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L’arrivée de Giorgia Meloni à la tête du prochain gouvernement en Italie oblige à se poser de nombreuses questions de l’état de décomposition de la politique européenne. Lorsque la démocratie est vidée de toute substance, réduite à un ensemble de procédures et de stratégies publicitaires, même les nostalgiques de Mussolini parviennent à se faire passer pour des hommes neufs, et à incarner l’espoir de ceux qui n’en ont plus
Entretien avec Ugo Palheta
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
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UGO PALHETA |
La victoire de la coalition de droite et d’extrême-droite aux élections législatives du 25 septembre, où le parti néo-fasciste Fratelli d’Italia a pris le dessus sur ses alliés (Forza Italia et la Lega), suscite des inquiétudes en Italie et ailleurs. Pour QG, le sociologue Ugo Palheta, auteur de La nouvelle internationale fasciste, revient sur les raisons ayant permis cette arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, ainsi que l’atonie de la gauche italienne, orpheline depuis la disparition du Parti communiste italien.
- QG: Comment analysez-vous les résultats des élections législatives en Italie, avec un parti d’extrême-droite « Fratelli d’Italia » sorti en tête (26% des voix) ? Est-ce que le fait pour celui-ci de ne pas avoir participé au gouvernement d’union nationale de Mario Draghi explique principalement ce vote ?
Il me semble en effet que cette posture d’extériorité à l’énième « grande coalition » menée par un technocrate néolibéral (Draghi) lui a effectivement permis de rafler la mise. Il s’agit bien d’une posture parce que Meloni s’est bien gardée d’attaquer Draghi sur son bilan.
Rappelons d’ailleurs que Meloni avait été ministre de Berlusconi de 2008 à 2011, ce qui cadre mal avec les prétentions à la rupture qu’elle aujourd’hui met en avant bruyamment. Mais il est vrai qu’elle prétend aussi que la gauche gouverne depuis 10 ans. Bien sûr, le Parti démocrate (PD) a été quelques années au pouvoir mais il est bien difficile de considérer qu’il s’agit d’un parti de gauche et en particulier que Renzi, Président du Conseil de 2014 à 2016, ait mené une politique de gauche. Au contraire, sa politique s’est avérée violemment néolibérale et lui-même s’est montré extrêmement hostile aux syndicats. Par ailleurs, comment considérer qu’étaient de gauche les gouvernements Monti (2011-2013) ou Draghi (2021-2022), ce dernier ayant été soutenu par Berlusconi, le PD et l’extrême droite (Lega), ou encore la coalition entre le Mouvement 5 étoiles (M5S) et la Lega de Salvini (2018-2019), ou encore l’union entre le M5S et le PD (2019-2021) ?
C’est grotesque, mais cela correspond à une ligne idéologique constante des néofascistes partout dans le monde: prétendre que le monde politique et médiatique est dominé par la gauche, que le système c’est la gauche et que la gauche c’est le système, que Macron, Biden ou Renzi c’est la gauche, que même quand la droite gouverne elle se soumet à la gauche, etc. Cela lui permet de se donner à peu de frais un profil antisystème, alors même que l’extrême droite est la force qui défend le plus farouchement l’ordre social, qu’elle bénéficie de complaisances énormes dans certaines fractions des élites économiques, médiatiques et politiques.
- Au niveau médiatique, Fratelli d’Italia est présenté comme un parti postfasciste. Est-ce cela décrit l’idéologie défendue par ce parti ou faut-il parler de parti néofasciste ?
Si l’on regarde d’abord cela d’un point de vue généalogique, il est clair que Fratelli d’Italia s’inscrit dans une tradition néofasciste qui est très forte en Italie depuis l’après-guerre ! Une tradition nostalgique de Mussolini, bien sûr, et qui s’était cristallisée politiquement pendant des décennies dans le MSI (Mouvement social italien, mais aussi nom de code pour « Mussolini sempre immortale » [1]).
Meloni et la plupart des cadres, notamment les plus âgés, de Fratelli d’Italia ont été formés dans ce moule politico-culturel néofasciste, même s’ils ont aussi compris que s’ils voulaient parvenir au pouvoir, il leur fallait mettre en sourdine certains des aspects les plus explicitement liés au fascisme historique. Le personnage clé dans cette histoire de « dédiabolisation » c’est Gianfranco Fini ; c’est lui qui a engagé la mutation dite « postfasciste » du MSI vers Alleanza Nazionale puis vers le « Peuple des libertés » (un parti des droites dominé par Berlusconi), et c’est dans ce creuset qu’est né Fratelli d’Italia, même si Fini a emprunté une autre voie dans les années 2010. Un autre personnage décisif de la normalisation des néofascistes a bien sûr été Berlusconi, car c’est bien lui qui a réintégré pleinement l’extrême droite dans le jeu politique légitime en l’intégrant à sa coalition des droites dès les années 1990.
Pour ce qui est de la politique de Meloni, elle ne dit pas grand-chose sur le fond parce qu’elle se situe fondamentalement en continuité avec la politique dominante en Italie depuis des décennies, tout en ayant des prétentions à la rupture. Elle se présente simplement comme conservatrice, attachée à l’Italie, aux traditions, à la famille, de « centre-droit », et elle formule des vues passablement orthodoxes sur les questions économiques (elle défend notamment une ligne violemment pro-patronale) et internationales (elle soutient vigoureusement l’OTAN). Elle ne prétend en rien remettre en question l’adhésion de l’Italie à l’UE et à la zone euro (là où Salvini a toujours été plus offensif, sans d’ailleurs faire un pas en ce sens quand il était au pouvoir).
Personnellement, je suis très rétif à qualifier Fratelli d’Italia de « postfasciste » parce que de telles caractérisations tendent à leur accorder ce qu’ils prétendent avoir fait: rompre avec le fascisme. Or c’est une fable car ils en partagent l’idéologie fondamentale et la renouvellent par exemple via les théories du « grand remplacement » ou de la « substitution ethnique » (dans le cas de Fratelli d’Italia). Ils prétendent incarner le peuple, et pourtant ils ne sont jamais en faveur de mesures qui amélioreraient immédiatement les conditions de vie des classes populaires en matière de salaires, de retraites, de minimas sociaux, de services publics, etc.
- L’abstention record pour ces législatives [36,09%, NDLR] n’illustre-t-elle pas un rejet grandissant envers la classe politique de l’autre côté des Alpes et peut-on la relier à une désaffection de plus en plus manifeste envers la construction européenne ?
Oui, il n’y a aucun doute là-dessus, d’autant que l’abstention était traditionnellement faible, voire très faible, en Italie. Et il n’y a pas lieu de s’étonner : ce dont on pourrait s’étonner c’est qu’il n’y ait finalement pas plus d’abstention et qu’un parti aussi évidemment et farouchement favorable au statu quo social, c’est-à-dire aux riches et aux grandes entreprises, accompagné de deux autres partis qui soutenaient Draghi (Forza Italia et la Lega), puisse rafler une partie aussi conséquente de l’électorat?
Pour aboutir à un tel dénouement, les ingrédients sont connus : des décennies de politiques néolibérales, avec une régression des conditions de vie pour les classes populaires qui n’a pas beaucoup d’équivalents en Europe puisqu’elle se concrétise à la fois par une précarisation de masse et des salaires réels en baisse depuis 20 ans ; une myriade d’alternances sans alternative ; un parti issu de la gauche et toujours associé à la gauche mais qui a gouverné systématiquement à droite (le PD) ; un mouvement prétendument « antisystème » (M5S), mais né sur des bases extrêmement confuses et qui a entretenu cette confusion par une politique d’alliances allant du centre à l’extrême droite ; un contexte médiatique particulièrement dégradé au sens où le pluralisme politique n’y existe quasiment pas et où règne – à un niveau encore plus élevé qu’en France – la dépolitisation des enjeux au profit des seules stratégies de communication des uns et des autres, qui laissent une place énorme à la démagogie nationaliste et raciste, etc. En somme une démocratie vidée de toute substance proprement politique, réduite à un ensemble de procédures institutionnelles et de stratégies publicitaires.
Dans un tel contexte, l’extrême droite a toutes les chances de faire mouche parce que son idéologie – ce nationalisme de purification (ethno-raciale, politique, de genre) – est précisément l’idéal de ceux qui n’ont plus d’idéal, la croyance de ceux qui ne croient plus en rien, ceux dont l’horizon de changement se ramène au mieux au retour à l’Italie d’autrefois (évidemment mythifiée, essentialisée, etc.), au pire à la purge des traîtres et au châtiment des ennemis de la nation.
- Quelles leçons peuvent fournir ces élections législatives aux gauches européennes, notamment chez nous en France, sachant que la gauche italienne peine toujours à se reconstituer, plus de 30 ans après la dissolution du PC italien, jadis le plus puissant parti communiste en Europe ?
Vous avez raison d’insister sur ce point: non seulement l’Italie se distinguait par un Parti communiste particulièrement puissant (une base militante située entre 1 et 2 millions de membres, près de 30% aux élections au début des années 1980, une énorme surface culturelle, etc.), mais aussi une gauche extra-parlementaire très vivace. Les mouvements sociaux y avaient été extrêmement intenses de la fin des années 1960 à la fin des années 1970, avec des épisodes quasi insurrectionnels.
Sans aller aussi loin, souvenons-nous qu’au début des années 2000 le Parti de la Refondation communiste (issu de la gauche de l’ancien Parti communiste italien, PCI), apparaissait comme une force dynamique, militante et liée aux mouvements sociaux, pilier d’un mouvement altermondialiste alors en plein essor, et obtenant des scores électoraux non-négligeables (plus de 7% aux élections de 2006). Cela aurait pu constituer un socle permettant la reconstruction d’une gauche de classe, en particulier dans un contexte marqué par les trahisons à répétition de l’ancienne direction du PCI, qui s’est uni dans une coalition avec le centre pour finir par déboucher sur l’actuel PD.
Malheureusement, cette reconstruction s’est fracassée sur la question des relations avec le centre justement : comment prétendre incarner une alternative quand on joue les partenaires subalternes d’une coalition remettant en cause les droits sociaux et tout ce qu’a pu incarner la gauche et le PCI pour des millions de travailleurs italiens pendant des décennies ? Le « tout sauf Berlusconi », ou aujourd’hui le « tout sauf Meloni », ne peut pas plus constituer une politique que le « tout sauf Le Pen » en France, surtout quand, dans le cas du PD, il s’accompagne d’un soutien réitéré et revendiqué à Draghi, donc aux politiques qui ont précisément menée l’Italie au point où elle en est aujourd’hui et qui ont fait le lit de l’extrême droite. Bien sûr, la politique de Rifondazione comunista dans les années 1990-2000 ne constitue pas la seule raison de la faiblesse de la gauche italienne aujourd’hui, mais elles ont constitué un coup d’arrêt à un moment crucial (peu avant la crise économico-financière de 2007-2008), laissant la gauche radicale sans boussole ni horizon.
Si vraiment on cherche à tire des leçons de l’Italie, en voilà une : la gauche d’alternative a toutes les chances de sombrer, voire de succomber, si elle se laisse entraîner et engluer dans des coalitions dominées par les sociaux-libéraux (qui n’ont bien souvent plus rien ou presque de « sociaux »). S’il importe de regrouper des forces, d’unifier, d’organiser et de mobiliser politiquement, c’est autour d’un axe fort : la rupture avec les politiques néolibérales (de privatisation, de précarisation, etc.), productivistes et anti-migratoires imposées depuis des décennies, ce qui suppose à la fois un bilan critique partagé des politiques menées par les gouvernements dits de gauche depuis les années 1980, et un programme cohérent, construit autour de mesures d’urgences et de revendications transitoires, remettant en question le pouvoir démesuré du capital sur l’économie, sur les institutions, sur la culture, et in fine sur nos vies.
[1] « Mussolini, toujours immortel »
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