qui conclut, alarmiste :

« On ne peut avouer plus franchement qu’il s’agit de préparer le terrain à la révolution marxiste sans trop effrayer l’électeur… ».

Le fait que le programme soit effectivement marqué à gauche lance dans la presse une série de spéculations sur la capacité réelle des partis signataires à s’unir au sein d’un même gouvernement. Le journal fascisant Je suis partout croit ainsi savoir que les socialistes ne sont guère convaincus par l’alliance à laquelle ils viennent de s’associer :

« Les communistes et les radicaux-socialistes, qui sont les plus fermes partisans du cartel tripartite, s’émeuvent d’autant plus de ce nouvel état de choses qu’ils sentent chez leurs alliés socialistes S.F.I.O. une mauvaise volonté persistante.

MM. Léon Blum et Paul Faure ne sont allés au Front populaire que contraints et forcés par les campagnes antifascistes qui ont suivi le 6 février. Bon gré, mal gré, les chefs socialistes ont dû suivre leurs troupes acquises à la mystique de l’unité.

MM. Léon Blum et Paul Faure se sont bien vite aperçus que ce qu’ils redoutaient tant arrivait encore plus vite qu’ils ne l’avaient prévu. Le Front populaire ne profitait qu’aux seuls communistes et permettait à la majorité des radicaux de tenir leurs positions. »

Quant au Temps, il se permet d’interpeller directement le parti Radical socialiste :

« Nous constatons que, sur de nombreux points, ce programme est incompatible, voire rigoureusement incompatible, avec les idées défendues par le parti radical socialiste. […]

Nous nous permettons donc de poser au parti radical socialiste les simples questions suivantes : Approuvez-vous le programme du ‘Rassemblement populaire’ ? Vous solidarisez-vous avec ses rédacteurs ? Adhérez-vous, en réalité, à une politique entièrement nouvelle, nettement distincte de celle que vous avez défendue jusqu’ici, et allez-vous, devant les électeurs, vous réclamer de cette nouvelle politique ?

À ces questions, les radicaux ont, bien entendu, le droit absolu de répondre oui ou non. Mais ils n’ont pas le droit de ne pas répondre. »


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27 juin, 2024

PATRICK BOUCHERON, HISTORIEN : « LE NOUVEAU FRONT POPULAIRE EST LA SEULE ALTERNATIVE À UN POUVOIR SÉDITIEUX »

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POUR L'HISTORIEN PATRICK BOUCHERON, EMMANUEL MACRON
PORTE UNE ÉCRASANTE RESPONSABILITÉ DANS LA MONTÉE DE L'EXTRÊME DROITE.
PHOTO PHILIPPE LABROSSE 

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L'HUMANITÉ

Entretien / Patrick Boucheron, historien : « Le Nouveau Front populaire est la seule alternative à un pouvoir séditieux » / Patrick Boucheron, spécialiste de la politique médiévale et professeur au Collège de France, livre son analyse de la situation actuelle, et sort de sa réserve pour la première fois, en appelant à voter en faveur du Nouveau Front populaire.

Scarlett Bain

#NOPASARN

En historien, Patrick Boucheron dénonce la mise en équivalence « des extrêmes », et souligne la gravité inédite de la situation. Selon l’auteur du Temps qui reste (Seuil, 2023), nous vivons l’aboutissement d’un long processus de dégradation de la parole publique, qui nous a rendus largement insensibles au péril de l’extrême droite, et nous maintient aujourd’hui dans une profonde léthargie face à l’urgence. Étrillant le macronisme, cyniquement engagé dans la « composition » avec le RN, il refuse toutefois de se résigner, et en appelle à la reconstruction de la gauche autour de la question du travail.

Pour le premier tour des législatives, dimanche 30 juin, quel bulletin faut-il mettre dans l’urne ?

Je n’ai aucune hésitation. Je le dis d’autant plus fermement et gravement que je n’ai jusqu’alors jamais dit publiquement pour qui je votais. D’abord parce que je répugne à adhérer à mes propres convictions. Ensuite parce que je pense que le bulletin de vote n’est pas une carte d’identité : il ne dit pas qui vous êtes, mais ce que vous faites, à un moment donné.

Or l’enjeu du moment est clair : l’extrême droite est en position de prendre le pouvoir en France, pour la première fois depuis Vichy. Nous sommes au bord du précipice. Ce fait massif devrait, chez toutes les femmes et les hommes de bonne volonté, disqualifier l’escroquerie sémantique de la symétrisation des extrêmes. Voici pourquoi je voterai Nouveau Front populaire (NFP).

Pourquoi prenez-vous aussi clairement position ?

Je le fais car en ce moment nous sommes comme des enfants apeurés : nous nous réveillons la nuit submergée par la tristesse, la colère et l’effroi. Il y a de quoi. Cette fois, ce n’est pas le coup ordinaire qu’on nous fait depuis si longtemps. Toute ma vie politique aura donc été sinistrement rythmée par l’ascension inexorable du Front national (FN), cette ritournelle qui nous a bercés, et qui a fini par nous berner.

Macron, comme Mitterrand avant lui, a bien compris que le seul moyen de remporter une élection était de se retrouver opposé à l’extrême droite. Mais ce n’est plus vrai aujourd’hui. Le vote Rassemblement national (RN) est à la fois protestataire et conservateur, mais il est aussi un vote d’adhésion. De nombreux électeurs du RN s’apprêtent à exercer leur pouvoir, ils savent très bien ce qu’ils font. Et ils le veulent ardemment.

PATRICK BOUCHERON, HISTORIEN
PHOTO MAGALI BRAGARD 

Patrick Boucheron : « Il faut réinventer une manière de mener la bataille d’idées »

À quelle logique répond la mise en équivalence de l’extrême droite et du Nouveau Front populaire ?

« Les extrêmes », voilà une fausse symétrie qui s’impose à force d’être assénée, que l’on répète sans y penser, mais qui ne décrit aucune réalité. J’ai toujours refusé de mettre sur un même plan l’extrême gauche et l’extrême droite, ne serait-ce que parce que s’il y a bien une rationalité politique, elle consiste à prioriser les périls et les espérances.


Certes, j’ai du mal à composer avec une certaine frange du NFP, et je comprends ce que cela peut coûter à certains électeurs. Je respecte infiniment leurs scrupules, et je crois qu’il faut leur laisser faire ce chemin, sans les brusquer. C’est donc à eux que je voudrais m’adresser, en leur disant que l’on a souvent voté à contrecœur au second tour ; mais à présent, dans certaines circonscriptions, il est de notre responsabilité de le faire dès le premier tour.

La clarification à gauche sera nécessaire. « On s’engueulera après », lit-on sur des affiches : c’est plus qu’une précaution, c’est une promesse. Mais dans un pays où le centre de gravité s’est largement déplacé vers la droite, l’alliance à gauche devait être le plus large possible pour faire face à la menace du RN. Et c’est la seule alternative face à un pouvoir séditieux, qui joue avec des forces antidémocratiques.

“Il y a une autre hypothèse, que l’on refuse de voir : c’est que les négociations entre le parti macroniste et la formation de la famille Le Pen ont déjà commencé.”

Quelle forme prend ce rapprochement entre le camp présidentiel et l’extrême droite ?

Le président de la République reprend le langage de l’extrême droite, en dénonçant le programme « immigrationniste » de la gauche. Ces derniers jours, le recentrage opéré par Jordan Bardella pour trouver un terrain d’entente avec Emmanuel Macron a été spectaculaire. Le programme du RN fait désormais moins peur aux milieux d’affaires patronaux que celui du Nouveau Front populaire, qui reprend au fond la tradition d’une gauche réformatrice et redistributrice.

On pourrait croire qu’il s’agit de la poursuite de la dédiabolisation de l’extrême droite, et de son double inversé : la diabolisation d’une gauche qu’on fait semblant de confondre avec l’extrême gauche. Mais il y a une autre hypothèse, que l’on refuse de voir : c’est que les négociations entre le parti macroniste et la formation de la famille Le Pen ont déjà commencé.

Le président serait d’ailleurs inconséquent de ne pas avoir anticipé ce scénario, qui s’annonce comme le plus probable. D’autant plus qu’il dispose de tous les moyens rhétoriques, idéologiques, clientélaires et financiers pour discuter avec le RN. On anticipe une cohabitation, mais il se pourrait que ce soit plutôt une composition, la poursuite d’une coalition de fait.

C’est une question de culture politique : rien n’empêche le macronisme, absolument pas vertébré politiquement, de s’entendre avec l’extrême droite. C’est par pragmatisme qu’il se dit opposé à elle, tout en servant les mêmes intérêts. Le moment de bascule dans ce processus de rapprochement a été le vote commun de la loi « Asile et Immigration ». Depuis la dissolution, on assiste à la concrétisation, légitimée par le suffrage, d’un accord déjà engagé. En somme, Emmanuel Macron, Éric Ciotti et Jordan Bardella ont commencé à gouverner ensemble.

Peut-on dire que cette dérive est surprenante ?

On refuse de le regarder en face, et on continue de perdre du temps à psychologiser l’inconséquence, l’arrogance et le cynisme d’Emmanuel Macron alors que seule compte la pathologie du pouvoir dont il est le nom. Il suffit d’entendre la manière dont il nous parle. Il a accéléré le pourrissement de la parole publique, entamé sous Sarkozy.

Tout est empoisonné dans cette dégradation de l’esprit public, et cela finit par tout emporter. Il ne s’agit pas d’une trahison brutale, mais d’un glissement progressif. Il n’y a plus de digues, et la vague est là. Même si, au fond, la seule position éthique, consiste à se placer du bon côté de la métaphore, et cette histoire de vague, vraiment, j’en ai marre. Il y a des gens qui se noient en Méditerranée, et on a réussi à nous faire croire que nous étions les victimes d’une vague migratoire. Cette métaphore de la vague est une manière de nier la réalité.

Comment expliquer que l’appel à faire barrage à l’extrême droite ne suffise plus ?

Il y a une léthargie terrifiante, où se mêle le sentiment de l’imminence avec celui de l’inéluctable : il faudrait s’en sortir, mais c’est déjà trop tard, et donc on renonce. On ne ressent plus la menace. Ce qui me frappe beaucoup dans la société, c’est cette insensibilité. C’est ce qu’il y a de plus rageant. Pourtant, imaginez ce que cela va être quand les verrous vont lâcher.

Ils commencent déjà à lâcher, tout le monde le sait, et plus personne n’est indemne. Vous avez lu le Barrage contre le Pacifique de Duras ? On en est là. Tout est à refaire, et il n’est pas vrai que l’on reprendra les choses plus facilement dans un gouvernement d’extrême droite. Dans ces moments-là, tout vaut mieux que l’extrême droite. Il faudra s’en souvenir entre les deux tours.

Que répondre à l’argument du « on n’a jamais essayé » ?

Tout dépend de quel « on » il s’agit. En Europe, on ne cesse pas d’essayer. Et même si l’extrême droite gouverne mal, ça ne l’empêche pas d’être réélue. Pourquoi ? Parce qu’elle arrive très vite à se venger de son impuissance, notamment concernant les promesses non tenues sur « l’endiguement de la vague migratoire ».

Son électorat ne lui en veut pas, car, comme le disait Léopold Sédar Senghor, « les racistes sont des gens qui se trompent de colère », donc le travail de la droite consiste toujours à la dévier vers d’autres cibles. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que, dans les classes populaires, la question n’est pas l’hostilité à l’immigration, mais à ce que l’on associe à l’immigration : à l’époque de Jean-Marie Le Pen, c’était immigration et chômage, aujourd’hui, c’est immigration et insécurité, immigration et violence.

Anthropologiquement, cette haine de l’immigration est d’abord une haine de la diversité. En Italie, depuis deux ans, Giorgia Meloni ne fait pas autre chose, elle détourne cette haine vers d’autres cibles : les femmes, les minorités sexuelles, les institutions culturelles, les libertés publiques, les droits fondamentaux. Et elle trouve un assentiment. Il ne faut pas croire qu’au pouvoir, l’extrême droite s’épuise et se disqualifie, elle s’enracine et s’organise.

“Concernant Emmanuel Macron, la rancœur à son égard se résume donc essentiellement à son mépris pour toutes les formes de travail, y compris le travail parlementaire.”

En face, l’alliance de gauche n’est-elle pas néanmoins porteuse d’une certaine dynamique sociale ?

J’ai été heureusement surpris par la rapidité avec laquelle les partis de gauche se sont réunis. Ils ont travaillé ensemble, ont nivelé leurs différences, ont tu leurs désaccords les plus criants, et sont parvenus à un texte commun, sobre et acceptable, y compris sur des sujets dont on pensait 48 heures plus tôt qu’ils rendaient les gauches irréconciliables.

Du reste, il n’y avait pas d’autre solution : elle ne sera peut-être pas gagnante, mais c’est la seule. En réaction, le pouvoir est devenu nerveux, très véhément, pris de court parce qu’il pensait que la gauche ne parviendrait pas à s’entendre. Elle y est arrivée, mais force est de constater que cette dynamique n’est pas relayée par le système médiatique, qui par engagement ou renoncement, entretient la torpeur.

Pour remédier à cette inertie, quel chantier la gauche doit-elle prioriser ?

Le rapport au travail, parce qu’il s’agit d’un chantier vraiment populaire, qui permettrait à la gauche de renouer, sociologiquement, avec les classes travailleuses. Cette perte de contact avec le monde du travail, c’est toute l’histoire tragique de la gauche depuis quarante ans.

C’est sur ce terrain que l’on s’attaquerait aux raisons profondes du vote d’extrême droite, qui est d’abord et partout corrélé aux conditions de travail dégradées. Les études le montrent à l’échelle européenne : plus les gens se sentent humiliés et déconsidérés, plus ils votent à l’extrême droite.

Aujourd’hui, c’est la dignité qui est le mot-clé : un appel au respect est le seul qui puisse toucher toutes les générations. Et c’est pourquoi le RN recrute dans tous les milieux professionnels où les gens souffrent au travail. La question n’est pas de savoir si les gens votent pour leur intérêt ou pour des valeurs : ces deux éléments sont liés à l’idée qu’ils se font de leur travail.

Concernant Emmanuel Macron, la rancœur à son égard se résume donc essentiellement à son mépris pour toutes les formes de travail, y compris le travail parlementaire. Le travail intellectuel n’y échappe pas non plus : il n’y a jamais eu de gouvernement dédaignant à ce point la recherche. Il suffit de regarder la doctrine française du maintien de l’ordre, largement invalidée par les sciences sociales, ou encore l’expertise sur l’immigration, systématiquement ignorée dans l’élaboration des politiques publiques, alors même que de nombreux chercheurs sont sollicités par le gouvernement sur ces questions.

Pour remettre le travail au cœur de son projet, la gauche doit sortir des facilités, des slogans et des fétiches. Abandonner la défense inconditionnelle, unilatérale, indistincte, de droits. Il faut mener une politique sociale, attentive aux contradictions actuelles de la réalité sociale de ce pays. Le seul espoir, pour moi, réside dans les ressources d’intelligence, de solidarité, de création, d’imagination, de courage, du côté du monde associatif, du mouvement syndical. C’est sur ces braises qu’il faut souffler.

En plus de voter, que faire pour continuer le combat contre l’extrême droite ?

La résistance consiste à faire des sacrifices : ses envies, sa liberté, et sa vie même. Si un régime d’extrême droite s’installe, on ne pourra pas continuer à faire ce qu’on aime faire en disant, en plus, que c’est de la résistance. Il faudra continuer à le faire, oui, mais ce ne sera plus suffisant. Il faudra le faire mieux, sortir du confort et de l’entre-soi, avoir le courage de prendre position.

Il n’y a pas, d’ailleurs, d’endroit où se planquer, alors on s’organisera à l’endroit où on est. De toute façon, tout le monde ne sera pas viré, seulement quelques-uns, bien placés, et cela suffira à faire obéir (presque tous) les autres. C’est comme miner un pont : seules quelques charges suffisent. Malgré tout, il faut maintenir un optimisme de méthode, qui seul permet d’agir, de se sentir mieux. Ce ne sont pas les plus résignés aujourd’hui qui auront voix au chapitre demain.

À Lire : l’article « Dans le Front populaire – le vrai, celui des foules… », dans la revue Entre-temps, 18 juin 2024.

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« On sait déjà que l’été sera chaud,
 évitons qu’il soit facho ».


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26 juin, 2024

EN BOLIVIE, LE PRÉSIDENT LUIS ARCE APPELLE À LA MOBILISATION CONTRE "LE COUP D'ÉTAT"

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LE PRÉSIDENT BOLIVIEN, LUIS ARCE, TIENT UN DRAPEAU DEVANT
UN BALCON APRÈS AVOIR "DÉNONCÉ LA MOBILISATION
IRRÉGULIÈRE" DE CERTAINES UNITÉS DE L'ARMÉE DU PAYS.
PHOTO CLAUDIA MORALES (REUTERS)

En Bolivie, le président Luis Arce appelle à la mobilisation contre "le coup d'État" / La confusion régnait mercredi soir dans la capitale bolivienne, La Paz, alors que des militaires et blindés encerclaient le siège de la présidence. Le président Luis Arce a appelé à la mobilisation contre "le coup d'État".

France24

LUIS ARCE ET LE COMMANDANT DE
 L'ARMÉE, LE GÉNÉRAL JUAN JOSÉ ZÚÑIGA

3 mn

le président bolivien Luis Arce a appelé mercredi 26 juin à la mobilisation contre "le coup d'État", quelques heures après la prise de position de militaires en armes et de véhicules blindés devant la présidence à La Paz.

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DES MILITAIRES BOLIVIENS DEVANT
LE PALAIS PRÉSIDENTIEL À LA PAZ,
LE 26 JUIN 2024.
PHOTO  REUTERS TV

"Le peuple bolivien est appelé aujourd'hui, nous avons besoin que le peuple bolivien s'organise et se mobilise contre le coup d'État en faveur de la démocratie", a déclaré Luis Arce dans un message vidéo à la nation depuis le palais présidentiel, aux côtés des ministres du gouvernement.

LA TENSION A COMMENCÉ À SE FAIRE SENTIR LORSQUE LES MILITAIRES
REBELLES ONT ÉRIGÉ DES BARRICADES POUR EMPÊCHER LES
 GENS D'ATTEINDRE LA PLAZA MURILLO EN RÉPONSE À L'APPEL PRÉSIDENTIEL.
PHOTO LUIS GANDARILLAS (EFE)

La situation est confuse à La Paz depuis que des unités de l'armée avançant dans les rues en rangs serrés, des véhicules blindés ainsi qu'un char, ont été stationnés sur la place Murillo, le siège de la présidence. Luis Arce avait alors dénoncé sur X "les mouvements irréguliers de certaines unités de l'armée bolivienne". "La démocratie doit être respectée", a-t-il dit.

CAPTURE D’ÉCRAN

L'ex-président Evo Morales (2006-2019) avait lui estimé immédiatement sur X, qu'"un coup d’État se prépare". "Des militaires et des chars sont déployés sur la place Murillo", a-t-il écrit, appelant "à une mobilisation nationale pour défendre la démocratie".

CAPTURE D’ÉCRAN

Selon les journalistes de l'AFP sur place, un véhicule blindé a tenté d'enfoncer une porte métallique du Palacio Quemado, le siège de la présidence, et le chef de l'armée, le général Zuñiga, est entré brièvement dans le palais.

Peu après, ce dernier a assuré que les militaires avaient l'intention de "restructurer la démocratie" en Bolivie. "Les forces armées tentent de restructurer la démocratie, d'en faire une véritable démocratie. Pas celle de quelques-uns, pas celle de quelques maîtres qui dirigent le pays depuis 30 ou 40 ans", a déclaré le général Juan José Zuñiga, entouré de soldats devant le siège de la présidence.

Des rumeurs circulent depuis mardi selon lesquelles le général Zuñiga, en poste depuis novembre 2022, pourrait être démis de ses fonctions. Dans une interview accordée lundi à une chaîne de télévision, le chef de l'armée a affirmé qu'il arrêterait Evo Morales s'il persistait à vouloir se représenter, alors que la Cour constitutionnelle a décidé en décembre 2023 qu'il ne le pouvait pas. "Légalement, il est disqualifié, il ne peut plus être président de ce pays", a déclaré le général Zuniga. Les forces armées "sont le bras armé du pays et nous allons défendre la Constitution à tout prix", a-t-il ajouté.

Dénonciations unanimes

Le parti au pouvoir en Bolivie, le Mouvement vers le socialisme (MAS), est profondément divisé entre Luis Arce et Evo Morales, autrefois alliés et aujourd'hui adversaires politiques en vue de l'élection présidentielle de 2025. Evo Morales brigue l'investiture au nom du MAS, Luis Arce n'a pas encore fait acte de candidature officielle.

La situation en Bolivie a été dénoncée par la majorité des pays sud-américains. Le secrétaire général de l'Organisation des États américains (OEA), Luis Almagro, a déclaré qu'"aucune forme de violation de l'ordre constitutionnel ne sera tolérée" en Bolivie, exprimant sa "solidarité avec le président Luis Arce" depuis Asuncion, où se tient jusqu'à vendredi l'assemblée générale de l'organisation.

De son côté, la présidente hondurienne Xiomara Castro, présidente en exercice de la Communauté des États d'Amérique latine et des Caraïbes (CELAC), a appelé les pays membres du groupe à "condamner le fascisme qui s'attaque aujourd'hui à la démocratie en Bolivie et à exiger le plein respect du pouvoir civil et de la Constitution".

CAPTURE D’ÉCRAN

En Europe, le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez a appelé à "respecter la démocratie et l’État de droit" en Bolivie.

Avec AFP


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21 juin, 2024

CUBA ACCOMPAGNERA L’AFRIQUE DU SUD DANS SA REQUÊTE CONTRE ISRAËL

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Cuba accompagnera l’Afrique du Sud dans sa requête contre Israël / 
La Havane, 21 juin 2024. Le ministre des Affaires étrangères Bruno Rodriguez Parrilla a révélé aujourd’hui que Cuba accompagnera la Afrique du Sud dans sa requête contre Israël devant la Cour internationale de Justice.

 Prensa Latina

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Cuba a décidé de participer en tant que troisième État à la requête de l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de Justice et argumentera devant le principal organe judiciaire des Nations Unies la violation de la Convention sur le génocide, a écrit Rodriguez Parrilla sur le réseau social X.

 CAPTURES D’ÉCRAN

Le massacre du peuple palestinien doit cesser, a-t-il ajouté.

Il a également publié un communiqué officiel, par lequel le gouvernement cubain explique la décision d’intervenir dans la procédure contentieuse de l’Afrique du Sud contre Israël.

Cuba participera, prévient le texte, « conformément à l’engagement ferme et soutenu d’appuyer et de contribuer autant que possible aux efforts internationaux légitimes pour mettre fin au génocide commis contre le peuple palestinien ».

Il note en outre que cette disposition a un fondement juridique dans l’Article 63 du Statut de la Cour et répond au « strict respect des obligations de Cuba en tant qu’État partie à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ».

« Cuba exercera son droit de présenter, en tant qu’État tiers, son interprétation des règles de la Convention qu’Israël a violées de manière flagrante par ses actions dans le territoire palestinien illégalement occupé de la bande de Gaza », précise le communiqué.

La demande, souligne le communiqué, « vise principalement à mettre fin aux atrocités commises contre le peuple palestinien du fait de l’usage disproportionné et aveugle de la force par Israël ».

« Israël, en toute impunité, protégé par la complicité du gouvernement des États-Unis, ignore ses obligations en tant que puissance occupante en vertu de la quatrième Convention de Genève », affirme-t-il.

Le génocide, l’apartheid, les déplacements forcés et les châtiments collectifs ne peuvent avoir leur place dans le monde d’aujourd’hui et ne peuvent être tolérés par la communauté internationale, indique le document en exigeant le respect de la Charte des Nations Unies.

L’Afrique du Sud a récemment demandé à la Cour internationale de Justice de prendre des mesures pour qu’Israël cesse ses opérations dans la bande de Gaza, autorise la livraison de fournitures aux Palestiniens et rende compte de ses actions à ce jour.  peo/arc/raj