18 octobre, 2022

LA LIGNE / LES PROBLÈMES POLITIQUES ACTUELS SONT-ILS TACTIQUES OU STRATÉGIQUES ?

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DESSIN OSVALDO CAVANDOLI
Dans la situation récente de la victoire du Rejet au «Plébiscite de Sortie », pour une nouvelle Constitution au Chili, il faut revenir à l'accord "Pour la paix et une Nouvelle Constitution", signé par tout l'éventail politique chilien à l'exception du Parti Communiste et du FRVS (Fédération des Régions Verte et Sociale), en tant que stratégie pour canaliser les secousses de l'explosion sociale d'octobre 2019.

par Alvaro Alarcón (psychologue social)

ÁLVARO ALARCÓN

Nous nous trouvons dans une situation inédite, qui attise même la curiosité internationale : une Constitution vaste et originale destinée à transformer en profondeur une société.

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En général, les mouvements populaires dans les périodes de gouvernement ont entrepris des processus longs et complexes de changement et de réponse aux objectifs fondamentaux du peuple, avant de s'accorder en profondeur sur la superstructure constitutionnelle. Au Chili, la situation est particulière, car nous sommes confrontés à une Constitution d'héritage dictatorial qui arrête toute tentative de démocratie réelle et d'égalité fondamentale pour la grande majorité populaire.

Cependant, après l'échec de l'Approbation, et s'il s'agissait de parvenir à un consensus populaire avec la proposition constitutionnelle, n'aurait-il pas été préférable d'identifier les colonnes fondamentales, correspondant aux demandes les plus prioritaires et naturellement compréhensibles pour le peuple, à la place de vouloir construire une société imaginaire à travers une Constitution qu'une importante majorité populaire n'a pas comprise et rejetée ? Gabriel Boric le dit très bien lorsqu'il déclare : « L'une des premières leçons que nous avons eues, c'est qu'on ne peut pas aller plus vite que les siens ».

Le problème est posé, une grande majorité priorise plutôt leurs difficultés substantielles de survie, dans une société et un environnement mondial qui devient de plus en plus agressif et impitoyable. Dans ce contexte, la danse institutionnelle et politique sur les recoins du vernis constitutionnel montre des signes de non-intérêt pour une partie non négligeable de la population chilienne.

Il faut rappeler que, lors du Plébiscite d'Entrée du 25 octobre 2020, où le pays est interrogé sur la nécessité d'une nouvelle Constitution et les moyens de la préparer, il y a eu une abstention de 7 millions 300 mille personnes sur 14 millions 800 mille inscrits.

L'approbation d'une nouvelle Constitution a été majoritaire (78,27%) et également approuvée par la participation qui a atteint 50,9% de la population totale des électeurs, mais déjà à ce premier stade, 49,1% d'abstentionnistes ne se souciaient pas d'une nouvelle Constitution ou non.

C'est-à-dire une indifférence absolue à la Constitution de Pinochet ou à une nouvelle. Cela ne signifie pas, a priori évidemment, un soutien formel à la Constitution dictatoriale (dans ce cas les réfractaires se seraient rendus aux urnes), mais c'est par défaut. Or, ce n'est pas une situation uniquement contingente à cette période, mais elle continue à se répéter comme nous le savons.

Ce même abstentionnisme, avec des hauts et des bas, se manifeste aussi aux élections présidentielles et particulièrement au second tour avec 6 millions 600 mille abstentionnistes inscrits, contre un registre de 15 millions.

Le point culminant est le Plébiscite de Sortie, avec un vote obligatoire, où l'Approbation obtient un peu plus que le vote obtenu par Gabriel Boric, soit 4 859 103 millions de voix, constituant un vote stable. La manifestation constante de l'abstention (6 à 7 millions) a un revirement retentissant : environ 4 millions 500 mille personnes, généralement abstentionnistes, mais obligées de se déplacer en raison du vote obligatoire, penchent pour le Rejet (constituant des millions de nouveaux suffrages qui sont exprimés en comparaison avec le deuxième tour présidentiel) et génèrent un résultat de 7 millions 800 mille voix pour le rejet. Soit, pour le rappeler encore, 61,89% pour le Rejet et 38,11% pour l'Approbation d'une nouvelle Constitution qui remplace celle de Pinochet !

La droite, qui lors du deuxième tour présidentiel n'a obtenu que 3 millions 600 000 voix, revendique bien sûr ce nouveau vote comme le sien.

L'abstention « pure et dure », qui ne se mobilise pour rien et ignore les sanctions qu'évoque le vote obligatoire, diminue à environ 2 millions sur 15 millions d'inscrits.

Le vote sera désormais obligatoire, ce qui transformera les 4,5 millions d'ex-abstentionnistes qui ont voté pour le Rejet et les 2 millions d'abstentionnistes « durs », en objet d'analyse minutieuse. Les solutions éventuelles deviennent des problèmes longs et complexes et l'ensemble du processus se transforme en une difficulté plus stratégique que tactique, comme nous le verrons dans les analyses suivantes qui ont été faites dans l'espace politique.

Une première conclusion évidente est l'incapacité des solutions proposées après le 18 octobre 2019 pour répondre aux demandes populaires.

Une deuxième conclusion, moins évidente jusqu'à récemment, est que ce n'était pas la totalité du peuple qui s’était déployé dans ces 3 années de manifestation, comme on le prétend. Une masse considérable, jusqu'ici inactive dans son expression politique, se prononce pour rejeter une Constitution qui se voulait progressiste et avancée. Et ce secteur est éminemment populaire !

Sur le plan politique et dans les analyses récentes, de nombreuses causes ont été exprimées qui auraient générée ce triomphe du Rejet. 

Déconnexion des constituants avec la société chilienne ; effets interprétés comme la crainte de dilution « de l’identité chilienne »; attitudes sectaires des conventionnels; le manque de communication sur le travail de ces mêmes conventionnels vis-à-vis de l'opinion publique; absence des travailleurs dans l'élaboration de la Constitution; campagne millionnaire et mensongère de la droite à travers ses puissantes sources médiatiques; fausse campagne des l'AFP (Associations des Fonds de Pension) évoquant la « possibilité de perdre les fonds de retraite »; relative ignorance, manque d'intérêt et désinformation d'une partie importante des Chiliens; que le Gouvernement dans une communication maladroite aurait parlé d'une « troisième voie » déculpabilisant ceux qui doutaient; que la Convention est devenue une institution décrédibilisée; que la pluri nationalité était mal comprise ; que le plébiscite a été utilisé contre le gouvernement et sa difficulté à faire face à 4 facteurs tels que l'inflation, la criminalité, la violence en Araucanie et la migration illégale ; etc. etc.

Bref, certaines de ces causes probables sont déjà inatteignables, d'autres sont "tactiques", c'est-à-dire éventuellement modifiables dans l'immédiat et d'une portée précise, et il y en a aussi des stratégiques comme celles dénoncées par le dirigent espagnol Pablo Iglesias, qui est l'énorme pouvoir des sources médiatiques contrôlées par la finance nationale et internationale et par la droite.

Cependant, je voudrais faire une analyse plus approfondie d'un avis rendu par Guillermo Tellier (Président du Parti Communiste chilien) : « Je ne vais pas critiquer les anciens conventionnalistes, car ils ont fait un excellent travail, sauf les erreurs de certains. Je ne dirai pas non plus que le texte est un texte aberrant. C'est un texte très moderne, qui a été décrit comme tel, et qui a été mal compris parce qu'il heurtait le bon sens des gens. C'est peut-être l'idiosyncrasie, le néolibéralisme et l'individualisme qui ont imprégné la société chilienne."

Lorsque nous parlons de la marginalisation de millions de Chiliens, des zones populaires et des régions rurales, du processus de transformation de la société chilienne, et précisément de la grande majorité des 6,5 millions d'abstentionnistes, nous devons de toute urgence nous demander dans quelle mesure cela a rendu une brèche dans les consciences d'une partie importante du peuple, l'influence idéologique du néolibéralisme.

Certains dirigeants populaires perdent le sang-froid de l'analyse face à cette réalité. C'est le cas de l'ancienne conventionnelle des peuples autochtones, Natividad Llanquileo, lorsqu'elle affirme avec découragement : «Je ne justifie pas les villes des pauvres qu’imitent les condominiums des riches. Je ne justifie personne. Plus de 60% ont dit qu'ils étaient bien comme ils sont aujourd’hui. Excellent pour eux. Mais j'y vois encore des déclassés, des racistes, des homophobes et beaucoup d'individualisme ».

L'approche des secteurs populaires les plus éloignés et déçus est une mission profondément stratégique, c'est-à-dire complexe, étendue, irremplaçable et aux résultats essentiels. Les prochains affrontements électoraux étant entièrement à vote obligatoire, il n'y aura aucune chance de progrès réel et il y aura peut-être une victoire de la droite, si cette approche ne se produit pas.

Il prend ici toute son importance, de reprendre la stratégie que Karol Cariola a développée lors du Plébiscite et qui s'appelait Travail Territorial dans laquelle « il fallait aller dans les rues, les places, les parcs, les quartiers, les villes, les communes, faire le porte-à-porte », faisant une « campagne à l'ancienne ».

La récente réunion du Comité Central du Parti Communiste du Chili, n'indique rien d'autre lorsqu'il déclare : « Nous devons agir sans préjugés ni sectarisme avec les partis du Socialismo Democrático (coalition qu’avec Apruebo Dignidad, soutient le Président Gabriel Boric), qui, dans la situation actuelle, se fonde sur la nécessité d'avancer dans le réalisation du programme et dans les tâches quotidiennes de la gestion gouvernementale, en plus d'agir ensemble dans la poursuite du processus constituant, car nous comprenons que, face au contexte réel des rapports de forces, le principal adversaire d’Apruebo Dignidad et du Socialismo Democrático c'est la droite et son pouvoir politico-économique, à la hausse. Si nous sommes au gouvernement, et nous en faisons partie, dans ce scénario complexe, soit toutes les coalitions avancent, soit nous reculons et la droite peut gagner. »

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