12 mars, 2024

YANICK LAHENS, ROMANCIÈRE : « TROUVER UN CRAN D’ARRÊT À CETTE CHUTE DANS L’ABÎME D’HAÏTI »

PHOTO ODELYN JOSEPH / ASSOCIATED PRESS 

TRIBUNE / Yanick Lahens Romancière haïtienne / Alors que le pays, délaissé par la communauté internationale, sombre dans le chaos, l’écrivaine haïtienne dénonce, dans une tribune au « Monde », la légèreté des politiques. / Nous avons connu ces derniers jours un effondrement brutal de nos assises dans la capitale haïtienne : l’incendie de l’ensemble des commissariats de Port-au-Prince et de sa banlieue, le saccage, le pillage et l’incendie de marchés, d’hôpitaux, de tribunaux, de commerces, d’installations portuaires, de banques et l’évasion spectaculaire de prisonniers des deux principaux centres pénitentiaires, etc. Une opération de terreur menée par des hommes lourdement armés au nom d’une révolution dont la finalité paradoxale serait un projet pour le « vivre-ensemble ».

Yanick Lahens 

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PORTRAIT DE YANICK LAHENS
PHOTO PHILIPPE MATSAS
Au moment où j’entame cet article, une nouvelle ronde de négociations sous l’égide de la Communauté des Caraïbes et la vigilance inquiète des États-Unis est lancée entre certains acteurs politiques afin de trouver un cran d’arrêt à cette chute dans l’abîme.

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Un constat mérite d’être dressé d’entrée de jeu. C’est bien l’incapacité de ces mêmes acteurs politiques (pouvoir en place, oppositions haïtiennes et communauté internationale) à dénouer, depuis juillet 2021, la crise par un accord négocié, qui a laissé le temps et l’espace à la mafia transnationale de la région, et à leurs alliés locaux du secteur des affaires et du secteur politique, de transformer ces assaillants en une « armée de libération nationale » autoproclamée.

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Certains rappels de l’histoire récente se révèlent indispensables. Ce sont bien les élections de l’année 2010 qui ont ouvert ce nouveau cycle d’instabilité, de déroute économique, de désastre social et de violence. Les États-Unis ont en effet imposé comme vainqueur de ces élections le candidat arrivé en troisième position [Michel Martelly]. Le Canada et la France très vite ont entériné cette forfaiture. Durant les deux mandats de cette force politique, Haïti a vu la dilapidation par des nationaux et des non-nationaux du fonds PetroCaribe octroyé par Hugo Chavez [ancien président du Venezuela, mort en 2013] après le séisme de 2010, la dépréciation de sa monnaie, la vassalisation des institutions, la dégradation de son économie et le renforcement de sa position géographique comme point de passage-clé des trafics de la zone latino-américaine et caribéenne.

Cette descente aux enfers a conduit à une forte hausse de la migration clandestine vers les pays voisins et à une accélération de l’exode vers les grandes villes, et particulièrement vers Port-au-Prince. L’urbanisation s’est faite sans aucune structure d’accueil pour cette population jeune qui ne se reconnaît pas vraiment dans les codes de la ville, qui a perdu les solides références du monde rural et se nourrit des impulsions à consommer des réseaux sociaux et des stimulants imaginaires violents des jeux vidéo. Les déportés, anciens prisonniers aux États-Unis, renvoyés en nombre en Haïti, ont apporté un supplément de culture violente apprise au contact des gangs dans les prisons américaines. Cette jeunesse livrée à elle-même a fini par forger, à partir de ces ingrédients, une sous-culture propre.

Dislocation de la société

Pour qui connaît l’histoire, si de tels événements et de tels indicateurs rappellent qu’Haïti est un des premiers « impensés » du monde moderne, il nous oblige, nous, Haïtiens, à questionner notre impensé interne : nous n’avons jamais su réussir l’intégration de cette majorité jadis essentiellement rurale et aujourd’hui urbaine. Or, le maintien durable des inégalités flagrantes apporte tout sauf la paix et la tranquillité. Nous en payons aussi le prix.

Durant ces vingt-cinq dernières années, la dislocation de la société a été telle que la représentativité de ce qu’on appelle la société civile est d’une faiblesse inouïe et que la dérisoire participation aux élections devrait interpeller les partis politiques sur leur poids réel. Sociétés civiles et partis politiques en ont-ils conscience ? Il est permis d’en douter. A écouter leur discours, rien ne semble les ébranler. Certaines propositions de sortie de crise sont un appel à tout détruire sur son passage pour une reconstruction future, d’autres remettent en selle des programmes avec si peu de relief qu’ils se ressemblent tous. Un regroupement de la société civile a travaillé pour tenter de mobiliser des jeunes, des troupes et a proposé une belle construction intellectuelle qui malheureusement a raté le réel et l’époque.

Au Chili, sujet à une crise politique comparable, Daniel Jadue, maire communiste de la ville de [Recoleta à] Santiago, a justifié son soutien au candidat à la présidence, le socialiste Gabriel Boric : « Le dialogue avec la réalité est la chose la plus pertinente pour avancer en politique. C’est ce dialogue qui empêche nos décisions tactiques de se fonder uniquement sur nos principes, car souvent la focalisation excessive sur les principes conduit à l’incapacité d’aller en avant. » [Jacobin]

Quant au pouvoir en place dont la responsabilité est première, il a géré, de la manière la plus traditionnelle qui soit, une crise qui demandait, par la nouveauté de sa nature, une rupture radicale avec une certaine manière de faire. Il n’a pas su opérer ce changement de paradigme. Son mutisme, son opacité, que beaucoup ont vécu comme une désinvolture, un cynisme, lui ont été fatales et ont ouvert la porte à toutes sortes de spéculations sur ses capacités et son honnêteté. Il aura creusé sa propre tombe.

Bataille serrée

C’est dans ce vide que se sont engouffrés ceux et celles que la destruction des institutions, dont les forces de police, arrange. Des personnalités politiques et du monde des affaires ont instrumentalisé les gangs dans les quartiers populaires pour la tenue d’élections, l’organisation de manifestations intempestives ou pour garantir un monopole sur des installations portuaires, sécuriser des entreprises, assurer la contrebande, les trafics en tous genres, s’enrichir sur la décote vertigineuse de la monnaie, sans oublier la pègre transnationale.

Mais, face à une telle urgence, le pouvoir et les oppositions ont investi toute leur énergie dans une bataille serrée, l’un pour se maintenir au pouvoir en comptant sur le soutien international, les autres pour accéder au pouvoir en comptant sur l’appui d’autres courants internationaux, tout en prônant publiquement une solution nationale à la crise. Nous avons assisté à des prises publiques de parole souvent affligeantes.

Mais qu’en est-il du poids de la police ? Est-elle capable seule, sans l’appui de forces internationales, de faire face à l’assaut répété d’hommes de plus en plus équipés ? Je pense que non car ce corps au salaire de misère a été affaibli par le maintien d’un embargo par les États-Unis pour l’acquisition des armes et des munitions, par des formations insuffisantes, par la corruption (certains policiers étant de collusion avec les gangs), par le départ récent de nombre d’entre eux par le biais du programme d’ouverture migratoire de Joe Biden. Ceux, honnêtes, parce qu’il en existe, quoi qu’on dise, qui continuent de défendre les vies, les biens et les rares positions stratégiques restantes, devraient avoir toute notre considération.

Le pouvoir n’a cessé de réclamer un appui international sans se montrer suffisamment proactif sur place. Les oppositions, sans proposer de plan de sécurité qui tienne la route, se sont toujours opposées à cet appui qui, d’après elles, viendrait uniquement renforcer le pouvoir actuel et ont joué la corde du nationalisme qui en Haïti trouve toujours un écho sur notre fond d’affect autour de 1804 [proclamation de l’indépendance et de la République].

Les opinions, surtout en dehors d’Haïti et dans la diaspora haïtienne, ont été travaillées par ce discours nationaliste qui a fait l’affaire de la communauté internationale, lui permettant de mettre en avant ces signaux contradictoires pour se dérober, demeurer en mode valse-hésitation, fournir contre paiement du matériel défaillant (mais quel manque de respect !) et surtout regarder ailleurs (en Ukraine par exemple, loin des chicanes des Nègres).

Sursaut de lucidité

Mais qu’il est facile quand on habite un quartier préservé de la violence, que ses enfants sont à l’étranger à l’abri ou que ceux sur place peuvent continuer leur scolarité à distance, et qu’on peut encore soi-même fréquenter boutiques et restaurants, ou quand on vit à l’étranger, de refuser toute aide extérieure à la police nationale. Or, réclamer un appui international pour un renforcement de la police, c’est renvoyer l’international à son imputabilité dans la crise depuis 2011. En détruisant l’ensemble des infrastructures policières autour de Port-au-Prince à l’annonce de la signature de l’accord entérinant l’aide du Kenya à la police haïtienne, les gangs armés s’alignaient eux aussi sur ce discours nationaliste.

Qu’est-ce qui sortira de cet énième tour de négociation ? Nous, citoyens et citoyennes, espérons une attention plus manifeste aux malheurs de la population, un sursaut de lucidité, moins d’avidité pour le pouvoir, plus de modestie et une meilleure écoute de ceux et celles qui, tout au long de ces négociations, se sont gardés de déclarations intempestives. Un nouvel émiettement serait plus que désolant. Mais fait nouveau : certains feront désormais valoir leur droit de s’asseoir aussi autour de la table, ayant gagné le statut d’acteur légitime au bout de leur fusil.

Je reprendrai ces mots d’Edgar Morin : « Comment restaurer l’espérance ? » Phrase essentielle en ce moment où les discours créés à dessein, à côté des nouvelles fabriquées, tournent principalement sur la Toile et dans la presse, en direction d’une population victime d’une désinformation propre à nourrir la haine, le désespoir, voire le goût du sang.

Moment d’isolement extrême

Je tenterai d’y répondre en deux temps. D’abord l’insécurité sévit principalement à Port-au-Prince et dans une partie [du département] de l’Artibonite. Port-au-Prince est le monstre qui dévore et cache le reste du pays. Ensuite, je voudrais souligner un événement dont beaucoup, localement et à l’international, n’ont pas mesuré l’importance : la construction sur la rivière Massacre d’un canal à la frontière avec la République dominicaine. Cette construction nous confirme qu’il existe encore dans l’île des forces vitales profondes et agissantes. Malgré le veto tout à fait illégal posé par le président dominicain, dont le pays en est à son onzième canal le long de la frontière, et la pusillanimité de l’État haïtien, des regroupements citoyens ont entamé la construction de ce canal. En représailles, la République dominicaine voisine a décidé unilatéralement de fermer sa frontière.

Contre toute attente, un mouvement migratoire à l’opposé de ce qui se passe dans le monde s’est fait durant des jours, beaucoup d’Haïtiens rentrant volontairement chez eux et laissant le secteur agricole, celui du bâtiment et du commerce frontalier en situation économique difficile en République dominicaine. Les tensions se sont apaisées depuis et le canal aujourd’hui existe. C’est une victoire, à une échelle très réduite il est vrai, sur le modèle monde dominant qui veut que la raison du plus fort économiquement soit toujours la meilleure et que les localités n’aient pas leur mot à dire. Depuis, des initiatives similaires ont vu le jour ailleurs et des expériences agricoles et communautaires novatrices ont été dévoilées par les réseaux sociaux.

L’espérance ne consiste pas à prendre d’assaut le pouvoir, mais à construire une offre politique qui ait un ancrage d’abord dans les localités et qui puisse permettre un pays plus juste et plus solidaire. Dans ce moment d’isolement extrême où se trouve Haïti, ce chemin sera long, très long, semé d’embûches et connaîtra des avancées et des échecs. Mais c’est encore le seul chemin qui vaille.

Yanick Lahens, romancière, autrice de « Douces déroutes » (éd. Sabine Wespieser, 2018), lauréate du prix Femina pour son roman « Bain de lune » (éd. Sabine Wespieser) en 2014.


Yanick Lahens  (Romancière haïtienne)


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