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JOURNAL DE BORD DE GAZA 41 / « Tu es obligé de raser le crâne de ton enfant, comme s’il partait à l’armée » / Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et le siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
RAMI ABOU JAMOUS > 18 JUILLET 2024
Gaza 2023—2024 Bande de Gaza Palestine
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RAFAH, 31 MAI 2024. UNE FEMME VÉRIFIE QU’IL N’Y A PAS DE POUX DANS LES CHEVEUX DE SA FILLE, DANS UN CAMP TEMPORAIRE POUR PALESTINIENS DÉPLACÉS. PHOTO EYAD BABA / AFP |
Mardi 16 juillet 2024.Hier, j’étais au marché de Deir El-Balah. Comme vous le savez, j’habite au bord de la route côtière. Pour faire mes courses, je dois aller au grand marché du centre-ville, où on peut trouver des légumes et des fruits importés par des entrepreneurs du secteur privé. Nous pouvons nous considérer comme des privilégiés, nous qui sommes dans le sud de la bande de Gaza, parce que les Israéliens autorisent des commerçants de Gaza à importer de la marchandise depuis la Cisjordanie ou Israël. Ce n’est pas du tout le cas au nord de la bande de Gaza, qui a été coupée en deux en son milieu. Dans la ville de Gaza, c’est vraiment la famine, les gens n’ont pas vu un légume ni un fruit depuis trois mois environ.
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Mais il y a une autre pénurie, dont on parle peu. Au marché, j’ai croisé un ami, et j’ai été surpris de le voir avec la tête complètement rasée, alors qu’il portait d’habitude ses cheveux longs. Je lui ai demandé : « Mais pourquoi as-tu fait ça ? Il m’a répondu : « Parce qu’il n’y a plus de shampoing. » Et là, je me suis rappelé que depuis le premier jour de la guerre, les Israéliens ont interdit l’entrée de tout produit d’hygiène.
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# Daniel Jadue Libre
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UNE SEULE RÉPONSE : L’HUMILIATION
Cela fait neuf mois que pratiquement aucun de ces produits n’entre dans la bande de Gaza, à part une très faible quantité qui est entrée via les quelques camions d’aide humanitaire, à l’époque où le terminal de Rafah était encore ouvert. Et quand je parle de produits d’hygiène, ça concerne tout : savon, shampoing, gel douche, dentifrice, couches, papier toilette… mais aussi les produits ménagers, détergents, liquides vaisselle, lessive, etc. On trouve parfois au marché un petit savon, ou un flacon de shampoing, à des prix exorbitants. Le shampoing par exemple est passé de 10 à 100, parfois 120 shekels (30 euros). De toute façon, très peu de gens ont les moyens d’en acheter à ce prix
Je me pose la question : pourquoi les Israéliens interdisent-ils ces produits ? Avant la guerre, dans le cadre du blocus, ils empêchaient l‘entrée de produits et de matériel « à double usage », par exemple la ferraille qui pouvait servir à la fabrication des roquettes. Mais là, je ne trouve pas de réponse rationnelle. Il y en a une seule : l’humiliation. À l’humiliation de mourir sous les décombres, de mourir chez soi ou dehors, de vivre sous des bâches dans des camps de fortune, ils ont ajouté l’humiliation de ne pas pouvoir se laver, ni la tête ni le corps, de ne pas pouvoir laver son linge. Les Israéliens veulent faire de nous un peuple humilié, et il n’y a pas pire humiliation que d’interdire la propreté. Quoi de plus humiliant que l’absence de serviettes hygiéniques pour les femmes ?
Alors, comme d’habitude, on a recours au système D. Les femmes utilisent des morceaux de tissu, des vieux t-shirts, ou n’importe quoi d’autre, qu’elles découpent en carrés. Pour le shampoing et le savon, on mélange un produit qu’on trouve encore au marché, qu’on appelle « hita », que l’on mélange avec de la maïzena et un peu de sel, et on obtient une sorte de savon qui ne sent rien et qui ne lave pas comme un vrai savon. On ne trouve ni lames de rasoir ni mousse à raser, ni déodorants, ni parfum, tout cela est interdit. Les couches pour bébés sont à 400 shekels (100 euros) le paquet de trente, alors que cela coûtait 25 shekels (6,25 euros) avant la guerre. Beaucoup sont là aussi passés au système D, en utilisant des bouts de tissu et des morceaux de vieux vêtements.
MÊME LES USTENSILES DE CUISINE
Avec tout cela, nous sommes dans un tel état que trouver un savon ou prendre une douche, se brosser les dents, laver son linge, cela passe en dernier parce que la priorité, c’est survivre. La priorité, c’est de travailler pour trouver quelques sous afin d’acheter un peu de pain, un peu de lait et de nourriture pour les enfants. La guerre, ce n’est pas seulement les bombardements, les massacres, le sang qui coule. Vivre humilié, c’est encore pire. Et c’est ce que les Israéliens sont en train de faire. Tout ce qui est lié à la propreté n’existe plus. Ils le font exprès. C’est pour ça que maintenant, vous voyez les gens avec une barbe, parce qu’ils ne trouvent pas de lames pour se raser et pour aller chez le coiffeur. Beaucoup d’amis ont rasé les cheveux de leurs enfants par crainte des poux et des maladies dermatologiques. Cela aussi, c’est de l’humiliation. Tu étais fier des jolis cheveux de ton enfant et tu es obligé de lui raser le crâne, comme s’il partait à l’armée.
Même chose pour le papier toilette, il n’y en a presque plus à Gaza, et 90 % de la population ne peut pas se permettre d’en acheter. Avant, un paquet d’une trentaine de rouleaux coûtait 20 shekels (5 euros), maintenant c’est le prix d’un seul rouleau. Là encore c’est le système D, on utilise des bouts de papier, des morceaux de tissu, des bouts de T-shirt, des vieux vêtements inutilisables qu’on découpe en carrés.
Outre les produits d’hygiène, les Israéliens interdisent l’importation de tout ustensile de cuisine. On ne trouve même pas une cuillère ou une fourchette, ni une assiette au marché. Tout ce qui restait a été acheté par les déplacés. Pour vivre sous une tente, il faut de la vaisselle. Beaucoup de gens mangent avec les mains, directement dans la casserole. Les Israéliens font cela pour que l’on ressente la misère à tout instant. Avant, même sous le blocus, on vivait dans un monde moderne. Dans chaque maison, on trouvait un lave-linge, un frigo, etc. Aujourd’hui on est revenus à la vie du Moyen Age où on mange avec les mains, où on se contente juste un peu d’eau pour se laver, se nettoyer et où on utilise des bouts de tissus ou pour changer nos bébés. On se frotte avec des pierres, comme on le faisait il y a longtemps. On cuisine avec du feu de bois, on nettoie avec de l’eau. Avant, à Gaza, l’hygiène, c’était la priorité. Aujourd’hui elle vient en dernier.
LES MASSACRES SONT VUS COMME UNE ROUTINE
J’ai honte de devoir parler de tout ça, mais je veux que les gens sachent comment nous vivons, comment les Israéliens sont en train de nous humilier, sans que personne ne dise un mot. La communauté internationale se contente de répéter qu’Israël « a le droit de se défendre ». Mais personne ne demande aux Israéliens pourquoi ils refusent de faire entrer les produits d’hygiène. Et les massacres sont vus comme une routine, comme si c’étaient des accidents de voiture.
La priorité aujourd’hui, c’est de donner à manger à sa famille. Et je parle de la moitié sud, là où je suis. Ici, il n’y pas de famine, mais il y a de la malnutrition. On mange surtout le contenu des boîtes de conserves. On fait entrer quelques fruits et légumes mais peu de gens ont les moyens d’en acheter. Depuis que le terminal de Rafah a été fermé, aucune aide alimentaire ne passe. Plus personne n’a d’argent. Celui qui en avait mis un peu de côté a tout dépensé. Tout le monde essaie de se procurer quelques sous en se faisant marchand ambulant, en vendant des biscuits par exemple, en trouvant des petits boulots, en faisant le taxi. C’est juste pour trouver à manger. La nécessité c’est survivre, trouver un endroit où dormir avec sa famille et trouver quelque chose pour les nourrir.
Même les vêtements sont interdits depuis le début de la guerre. Je porte les deux mêmes t-shirts et les deux mêmes pantalons depuis que j’ai quitté Gaza-ville. Si on trouve quelque chose, c’est forcément trop cher. Nous les adultes, on peut faire attention pour préserver nos vêtements, mais c’est plus difficile pour les enfants, et surtout pour les bébés qu’on doit changer trois fois par jour. Moi, j’ai de la chance parce que j’ai des amis qui arrivent parfois à me faire parvenir des vêtements pour Walid et pour les enfants. Mais les autres n’ont pas de ressource, et la majorité des enfants portent des habits usés qui ont perdu leurs couleurs, à force d’être lavés tous les jours.
La solution que les femmes ont trouvée, c’est de porter en permanence leur tenue de prière. C’est une sorte de voile qui enveloppe tout le corps, de la tête aux pieds. Normalement, on ne le porte que chez soi, au moment de prier, pas à l’extérieur. Mais aujourd’hui, on voit toutes les femmes habillées ainsi, parce qu’elles n’ont rien d’autre à se mettre. Les chaussures sont également interdites d’entrée dans la bande de Gaza. Je n’en ai qu’une paire. Pareil pour les enfants. On ne trouve même pas de tongs. Les enfants portent des tongs à moitié déchirées. Quand nous étions encore à Rafah, j’ai pu acheter à deux reprises des chaussures et des tongs pour les enfants, à des prix très élevés. Et quand ils les abîment, on ne peut pas les remplacer. Deux millions trois cent mille personnes sont dans la même situation : sans vêtements, ni chaussures, ni produits d’hygiène, ni ustensiles de cuisine. Sans rien du tout.
Le monde ne sait pas comment on vit, ni comment on meurt. Dans le nord de la bande de Gaza, on meurt de faim. L’arme de la famine commence à fonctionner. Beaucoup de gens sont en train de quitter la ville de Gaza et du nord de la bande de Gaza pour fuir vers le sud. Ils ne fuient pas les bombardements, ils fuient la famine. Ils viennent ici parce qu’ils espèrent trouver un peu plus à manger, c’est ça qui est grave. On en revient toujours à la même chose : l’humiliation, encore, toujours. Ils veulent humilier toute la population de Gaza par tous les moyens.
Le prétexte de la guerre c’est d’éradiquer le Hamas. Mais quel est le rapport avec la proscription de l’hygiène et des vêtements ? En réalité, cette guerre n’a rien à voir avec le Hamas. Le Hamas, c’est juste l’épouvantail que les Israéliens agitent pour se débarrasser de toute la population palestinienne, et en particulier de la population de la bande de Gaza, pour que nous ne restions plus là. Au début de la guerre, on évoquait un « transfert » vers le désert du Sinaï, ou d’autres scénarios du même genre. Maintenant je pense que le projet de transfert est en route, doucement, lentement. Les Israéliens ne vont pas nous pousser en masse vers le Sinaï, devant leurs chars. Il leur suffira, quand la guerre s’arrêtera, d’ouvrir les portes du terminal de Rafah, et tout le monde partira. Les gens veulent que leurs enfants aient une meilleure éducation, une meilleure vie. Malheureusement, à Gaza, les Israéliens n’ont pas seulement tué des êtres humains, ils ont tué la vie.
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