21 avril, 2024

ARGENTINE : « LE PROJET POLITIQUE DU PRÉSIDENT JAVIER MILEI EST ASSIS SUR UN RÉCIT SÉLECTIF ET FANTASMÉ DU PASSÉ »

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MILEI FACE A L'HISTOIRE ARGENTINE

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LE MONDE

DÉBATS /  Argentine : « Le projet politique du président Javier Milei est assis sur un récit sélectif et fantasmé du passé » / Les historiens spécialistes de l’Amérique latine Ernesto Bohoslavsky, Marianne Gonzalez Aleman et Nadia Tahir reviennent, dans une tribune au « Monde », sur le rapport que le chef de l’État argentin entretient avec l’histoire de son pays, afin de mieux éclairer ses choix gouvernementaux.

TRIBUNE

Ernesto Bohoslavsky, Marianne Gonzalez Aleman, Nadia Tahir

Temps de Lecture 4 min.

DIBUJO SERGIO LANGER

Comme tous les ans, des centaines de milliers d’Argentins sont descendus, le 24 mars, dans la rue en hommage aux victimes de la dernière dictature militaire (1976-1983), l’une des plus brutales qu’ait connues l’Amérique latine. En 2024, la mobilisation a eu une charge symbolique particulière : pour la première fois depuis la transition démocratique, elle s’est déroulée sous un gouvernement qui relaie, produit et encourage les voix des nostalgiques de la dictature, au premier rang desquels la vice-présidente Victoria Villarruel, ancienne membre d’associations civiles visant à réhabiliter les tortionnaires condamnés pour crimes contre l’humanité.

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L’enjeu autour de la date du 24 mars n’est pas seulement mémoriel : c’est au présent, en effet, que les Argentins assistent à une refondation du système politique et à une dérégulation totale de l’économie, menées à marche forcée par un président qui n’affiche aucune considération pour la démocratie.

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Javier Milei est arrivé à la présidence par la voie des urnes ; néanmoins, cela ne suffit pas à l’inscrire dans le jeu démocratique. Preuve en est sa perception du champ politique qui se résume à un antagonisme entre les « bons Argentins » et la « caste », c’est-à-dire la classe politique traditionnelle, les syndicalistes, les journalistes et les fonctionnaires. Il rejette l’idée même de droits, de justice et de citoyenneté sociales, autant d’obstacles à la seule liberté qu’il reconnaît comme légitime et vertueuse, celle des forces du marché. Sa refondation de l’Argentine consiste à instaurer le règne sans partage des inégalités et un darwinisme social violent maquillé de méritocratie.

Age d’or censément perdu

Rien n’est plus éclairant sur le projet de Milei que la manière dont il l’assoit sur un récit sélectif et fantasmé du passé argentin. Toutes novatrices qu’elles prétendent être, les forces politiques sont porteuses de représentations du passé national. S’agissant des extrêmes droites, elles se plaisent à évoquer certaines périodes en termes de décadence et à présenter d’autres comme un âge d’or censément perdu. L’action politique devient alors plus une œuvre de régénération que de construction d’un avenir alternatif. Le président Milei ne déroge pas à cette règle.

Le rapport au passé du chef de l’État est marqué par sa condamnation générale de l’histoire nationale des XXème et XXIème siècles. Rien n’échappe à sa verve accusatoire : ni les premiers gouvernements démocratiquement élus (1916-1930), ni les gouvernements péronistes (1946-1955), qui, quelles que soient les critiques à leur apporter, ont bâti une citoyenneté sociale dans ce pays, ni les quatre dernières décennies de vie démocratique. S’il est vrai que la démocratie n’a pas tenu ses promesses et n’a pas su protéger tous les Argentins, le mépris et même la haine dans lesquels Javier Milei tient toute forme d’inclusion sociale se transposent dans un rejet de l’ensemble des processus historiques qui en sont à l’origine. La décadence argentine serait due à l’existence même de mécanismes étatiques de répartition des richesses qui ont permis aux catégories populaires et à leurs représentants (la « caste ») d’obtenir des avantages que le marché ne leur aurait pas spontanément octroyés.

De l’histoire argentine, le président ne sauve que trois moments. Le premier est la république oligarchique de la fin du XIXème siècle. C’est l’âge d’or de Milei. Il y situe une oasis de libéralisme, d’ouverture indiscriminée aux investissements étrangers et de fortes restrictions à la participation politique. Afin d’enfoncer le clou de son discours décadentiste, Milei n’hésite pas à asséner des affirmations saugrenues, comme l’idée que l’Argentine aurait alors été une puissance mondiale, dont la destinée glorieuse se serait trouvée ensuite empêchée par des élites désireuses de réguler l’activité économique et politique.

Rejet des luttes de la construction démocratique

La deuxième période qui trouve grâce à ses yeux est la dernière dictature (1976-1983). Il ne cesse d’en minimiser les violations des droits humains, en reprenant le langage des bourreaux lorsqu’il parle des simples « excès » de la répression pour se référer aux 30 000 disparus du terrorisme d’État et en célébrant les réformes néolibérales de l’époque.

Le dernier moment qui échappe à l’anathème présidentiel est celui de Carlos Menem (1989-1999), le président des « politiques du pardon ». En 1989-1990, il a gracié les principaux chefs militaires condamnés dans les années 1980. Ses deux mandats se sont par ailleurs caractérisés par l’hyperprésidentialisme, l’ouverture accélérée de l’activité économique aux intérêts étrangers et l’accroissement considérable de la dette extérieure. La désindustrialisation et la récession ont fait exploser la pauvreté et le chômage, et finalement mené à la terrible crise de 2001.

Etrange héros donc, dont Javier Milei a fait accrocher le portrait dans le Salon des grands hommes qu’il a inauguré au siège du gouvernement le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, en lieu et place de l’ancien Salon des femmes. À travers cette généalogie, le président Milei envoie un message sur lequel nous sommes en devoir d’alerter, en tant qu’historiens, citoyens et démocrates, à l’instar de nos collègues argentins.

Son inscription dans l’histoire argentine ne fait pas de lui un simple ultralibéral, ou un anarcho-capitaliste, comme la presse internationale se plaît à le décrire. Son rapport au passé est mû par un rejet beaucoup plus large des luttes de la construction démocratique, et de ce qu’elles ont porté d’élaboration d’un État social, de souveraineté économique, d’affirmation de droits. En cela, Milei s’inscrit dans la famille idéologique de l’extrême droite néolibérale : celle qui vise à rétablir un ordre naturel, inégalitaire et violent – ici l’ordre du marché –, par des méthodes autoritaires, contre la démocratie et la société.

Ernesto Bohoslavsky est professeur en histoire latino-américaine à l’Université nationale de General Sarmiento et chercheur au Conseil national de la recherche scientifique et technique (Conicet), en Argentine ; Marianne Gonzalez Aleman est maîtresse de conférences en histoire argentine à l’Université nationale Tres de Febrero et chercheuse au Conicet ; Nadia Tahir est maîtresse de conférences en études hispano-américaines à l’université de Caen-Normandie.


Ernesto Bohoslavsky (Historien), Marianne Gonzalez Aleman (Historienne) et Nadia Tahir (Historienne)


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