01 octobre, 2022

AU CHILI, LA GAUCHE DÉÇUE PAR LE PEUPLE

par Renaud Lambert • Lu par Blaise Pettebone

Le projet de nouvelle Constitution rejeté par référendum

Lorsque les médias sont aussi concentrés qu’au Chili, organiser un référendum sans réformer le secteur revient à élever les patrons de presse au rang de grands électeurs. Mais ce phénomène suffit-il à élucider le rejet, en septembre dernier, d’un projet de nouvelle Constitution ? Ou existe-t-il d’autres raisons pour expliquer que le peuple ne vote pas toujours comme les progressistes le souhaiteraient ?

L’opposition d’une très large majorité de la population chilienne à un projet de Constitution (1) reconnu pour ses multiples avancées a plongé les intellectuels progressistes dans la mélancolie. Une fois de plus, le peuple vient de les décevoir. La consternation s’avère d’autant plus vive que, depuis quelques années, l’ancien laboratoire du néolibéralisme en Amérique latine s’était mû en foyer d’espérance (2).

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Le choc est donc rude, au matin du 5 septembre 2022, lorsque les forces de gauche découvrent que 62 % des votants ont rejeté un texte qui proclamait la reconnaissance des populations indigènes et rompait avec le modèle néolibéral au cœur de la Constitution léguée par la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). Dans le cadre d’un scrutin obligatoire affichant un taux de participation de plus de 85 %, difficile de se réconforter en soulignant que les classes populaires tendent à bouder les urnes. Le 4 septembre dernier, plus on était pauvre, plus on s’est déplacé. Et plus on a rejeté le document soumis au vote. Une étude de l’Université du développement de Santiago indique que les 20 % de la population affichant les revenus les plus faibles ont voté « Rechazo » (« Je m’oppose au texte ») à 75 %, contre 60 % pour le quintile le plus aisé (avec un taux de participation de 87 %, contre 82 % pour les classes supérieures) (3).


Alors qu’on les pensait lancés sur l’autoroute de la transformation sociale, les Chiliens auraient donc opéré un tête-à-queue inattendu. Persistance de l’« hégémonie néolibérale (4) », analyse a posteriori le philosophe Óscar Ariel Cabezas ; survivance d’un « racisme structurel (5) », plaide Elisa Loncón, linguiste mapuche (la principale communauté indigène du pays) et première présidente de la convention constitutionnelle.

Une enquête de Feedback Research menée les 6 et 7 septembre jette cependant une lumière différente sur le résultat du référendum (6). « Indépendamment de la façon dont vous avez voté le 4 septembre, quel est votre sentiment sur les propositions suivantes que contenait le projet de nouvelle Constitution ? », interrogent les enquêteurs. 83 % des personnes se disent favorables au projet d’« éducation supérieure gratuite » ; 81 % à celui de « définition de l’eau comme bien inappropriable » ; 61 % à l’idée de « créer un système de pension et de sécurité sociale gratuite ». On a connu « hégémonie néolibérale » plus granitique. Quant au « racisme structurel », y conclure reviendrait à avancer une lecture singulière des réponses recueillies. Si 55 % des personnes rejettent la « création d’un État plurinational », 67 % se disent favorables à la « reconnaissance constitutionnelle des peuples originaires ». L’hostilité se serait donc moins manifestée à l’égard des populations indigènes qu’à celui de projet de plurinationalité. Alors qu’on s’attendait à ce qu’une divergence sur un article puisse motiver le rejet de l’ensemble d’un texte qui en comportait 388, il a suffi aux médias (presque tous privés) de concentrer leur feu sur un mot pour annihiler des mois de travail.

« Une voiture sans moteur »
Mais qu’est-ce que la plurinationalité ? Ce serait « avant tout un projet politique », explique #Constitutionalista, un groupe d’universitaires favorables à la réforme. Il s’agit de la reconnaissance du fait qu’à l’intérieur d’un seul État coexistent divers peuples et nations indigènes, qui participent à la vie politique en tant que collectifs jouissant du droit à déterminer leurs propres priorités de développement en accord avec leur façon de voir et de comprendre le monde (7) ».

En Amérique latine comme ailleurs, les processus de colonisation ont été marqués par la violence à l’encontre des populations indigènes. Chassées de leurs terres, décimées, condamnées au servage, elles ont longtemps souffert — et souffrent encore souvent — d’une marginalisation entravant leur participation à la vie politique, sociale ou culturelle. Depuis plusieurs décennies, et de façon encore plus nette depuis l’arrivée au pouvoir de gouvernements de gauche au début des années 2000, les pays latino-américains rejoignent un mouvement international de reconnaissance des spécificités culturelles des peuples et nations indigènes. Si les exemples de certains des pays les plus avancés dans ce domaine — Nouvelle-Zélande, Canada, Australie… — suggèrent que ce processus n’implique pas nécessairement de transformer la nature de l’État, les membres de la convention constituante chilienne ont puisé leur inspiration auprès des expériences qu’ils jugeaient les plus ambitieuses : celles de l’Équateur et de la Bolivie, les deux seuls pays à s’être déclarés plurinationaux, respectivement en 2008 et 2009. « Il s’agit d’aller plus loin que la reconnaissance et la valorisation de la diversité, justifie un document produit par l’une des commissions de la convention, pour s’attaquer aux causes politiques et économiques des inégalités qui empêchent l’interaction fructueuse entre les cultures (8). »

En dépit de perspectives aussi enthousiasmantes, la démarche soulève plusieurs difficultés, qu’il semble difficile de balayer comme « racistes » ou « coloniales ». La première concerne l’état du débat politique chilien au moment où la proposition surgit. Fondateur et porte-parole de la Coordination Arauco Malleco (CAM), M. Héctor Llaitul a expliqué au cours de la campagne référendaire qu’en trente années de lutte il n’avait jamais entendu un Mapuche parler de plurinationalité (9). « La plupart ne connaissent même pas le mot », concède Loncón dans un exercice d’autocritique quelques jours après le scrutin (10). Le profil sociologique des 155 membres de la convention constituante — dont 138 ont fait des études supérieures et 50 affichent le titre d’avocat — n’est peut-être pas sans rapport avec leur disposition à brandir un concept plus commun dans les rayonnages des bibliothèques que dans les discussions politiques de la rue. Prétendre aiguillonner la réflexion populaire n’interdit pas de garder le contact avec les préoccupations qui la façonnent.

L’ambition plurinationale de « s’attaquer aux causes politiques et économiques des inégalités qui empêchent l’interaction fructueuse entre les cultures » relève par ailleurs d’une forme de paradoxe. D’un côté, elle suggère que le problème de l’interaction entre cultures — le racisme, la mentalité coloniale… — découle de causes politiques et économiques ; de l’autre, elle se propose de remédier à ces dysfonctionnements par le biais de mesures de nature ethnique et culturelle. Dans un entretien accordé au New York Times, un dirigeant mapuche souligne à sa façon l’aporie : « Ils nous vendent une voiture sans moteur. À quoi est-ce que cela peut servir d’avoir des sièges [indigènes] réservés dans les institutions si la plupart des Mapuches n’ont pas de quoi manger (11) ? »

La plurinationalité relève enfin d’une forme de reconnaissance singulière. Ici, abolir une inégalité de traitement n’implique pas de proclamer l’égalité de tous indépendamment des spécificités ethniques et culturelles mais, au contraire, d’entériner les différences. Alors que la Constitution vénézuélienne de 1999 dispose que « les peuples indigènes (…) font partie de la nation, de l’État et du peuple vénézuélien de façon unique, souveraine et indivisible », le projet plurinational constitutionnalise l’existence de communautés distinctes — des « nations » et des « peuples » — ainsi que leur rapport spécifique à la loi commune. Les dispositifs envisagés d’autonomie, de « libre détermination », d’exercice d’une justice spécifique ne conduisent pas nécessairement à la « balkanisation » qu’ont annoncée les conservateurs pour susciter l’effroi lors de la campagne référendaire. Ils érigent néanmoins des barrières invisibles entre citoyens d’un même pays : le projet d’unité cède le pas à celui de coexistence. Ce que soulignaient les déclarations de Loncón lorsqu’elle se référait au travail effectué dans le cadre de la convention constitutionnelle conjointement « entre Chiliens et Mapuches (12) ».

Au-delà des débats chiliens, l’émergence de la revendication plurinationale reflète une évolution profonde des rapports entre organisations indigènes, nation et État ainsi que des fondements intellectuels de la gauche à l’échelle mondiale.

Les indépendances du début du XIXe siècle avaient prétendu abolir le statut juridique particulier des Indiens. En pérennisant les structures sociales issues de la colonisation, les jeunes États entretiennent toutefois les clivages ethniques, de sorte que l’unité nationale reste à fonder. Le mouvement indigéniste émerge dans ce contexte. Il identifie l’Indien comme l’une des composantes déterminantes de la communauté en construction, notamment dans la mesure où il est porteur de spécificités entérinant la rupture avec la civilisation ibérique.

Longtemps cantonné à des franges intellectuelles plus ou moins progressistes, l’indigénisme devient l’idéologie officielle d’une grande partie des États de la région à la suite de la Grande Dépression de 1929, qui isole l’Amérique latine des flux du commerce mondial. Mais la défense des populations indigènes vise alors surtout à fournir à l’industrie naissante la main-d’œuvre qu’elle exige : si l’État libère les Indiens du joug des pouvoirs fonciers, c’est pour l’insérer dans les rapports de production « modernes ».

Au cours des années 1970, cette pensée non pas indienne mais « sur l’Indien » se voit contestée par un autre mouvement : l’indianisme. Expression de revendications présentées comme « authentiquement indiennes » puisque émanant directement des communautés concernées, l’indianisme surgit dans des circonstances historiques précises : l’épuisement du modèle de développement autonome reposant sur la substitution des importations (13). La crise économique entrave alors les mécanismes qui avaient permis l’intégration d’une partie des populations indigènes à la structure de classe. Mais les Indiens continuent néanmoins de s’arracher à leurs communautés paysannes pour atterrir dans les bidonvilles. « À l’initiative d’avocats sans cause, de licenciés ès lettres devenus chauffeurs de taxis pirates, bref, de professionnels surqualifiés pour les emplois humbles et précaires qu’ils occupent, [les organisations indianistes qui apparaissent alors] raniment une culture susceptible d’offrir à ceux qui n’en n’ont plus un cadre de référence, un système de valeurs, ainsi qu’une identité », analyse le sociologue Henri Favre (14).

Coupable du sort réservé aux Indiens, l’État-nation devient à leurs yeux l’ennemi : s’émanciper de sa violence implique de s’extirper de la nation au nom de laquelle il agit. Tout est alors en place pour que les questions sociales et économiques propres aux Indiens soient retraduites sous la forme de revendications identitaires. Ce phénomène en rencontre un autre, issu des laboratoires universitaires, où des bataillons de chercheurs s’emploient au même moment à « déconstruire » l’héritage des Lumières et du marxisme. Les concepts d’État, de nation et d’universel y sont relégués au rang d’archaïsmes, voire de vestiges coloniaux. Les théories postmodernes nourrissent la réflexion d’organisations indianistes militantes, dont les luttes valident en retour les hypothèses des chercheurs. Le chœur qui s’élève alors entonne une musique douce aux oreilles de l’État néolibéral. À mesure qu’il privatise, se désengage, ampute les services publics, les exigences indianistes justifient qu’il renvoie à la base des compétences dont il souhaite se défaire. Qu’il s’agisse d’éducation, de justice, de santé.

Aubaine pour la droite

Initiative visant à rompre avec le néolibéralisme, la rédaction d’une nouvelle Constitution offrait peut-être l’occasion de réfléchir aux moyens de solder la dette historique du Chili envers les peuples autochtones tout en œuvrant à renforcer l’unité au sein de la population. Bref, à bâtir une communauté de personnes différentes sur le plan culturel, mais égales en termes de citoyenneté : une nation politique. Une enquête réalisée par le Centre d’études publiques (CEP) entre février et juillet 2022 suggère qu’il s’agissait là de la préférence de la grande majorité des Mapuches, dont 48 % souhaitaient voir le Chili déclaré « État-nation où chacun vit sans distinction de culture, de peuple ou de nations ». Seuls 12 % plaidaient pour sa transformation en État plurinational (15). Le 4 septembre, une partie des Chiliens a refusé de soutenir une proposition qui lui semblait aggraver le problème auquel elle prétendait répondre — la marginalisation des populations autochtones.

Élaborer des projets plus en harmonie avec les attentes du peuple — qu’il soit d’origine indigène ou non — aurait sans doute prémuni la gauche du risque d’être déçue par son vote. Cela aurait également permis d’éviter de servir à la droite et aux médias le moyen de s’opposer au projet de Constitution sans avoir à afficher son hostilité — beaucoup moins facile à justifier — envers les avancées qu’il proposait dans les domaines économiques et sociaux.

Renaud Lambert


Notes :
(1) Lire Víctor de La Fuente et Libio Perez, « Quelle Constitution pour le Chili ? », Le Monde diplomatique, septembre 2022.

(2) Lire « La bataille pour le Chili », Manière de voir, n° 185, octobre-novembre 2022, en kiosques.

(3) Miguel Ángel Fernández et Eugenio Guzmán, « Resultados plebiscito 2022. Análisis comunal sobre decisión de voto y participación », Université du développement, Santiago du Chili, 4 septembre 2022.

(4) « Un neoliberalismo recargado », 5 septembre 2022.

(5) Marta Dillon, « Elisa Loncón : “Hubo errores nuestros, manipulación de la derecha y racismo” », Página 12, Buenos Aires, 9 septembre 2022.

(6) « Percepciones y expectativas sobre la situación política del país », Feedback Research, Santiago du Chili, 6-7 septembre 2022.

(7) « Estado plurinacional : qué es y qué cambia », #Constitutionalista, 11 juillet 2022.

(8) Matías Meza-Lopehandía, Felipe Rivera Polo et Pablo Rubio Apiolaza, « La nacionalidad a la luz del principio constitucional de plurinacionalidad » (PDF), Biblioteca del Congreso Nacional de Chile, novembre 2021.


(10) Marta Dillon, op. cit.

(11) Ana Lankes, « The contentious vote in Chile that could transform indigenous rights », The New York Times, 2 septembre 2022.

(12) Elisa Loncón, « La coexistencia entre Chilenos y Mapuche. Chile, Estado plurinacional e intercultural », ARQ, n° 106, Santiago du Chili, décembre 2020.

(13) Lire Baptiste Albertone et Anne-Dominique Correa, « L’institution qui a inventé l’Amérique latine », Le Monde diplomatique, février 2022.

(14) Henri Favre, Le Mouvement indigéniste en Amérique latine, Presses universitaires de France, Paris, 1996, d’où sont tirées toutes les citations de Favre.

(15) Carmen Le Foulon, « Estudio nacional de opinión pública », Centro de Estudios Públicos, Santiago du Chili, février-juillet 2022.