08 février, 2007

UN MILLIONNAIRE VERT ET PRESQUE ROUGE

Une forêt est menacée? Achetez-la ! C’est ce qu’a fait le millionnaire Douglas Tompkins pour éviter le pillage d’une forêt pluviale au Chili... pour en restituer ensuite une grande partie à l’État chilien. A la condition qu’il s’engage à en faire un sanctuaire naturel. Enquête de Nicola Graydon I1 a fallu plusieurs heures de vol, deux voyages en bateau, une longue journée en voiture sur une route cabossée, et enfin une excursion en tracteur pour rejoindre Doug Tompkins, un homme d’affaires multimillionnaire reconverti dans l’écologie. Dans l’arrière-pays spectaculaire du sud du Chili, Tompkins, âgé de 62 ans, fondateur de multinationales de l’habillement comme Esprit et North Face, est devenu le gardien d’un autre empire : « Pumalin », la réserve naturelle privée la plus vaste du monde. Pumalin, « terre des pumas », s’étend du Golfe de Corcovado du Pacifique Sud à la frontière andéenne avec l’Argentine, un univers sauvage époustouflant de 320 000 hectares, [soit presque cinq fois la taille du parc national du Mercantour, NDT]. Quelque 70 de la superficie du parc sont constitués d’une forêt pluviale tempérée, qui, sans Tompkins, aurait été déboisée. En août 2005, ce monde sauvage intact avec ses volcans, ses fjords et ses forêts pluviales tempérées, l’une des dernières sur la planète, a été déclaré sanctuaire naturel par le Chili. Pour Tompkins, il s’agit d’un aboutissement triomphal après une décennie de luttes difficiles pour la création d’un nouveau type de partenariat avec le Chili. Aux extrémités du parc, on compte huit fermes en agriculture biologique.

De la multinationale à l’écologie profonde On a traité Tompkins d’arrogant, de fondamentaliste, d’excentrique, d’obsessionnel. Or c’est une personne discrète, calme, mais on sent une volonté laissant peu de doutes sur sa capacité à bâtir deux multinationales... ou à sauver des forêts. Tompkins a toujours aimé la nature, la marche en montagne, même lorsqu’il était encore à la tête de ses multinationales. Il songeait depuis plusieurs années déjà à s’échapper du monde de affaires lorsqu’il lut Deep ecology : living as if life mattered d’Arne Naess au milieu des années 1980, qui faisait la différence entre l’écologie profonde (Deep ecology) et l’écologie superficielle (Shallow ecology). Tompkins se sentait plutôt du côté de l’écologie profonde. « C’est la première fois que je me rendais compte qu’il existait deux visions du mode opposées : le monde industriel et technologique et le monde écologique. » Il s’immergea dans des livres sur l’écologie, se mit à soutenir des mouvements écologistes et s’aperçut que ses affaires faisaient partie du problème...

Ses convictions nouvelles créèrent un désaccord avec sa première femme, de laquelle il se sépara. En 1989, il vendit ses parts à son ex-femme pour 150 millions de dollars qu’il réinvestit dans deux fondations : la Foundation for deep ecology qui a accordé 70 millions dollars à des associations écologistes dans le monde entier et le Conservation Land Trust qui a pour objectif d’acheter des terres pour les protéger.
Personne ne remarqua le millionnaire américain quand il se mit à acheter des terres au Chili au début des années 1990. Ce fut seulement en 1994, lorsqu’il acheta en une fois 180 000 hectares d’un seul tenant à une firme du Panama, que cela suscita des remous. Il avait eu l’audace de soustraire aux développeurs de tous poils un vaste territoire et fut alors accusé d’intentions hostiles au Chili, comme vouloir creuser un tunnel sous les Andes, créer un Etat juif (Tompkins n’est pas juif !), remplacer les vaches par du bison, accaparer le monopole du granit. Comme ses terres coupaient le pays en deux, les militaires s’en mêlèrent. Des jets de l’armée se mirent à raser sa propriété et une campagne de diffamation fut orchestrée par les médias. Tompkins avait le tort d’être blanc, riche et américain. Les Chiliens, qui sortaient d’une dictature soutenue par la CIA, restaient très soupçonneux envers quelqu’un qui se mettait à acheter des terres. D’autant plus que Tompkins s’était opposé à la salmoniculture financée par l’Etat qui ravageait le sud et qui était présenté comme la success story employant 20 000 personnes. « On s’est fait beaucoup d’ennemis, reconnaît Tompkins, comme le responsable local d’un élevage de poissons, un ancien garde du corps de Pinochet. »

Les obstacles au projet de sanctuaire naturel Tompkins voulait que Pumalin ait un statut de sanctuaire. Le président du Chili Eduardo Frei déclara qu’il « ne laisserait pas le développement être freiné par le souci de l’environnement ». Le ministre de la Propriété nationale stigmatisa le projet comme issu d’une mainmise étrangère et le ministre de la Sécurité argua que le parc représentait une menace pour la sécurité nationale car il coupait le pays en deux. Tompkins avait commencé par ignorer les attaques mais s’est rendu compte qu’à force de les répéter elles commençaient à gagner du terrain dans l’opinion. Tompkins passa à l’offensive : il organisa une conférence de presse et fit passer un spot publicitaire sur la télé chilienne, expliquant sa vision de Pumalin comme un havre pour la vie sauvage et la biodiversité, un endroit où les Chiliens pourraient profiter de leur patrimoine naturel. Il invita ministres, journalistes et industriels à venir sur place se faire une opinion.

L’un de ceux qui changea d’avis fut Ricardo Largos, alors ministre des Travaux publics. Tompkins : « J’ai du concéder une autoroute « panoramique » pour contrer l’accusation selon laquelle je voulais couper la seule route côtière de Patagonie. Mais ce ministre nous aida à faire contrepoids dans le gouvernement Frei ». Largos devint le président socialiste du Chili en 2000, ce qui facilita le projet de Tompkins qui est maintenant reconnu pour son action positive au Chili. D’autres, comme un ancien candidat à la présidentielle Sabastian Piñera, lui emboîtent le pas et achètent des terres pour en faire des sanctuaires.

Pumalin n’est qu’un début. En 2002, la Conservation Land Trust de Tompkins rendit 90 000 ha au Chili pour la création d’un parc national de 260 000 ha, comprenant 82 lacs. La fondation de Kris, sa deuxième femme, Conservacion Patagonica, a créé le premier parc national côtier en Argentine. Elle a acheté en 2004 l’un des plus vastes ranchs du Chili où le cerf andain, emblème national du Chili, alors proche de l’extinction, revoit aujourd’hui l’espoir d’une renaissance. Les Tompkins ne se targuent pas d’être des pionniers en matière de conservation, mais notent que les grands parcs nationaux ont été créés aux Etats-Unis par des mécènes privés. « C’est une des rares choses que ce pays a fait de bien, il a, le premier, créé des parcs nationaux, il y a 130 ans. A l’époque, c’était révolutionnaire ! » Mais Tompkins reconnaît qu’il est l’avant-garde d’un mouvement nouveau et encourageant : l’achat de terres sauvages comme moyen de préserver la nature. The Nature Conservancy et Conservation international ont acheté plusieurs « points chauds » de biodiversité menacée dans le monde. Ce genre de philanthropie est un moyen rapide pour protéger les écosystèmes menacés, mais cela ne veut pas dire que l’action politique soit inutile. Sa fondation Deep ecology a aidé de groupes éclectiques, des associations locales contre la mondialisation, d’autres pour la protection de la vie marine et des prairies...

Des fermes écologiques dans le parc. Mais revenons à Pumalin. Des petites cabines de Hobbits pour les visiteurs faites de bois local à l’entrée de Caleta Gonzales sont le seul logement du parc. A proximité, un restaurant sert des produits issus des fermes biologiques du parc. Le silence est brisé par les oiseaux et les chutes d’eau lorsqu’on entre dans la forêt pluviale, douce et fraîche, contrairement aux forêts tropicales. Les troncs sont couverts de fougères de mousses et de lichen. Lalerce, Fitzroya cupressoides, peut pousser jusqu’à 40 mètres de haut et vivre plus de 3 000 ans. Ces arbres ont été décimés. Pumalin contient 35 des forêts d’alerce du Chili.

Les fermes en bio qui entourent Pumalin sont pour Tompkins presque aussi importantes que la forêt. Pour l’heure elles sont soutenues financièrement, mais il espère qu’elles seront bientôt autonomes. Elles sont des modèles d’une agriculture durable et ne sont pas des fermes « de loisir ». « S’il faut perdre de l’argent sur une certaine durée, nous le ferons. Mais dans l’intervalle, nous reconstruisons les sols, nous apprenons, et l’autosuffisance sera possible entre 5 ans et 15 ans. » En 2000, les ruches ont produit 30 tonnes de miel. Tompkins espère aussi bientôt pouvoir se débarrasser de ses tracteurs et les remplacer par des chevaux. « Ils reviennent en Europe, il y a là-bas 3 500 associations sur le cheval de trait. Les gens pensent que je suis fou, mais attendez de voir le pétrole à 100 $ le baril et on verra... »

Même si la désignation de Pumalin comme sanctuaire naturel indique la fin des hostilités, Tompkins reste pragmatique quant à l’avenir : « Je contrôle l’avenir proche, mais je ne peux protéger le parc des révolutions, de la pollution, de la crise climatique, des pluies acides... » Tompkins espère que d’autres personnes fortunées emboîteront le pas : il a tenté de persuader les propriétaires voisins comme les Benetton et Ted Turner qui ont de vastes ranchs en Argentine de se mettre à protéger les lieux. Il s’est exprimé publiquement sur la différence que cela ferait si Bill Gates consacrait d’abord sa fortune à acheter des terres plutôt qu’à l’éducation ou la pauvreté, qu’il considère comme des diversions face à la vitale et urgente nécessité pour l’humanité... de sauver la planète. ∎

Nicola Graydon est journaliste et contribue régulièrement à The Ecologist. -/ L’ÉCOLOGISTE N°19 - Fol. 7 N’2 - JUIN - JUILLET - AOUT 2006 17