Populisme , libertarianisme , Argentine / Étrange et inquiétant, le nouveau président argentin l’est à coup sûr, par les extravagances de son spiritualisme et de son libertarianisme. Mais tout cela n’est pas si nouveau. / L’élection de Javier Milei à la présidence argentine le 19 novembre 2023 a fait couler beaucoup d’encre. La nature du personnage, aussi bien que de son programme, n’y est pas étrangère. Surnommé « El Loco » [le fou], il se caractérise par une série d’excentricités qui, alliées à ses propositions économiques radicales et à son ultra-conservatisme, semblent le placer à l’écart des normes habituelles de la profession politique. Tous ces éléments ne s’ancrent pas moins dans une histoire argentine et latino-américaine. Adepte fervent des sciences occultes, Milei s’est entouré d’une nébuleuse de personnalités ésotériques qui ne sont pas sans rappeler certaines dérives du péronisme des années 1970. Libertarien doctrinaire, Milei représente la version extrême d’un ultra-libéralisme dont les manifestations sont toutefois une constante de la politique argentine depuis au moins 40 ans. Outsider du champ partisan jusqu’à une date récente, et tout en se drapant dans un discours « anti-système » supposément novateur, Milei ne s’en est pas moins familiarisé avec des pratiques clientélistes bien ancrées dans une partie de la classe politique argentine de tous bords, prompte aux revirements et renforçant le brouillage des identités politiques. En ce triple sens, Milei pousse donc à leur paroxysme des logiques bien ancrées dans l’histoire politique récente de l’Argentine, que cet article vise à retracer.
par David Copello , le 12 décembre 2023
Bizarre, le nouveau président argentin l’est entre autres dans son rapport à la spiritualité et à l’ésotérisme. Formé sur les bancs d’une école catholique de la ville de Buenos Aires (le colegio Cardenal Copello) dans les années 1980 et 1990, Milei se serait rapproché de l’univers paranormal à la suite d’une crise personnelle liée à la mort de son chien en 2017. C’est dans ce contexte qu’il fait cloner ce dernier par une entreprise privée états-unienne, tout en cherchant à entrer en contact télépathique avec lui. Il fait ainsi la rencontre d’une medium, Celia Melamed, « spécialiste » de la communication inter-espèces, qui lui permet de maintenir le dialogue avec son animal de compagnie décédé et de communiquer, par cette voie interposée, avec d’autres de ses idoles décédées, dont les penseurs libertariens Ayn Rand et Murray Rothbard. Selon le journaliste et biographe de Milei, Juan Luis González, celui-ci aurait même affirmé avoir rencontré Dieu par ce biais : c’est suite à cette apparition divine qu’il aurait fait le choix de se lancer en politique en 2020.
MURRAY ROTHBARD - AYN RAND |
En parallèle, sa sœur Karina (surnommée « El Jefe » [le chef]) se forme auprès de Celia Melamed, et acquiert elle aussi une expertise en occultisme, prodiguant ses oracles à son frère Javier. Elle devient dès lors la principale conseillère du candidat Milei, celle qui filtre l’accès au premier cercle de ses fidèles et qu’il compare au prophète Moïse dans nombre de ses discours : Karina Milei est d’ailleurs pressentie pour occuper le poste de Secrétaire Générale de la Présidence à partir du 10 décembre 2023, jour de la passation des pouvoirs.
À cette spiritualité ésotérique du candidat Milei s’est ajoutée plus récemment une nouvelle composante : celle d’une supposée conversion au judaïsme, entamée autour de 2021 auprès d’un rabbin de la communauté juive marocaine d’Argentine, et ponctuée de visites sur la tombe du rabbin Schneerson, dernier héritier de la dynastie hassidique des Loubavitch, enterré à New York. La combinaison de ces différentes affiliations peut paraître rocambolesque : sans doute peut-elle être renvoyée aux formes syncrétiques plus générales du new age contemporain.
Mais cette centralité nouvelle du spirituel et du paranormal dans la politique argentine renvoie tout autant à quelques phénomènes marquants de l’histoire récente du pays. Ce n’est pas la première fois que des diseurs de bonne aventure occupent les fauteuils de la Casa Rosada [Maison Rose], le palais présidentiel argentin. Le pays a connu, de ce point de vue, un précédent célèbre et influent : lors du retour du général Perón à la présidence en 1973, après 18 années d’exil, son secrétaire personnel José López Rega est nommé ministre du Bien-Être Social. Surnommé « El Brujo » [le sorcier] pour ses affinités avec le spiritisme et l’astrologie, López Rega, également membre de la loge maçonnique anticommuniste Propaganda Due (P2), est à l’initiative de la création en novembre 1973 de l’Alianza Anticomunista Argentina (AAA), une milice para-policière qui multiplie les assassinats d’opposants dans les années qui suivent.
JUAN PERÓN ENTRE 1945 ET 1955 PHOTO PINÉLIDES A. FUSCO |
Cette figure intrigante se situe au centre d’une théorie conspirative, alors très diffusée parmi les péronistes de gauche auxquels il s’oppose : la théorie du cerco [clôture], selon laquelle López Rega aurait isolé et manipulé le président Perón vieillissant et malade du reste de son entourage, favorisant ainsi une dérive autoritaire et la persécution de certains de ses fidèles. Avec le décès de Perón en juillet 1974 et l’accession à la présidence de son épouse et vice-présidente, l’influence du Brujo dans l’appareil gouvernemental devient encore plus centrale, jusqu’à ce qu’il tombe en disgrâce un an plus tard. La centralité qu’acquiert le paranormal avec l’accession de Milei à la présidence peut ainsi être vue comme une réédition de cet épisode, déroutant mais central, de la politique institutionnelle argentine. Plus près de nous, elle évoque également l’influence intellectuelle acquise par l’astrologue Olavo de Carvalho sous la présidence de Jair Bolsonaro au Brésil.
À cet épisode ponctuel peuvent être ajoutées d’autres manifestations, éparses, moins déterminantes mais néanmoins significatives, des rapports à l’au-delà dans l’histoire politique récente du pays, mêlant cadavres profanés et soucoupes volantes. En 1952, quelques semaines avant son décès, Eva Perón (deuxième épouse du général Perón) est déclarée Cheffe Spirituelle de la Nation par le congrès argentin. À sa mort, son corps est immédiatement empaillé pour être exposé dans un mausolée public en projet : le coup d’État de 1955 viendra déjouer ces plans, et la dictature qui s’installe alors fait disparaître le cadavre. Celui-ci voyage de cachette en cachette, en Argentine puis en Italie, faisant l’objet de diverses mutilations, avant d’être finalement restitué et enterré en grande pompe dans la ville de Buenos Aires en 1974. Le cadavre de Juan Perón lui-même a fait l’objet de profanations du même ordre : ses mains, coupées et volées en 1987, ont fait l’objet d’une demande de rançon anonyme à l’époque, et n’ont jamais été retrouvées à ce jour. Ces différents exemples attestent d’une présence politique du paranormal dans l’Argentine récente, qui ne se limite d’ailleurs pas au péronisme : sur un mode moins macabre, le dirigeant trotskyste Juan Posadas est également connu pour ses théories farfelues proposant une conception matérialiste des soucoupes volantes et de la vie extraterrestre.
LAS FUERZAS DEL CIELO |
« La victoire dans la bataille ne dépend pas du nombre de soldats, mais des forces qui viennent du Ciel » : cette phrase répétée à maintes reprises pendant la campagne du candidat Milei, reprise par ses militants et dans son merchandising, renvoie certes au Livre biblique des Maccabées, dont elle est extraite, mais elle fait aussi écho, plus largement, à l’intrigante histoire argentine des rapports politiques à l’au-delà.
Une option ultra-libérale
Étrange, le nouveau président argentin l’est aussi dans le rapport qu’il entretient avec l’identité politique libérale qu’il revendique à partir d’une de ses variantes jusqu’ici les plus marginales : l’anarcho-capitalisme. Cette version ultra-libérale du libéralisme, dont les théoriciens (pour l’essentiel états-uniens) vont jusqu’à proposer une privatisation du système judiciaire, a été une source d’inspiration majeure pour Javier Milei dans sa trajectoire de chroniqueur économique à la télévision, au cours de laquelle il a défendu la libéralisation de la vente d’armes, de la vente d’organes, voire la privatisation des rues et la création d’un marché libre pour la vente d’enfants.
Dans le cours de la campagne présidentielle, cette dimension doctrinaire s’est manifestée principalement à travers la proposition du candidat de supprimer la banque centrale argentine et de dollariser l’économie du pays. Cette série de mesures fait écho à l’exaltation du free banking et de la libre concurrence des monnaies défendue notamment par Friedrich Hayek. Ces positionnements revêtent un caractère inédit : comme l’a indiqué Milei lui-même, jamais auparavant un leader se revendiquant du libertarianisme n’avait accédé aux fonctions suprêmes dans un État national. Liz Truss, éphémère première Ministre britannique, avait certes quelques liens avec cette nébuleuse, mais ils étaient plus ténus et moins revendiqués. Certes, le courant libertarien a ses organisations partisanes à travers le monde, et ses candidats (notamment aux États-Unis où leurs interventions rythment les débats des conventions républicaines tous les 4 ans). Mais la mise en pratique des idéaux libertariens n’a jamais dépassé la sphère du local ou d’expériences en eaux extraterritoriales.
Marginal, le courant libertarien ne manque donc pas d’incarnations à travers le globe, en particulier dans le monde anglophone. Jusqu’à une période très récente, il n’avait pourtant pas de représentant connu en Argentine. De ce point de vue, l’irruption de Javier Milei sur la scène politique nationale surprend d’autant plus que le pays est en proie à une crise économique d’ampleur, et marqué notamment par un taux de pauvreté dépassant les 40%. Comment, alors, rendre raison de la victoire du « chacun pour soi » dans un contexte où la redistribution et l’aide aux plus démunis semblent de rigueur ? On ne trouvera pas ici de réponse à cette question difficile, mais on notera toutefois que ce n’est pas la première fois qu’en période de crise les Argentins et Argentines se tournent vers des options politiques ultra-libérales.
Tout d’abord, il convient de noter que cet ultra-libéralisme a toujours bénéficié d’une certaine présence dans le paysage politique argentin, quoique sous une forme moins doctrinaire et radicale que ce que proposent les libertariens. Créé en 1982, le parti UCéDé (Unión del Centro Democrático) a été un parti minoritaire mais structurant de la post-dictature argentine, obtenant des scores non négligeables aux élections nationales (jusqu’à 10% des voix aux présidentielles de 1989), et des scores plus importants encore aux élections locales de la ville de Buenos Aires (jusqu’à dépasser les 20% aux élections municipales de 1989). Ce parti conservateur sur le plan moral et libéral sur le plan économique a par ailleurs été une école de formation de cadres, qui a nourri l’ensemble des appareils partisans dans les années suivantes : Sergio Massa, candidat déçu du péronisme gouvernemental et ministre de l’Économie depuis 2022, a fait ses premières armes en politique au sein de l’UCéDé, de même qu’Amado Boudou, ancien vice-président (2011 – 2015) de Cristina Fernández de Kirchner, pourtant marquée à gauche.
On peut ensuite remarquer qu’aux élections présidentielles de 2003, qui succédèrent à la profonde crise économique, sociale et politique de 2001, au cours de laquelle le taux de chômage a dépassé 20% de la population active, et le taux de pauvreté a surpassé les 50%, les candidats proposant d’approfondir les réformes économiques ultra-libérales des gouvernements précédents obtinrent des résultats très élevés. Au cours de cette campagne électorale, l’ancien président Menem avait d’ailleurs proposé, déjà, un plan de dollarisation de l’économie argentine : il récolta 24,5% des voix, se plaçant en tête de l’élection à l’issue du premier tour. Ricardo López Murphy arriva quant à lui en troisième position, en défendant la rigueur budgétaire et l’élargissement des privatisations d’entreprises publiques menées depuis le début des années 1990. Ensemble, ces deux candidats ultra-libéraux cumulaient ainsi 41% des voix à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle argentine de 2003, dans un contexte de désarroi économique et social sans précédent. C’est donc en partie grâce à un concours de circonstances (Carlos Menem déclarant forfait) que le candidat arrivé second lors de cette élection, Néstor Kirchner, put néanmoins accéder à la présidence et mettre en place des politiques de redistribution, ancrant le pays à gauche dans les années qui suivirent.
L’élection de Milei, inédite en tant qu’elle place un authentique doctrinaire du libertarianisme à la tête d’un État national, ne s’inscrit donc pas moins dans une histoire argentine de l’ultra-libéralisme, dont certains succès passés ont par ailleurs été enregistrés dans des contextes économiques qui, comme c’est le cas de la situation présente, ne semblaient pas nécessairement s’y prêter.
Un paysage politique en voie de réordonnancement
L’étrangeté de Milei, candidat occultiste et président doctrinaire, peut aussi caractériser plus largement la force politique bigarrée qui l’a porté au pouvoir et dont la transformation (en cours) en parti gouvernemental est tout sauf paisible.
Fondé en 2018, le Partido Libertario est rejoint en 2020 par Javier Milei, et est la force motrice de la coalition La Libertad Avanza (LLA) créée à l’occasion des élections provinciales et des législatives partielles de 2021. Avant même les bouleversements entraînés par l’accession au second tour de l’élection présidentielle 2023, cet attelage s’est caractérisé par son instabilité et par la constitution d’alliances a priori contre-nature voire contradictoires entre acteurs issus de points très différents du paysage politique argentin.
MARTÍN MENEM INSTAGRAM |
Il en va ainsi de Martín Menem, neveu de l’ancien président Carlos Menem et fils du sénateur Eduardo Menem, tous deux péronistes. Issu d’une dynastie politique solidement implantée dans la province de La Rioja, associée à l’establishment néo-libéral et corrompu qui a gouverné les destinées du pays dans les années 1990, Martín Menem vient d’être désigné pour assumer la présidence de la Chambre des Députés à partir du 10 décembre. Ricardo Bussi constitue un autre exemple de cette dynamique de recyclage de la « caste » politique provinciale dans le libertarianisme miléiste. Il est le fils du général Antonio Bussi, gouverneur de facto de la province de Tucumán pendant la dictature, puis élu au même poste au retour de la démocratie sous les couleurs du parti d’extrême-droite conservatrice Fuerza Republicana avant de finir ses jours en prison, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour sa responsabilité dans les crimes contre l’humanité commis dans les années 1970 au nom de la lutte antisubversive. Son fils Ricardo, actuel président du parti Fuerza Republicana, a exercé des fonctions de représentant politique sans interruption depuis 1997, au parlement national puis au parlement de la province de Tucumán : il a été élu député national sous les couleurs de La Libertad Avanza. L’alliance nouée en 2022 entre ce pur produit du « système » (parmi d’autres) et Javier Milei a suscité d’importantes tensions au sein du Partido Libertario : nombre de militants (souvent jeunes) revendiquant une identité libertarienne plus pure et dénonçant cette stratégie d’alliances se sont vus expulsés du parti qu’ils et elles avaient contribué à construire au niveau local.
RICARDO BUSSI INSTAGRAM |
Il en va de même pour certains leaders nationaux du parti, comme l’influenceur Carlos Maslatón ou l’ancienne dirigeante de la Juventud Libertaria Mila Zurbriggen, qui ont pris leurs distances après 2021 en dénonçant l’attribution de positions éligibles sur les listes de LLA en échange d’argent ou de faveurs sexuelles. À la manœuvre pour constituer ces alliances, et en dialogue direct avec le candidat Milei, on trouve notamment Carlos Kikuchi, ancien assesseur du ministre de l’Économie Domingo Cavallo dans les années 1990, et Guillermo Francos, futur ministre de l’Intérieur, qui a travaillé en bonne entente avec presque toutes les forces politiques ayant dirigé le pays depuis 1970 (dictatures incluses). Au parlement national comme dans le cercle rapproché de Milei, les dirigeants et dirigeantes de La Libertad Avanza constituent donc un attelage improbable d’outsiders et de barons locaux, de tiktokers en croisade contre le « marxisme culturel » et d’éléphants rompus aux arcanes de la politique politicienne.
À ces éléments disparates se sont ajoutés progressivement, au fil de la campagne présidentielle et de ses suites, des soutiens de tous ordres contribuant à brouiller plus encore l’identité politique du gouvernement qui s’annonce. Dans l’entre-deux tours, le ralliement de la droite dure traditionnelle, avec à sa tête la candidate malheureuse Patricia Bullrich et l’ancien président Mauricio Macri, a fait grand bruit : c’est grâce au soutien massif de leurs électeurs que Milei a pu passer de 30% des voix au premier tour à 56% au second. Parmi les 8 ministères à pourvoir, 3 ont été attribués à des représentants de cette force politique (qui dirigeront donc les portefeuilles d’Économie, Sécurité et Défense).
À cette absence de barrage moral ou républicain de la droite classique face à l’irruption fulgurante d’une nouvelle extrême-droite s’est ajoutée, suite à l’élection de Milei, une série de rumeurs de rapprochements de dirigeants ou d’anciens dirigeants proches du péronisme au pouvoir. Daniel Scioli, ancien vice-président de Néstor Kirchner, candidat soutenu par les kirchnéristes aux présidentielles 2015 et actuel ambassadeur au Brésil, a nié publiquement avoir été pressenti pour prendre la tête d’un Secrétariat d’État, mais serait néanmoins maintenu à son poste actuel par le nouveau gouvernement. Quant à Florencio Randazzo, ancien ministre des Transports de Cristina Fernández de Kirchner (poste qu’il a conservé pendant 8 ans), pré-candidat soutenu par la gauche péroniste aux élections présidentielles 2015 puis candidat à la vice-présidence en 2023 en ticket avec le péroniste dissident Juan Schiaretti, son nom a circulé pour prendre la tête de la Chambre des Députés – une décision qui n’a finalement pas été confirmée, Martín Menem lui ayant été préféré. Il pourrait néanmoins constituer, avec d’autres péronistes en rupture de ban, une force d’appoint parlementaire de poids pour le nouveau président. Dans le futur proche, ce type de transfuges risque en effet de jouer un rôle crucial, dans la mesure où les parlementaires de LLA ne représentent que 15% des députés et 10% des sénateurs : la « caste » qu’a tant fustigée le candidat Milei peut d’ores et déjà s’en frotter les mains.
Ces premiers éléments relatifs aux alliances et appuis du gouvernement en formation permettent par ailleurs de questionner certaines analogies répandues. Certes, le personnage Milei rappelle par certains aspects le style adopté par Donald Trump : celui-ci n’en bénéficiait pas moins, avant même son arrivée au pouvoir, du soutien de l’appareil électoral du parti Républicain et de son maillage territorial dense. Certes, Milei entretient des liens d’affinité forts avec l’ancien président brésilien Jair Bolsonaro. Celui-ci avait toutefois mis au centre de son gouvernement la hiérarchie militaire, qui comptait pour un tiers de ses ministres. En Argentine, en dépit de l’accession à la vice-présidence de Victoria Villarruel, proche des milieux militaires connue pour relativiser les crimes de la dictature, l’armée (moins puissante de manière générale) ne fait pas partie des « facteurs de pouvoir » décisifs de la présidence Milei.
D’autres parentés américaines pourraient ainsi être recherchées au sein de nouvelles droites se présentant comme « rebelles », ancrées dans les réseaux de la contre-culture 2.0 et des cryptomonnaies, dont les appuis institutionnels sont à ce jour moins définis. Celles-ci n’en ont pas moins émergé avec force au Salvador, sous la présidence de Nayib Bukele, ou à travers le Partido de la Gente, qui a fait irruption aux dernières présidentielles chiliennes en recueillant près des 13% des voix : son candidat, Franco Parisi, avait mené une campagne intégralement numérique, sans jamais toucher le sol chilien où il est poursuivi par la justice. Sur le plan interne comme sur le plan international, l’anatomie politique du miléisme reste donc à établir.
À de multiples égards (spirituels, idéologiques ou partisans), la figure de Javier Milei se caractérise donc par une forme de bizarrerie, mettant sur le devant de la scène politique argentine des thèmes, doctrines et individus qui se situaient jusqu’ici dans ses marges. Ceux-ci n’en font pas moins écho à des tendances et dynamiques déjà observables par le passé et souvent influentes, dont les réarticulations à venir intriguent autant qu’elles effraient. Reste à déterminer, dans les mois et années qui viennent, si l’inquiétante Argentine de l’étrange M. Milei, construite sur ces bases déroutantes, inaugure un cycle politiquement radicalement nouveau ou se résumera à un recyclage généralisé de vieux démons.