MUR D'UNE ÉCOLE DE LA RÉPUBLIQUE DE WEIMAR : AFFICHES ÉLECTORALES 1930-32. (SPD, CENTRE, KPD) PHOTO DEUTSCHER BUNDESTAG |
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DÉBATS / HISTOIRE / Thomas Piketty : « Les leçons de la Constitution de Weimar pour aujourd’hui » CHRONIQUE / Il y a cent ans, la gauche allemande se lançait dans une vaste opération de redistribution des richesses de la famille régnante. Un épisode riche d’enseignements pour notre époque, estime l’économiste dans sa chronique.
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THOMAS PIKETTY LE 23 AVRIL 2014 À BERKELEY , EN CALIFORNIE. PHOTO DE JUSTIN SULLIVAN |
Il y a tout juste un siècle, au printemps 1924, la gauche allemande se lançait dans un combat difficile pour redistribuer les richesses des Hohenzollern, la famille régnante qui venait de perdre le pouvoir outre-Rhin avec l’abdication de Guillaume II et la création de la République de Weimar, en 1919. Riche de leçons pour aujourd’hui, cet épisode méconnu mérite d’être rappelé. Il illustre la capacité des élites à utiliser le langage du droit pour perpétuer leurs privilèges, quelles que soient l’ampleur de leur fortune et l’importance des besoins collectifs : hier la reconstruction des sociétés européennes meurtries par les guerres, aujourd’hui les nouveaux défis sociaux et climatiques.
L’épisode est d’autant plus intéressant que la Constitution de Weimar est considérée comme l’une des plus avancées sur le plan social et démocratique. En particulier, le texte constitutionnel de 1919 comme la Loi fondamentale de 1949 adoptent une définition novatrice de la propriété, envisagée dans sa finalité sociale, et non pas comme un droit strictement individuel et sans limites, indépendamment des besoins matériels et des groupes sociaux concernés. Le texte de 1919 prévoit ainsi que la loi fixe le régime de propriété immobilière et la répartition des sols en fonction d’objectifs sociaux, comme le fait d’assurer « une habitation saine à toutes les familles » et « un foyer d’activité économique correspondant à leurs besoins » (article 155). Adopté dans un contexte quasi insurrectionnel, le texte a permis d’importantes redistributions de terres et de nouveaux droits sociaux et syndicaux.
Le texte de 1949 affirme, pour sa part, que le droit de propriété n’est légitime que dans la mesure où il « contribue au bien-être général de la collectivité » (article 14). Il mentionne explicitement que la socialisation des moyens de production et la redéfinition du régime de propriété entrent dans le domaine de la loi (article 15). Les termes utilisés ouvrent la possibilité de réformes structurelles telles que la cogestion. La loi de 1951 décide que les représentants des salariés disposent de 50 % des sièges dans les organes dirigeants (conseils d’administration ou de surveillance) des grandes entreprises de l’acier et du charbon, indépendamment de toute participation au capital. La loi de 1952 étend le système à tous les secteurs d’activité. La loi de 1976 fixe le régime en vigueur actuellement, avec un tiers des sièges pour les salariés dans les entreprises comprenant entre cinq cents et deux mille salariés, et la moitié des sièges pour celles de plus de deux mille salariés.
Système révolutionnaire
C’est aussi dans ce contexte que le Parlement allemand adopte, en 1952, un ambitieux dispositif de Lastenausgleich (« partage du fardeau »), consistant en un prélèvement allant jusqu’à 50 % sur les plus hauts patrimoines financiers, professionnels et immobiliers (quelle que soit leur nature). Le système conduit à lever des sommes considérables (environ 60 % du revenu national allemand de 1952, avec des paiements s’étalant sur trente ans). Cela permet de financer des compensations importantes pour les petits et moyens patrimoines amputés par les destructions et la réforme monétaire de 1948 (1 nouveau mark a remplacé 100 anciens marks, ce qui permet de se débarrasser sans inflation de l’immense dette publique), et de rendre politiquement acceptable cette mesure essentielle pour redonner de l’air aux finances publiques. De l’avis général, ce système révolutionnaire a joué un rôle central pour reconstruire le pays sur la base d’un nouveau contrat social et démocratique (Shouldering the Burdens of Defeat. West Germany and the Reconstruction of Social Justice, « supporter le fardeau de la défaite », de Michael L. Hughes, The University of North Carolina Press, 1999, non traduit).
Pourtant, dans le cadre des luttes politiques de 1924-1926, cette modernité constitutionnelle ne va pas suffire. En Autriche, les biens impériaux des Habsbourg sont devenus des biens collectifs, sans compensation. Mais, en Allemagne, les Hohenzollern sont parvenus à conserver leurs propriétés (plus de 100 000 hectares de terres, une dizaine de châteaux, des œuvres d’art à foison, etc.). Aucune mesure fédérale de redistribution n’a été adoptée. Plusieurs jugements en 1924-1925 invalident, en outre, des décisions de gouvernements régionaux pour limiter l’usage privé et ouvrir l’accès public aux châteaux et aux œuvres d’art. À l’issue de l’hyperinflation de 1923, les princes Hohenzollern vont jusqu’à exiger une revalorisation de leurs pensions, alors que le pays est à genoux.
Impossible union de la gauche
Les communistes du KPD, finalement suivis par les sociaux-démocrates (SPD), déposent alors une proposition de loi visant à exproprier les princes au bénéfice des plus démunis. Ils rassemblent plus de douze millions de signatures en 1925, dans ce qui reste à ce jour la plus vaste pétition de l’histoire allemande. La loi est en passe d’être adoptée, mais le flou des formulations constitutionnelles sur les compensations permet au président Hindenburg d’exiger au préalable une révision constitutionnelle. Le référendum de juin 1926 rassemble seize millions d’électeurs (dont 90 % en faveur de l’expropriation). Toutefois, la participation est légèrement inférieure au seuil de 50 % requis pour modifier la Constitution.
En appelant à l’abstention et en dénonçant les risques qu’une victoire communiste ferait peser à terme sur la petite et moyenne propriété, la droite allemande et les grands propriétaires (très influents dans l’est du pays), alliés au centre et aux nazis (qui s’opposent à la lutte des classes et préconisent d’exproprier les juifs entrés dans le pays depuis 1914), sont parvenus à bloquer le processus et à empêcher l’union de la gauche qui pouvait alors se mettre en place.
L’épisode est fondamental, car il illustre l’importance des batailles constitutionnelles dans la marche historique vers l’égalité – un processus toujours en cours et qui, sans nul doute, connaîtra de nouveaux développements dans les décennies à venir.
Thomas Piketty(Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris )
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