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TROIS DÉTROITS ET UN CANAL PAR CÉCILE MARIN |
Une trentaine de navires attaqués au large du Yémen / Les houthistes défient Washington / Le soutien américain à Israël dans sa guerre à Gaza depuis le 7 octobre a poussé les rebelles houthistes à accentuer leurs attaques contre les navires de transport et les tankers au large des côtes yéménites. En réponse, les États-Unis tentent péniblement de fédérer une coalition internationale pour protéger le trafic maritime et sécuriser l’accès à la mer Rouge ainsi qu’au canal de Suez. [Yémen : les drames d'une guerre oubliée]
Depuis le début de l’intervention militaire d’Israël à Gaza en représailles à l’attaque sanglante du Hamas, le 7 octobre 2023, les houthistes yéménites — qui appartiennent au zaydisme, l’un des trois principaux courants du chiisme — intensifient leurs actions de déstabilisation du trafic maritime dans le détroit de Bab Al-Mandeb. D’une longueur de 193 kilomètres pour 32 kilomètres de large, ce passage, qui signifie en arabe « porte des lamentations », sépare la péninsule arabique de la Corne de l’Afrique et donne accès au canal de Suez. Les rebelles lancent des drones munis de charges explosives ou des missiles contre des navires de fret ou des tankers et organisent parfois des actions héliportées afin d’en prendre le contrôle. « Pour accomplir notre devoir religieux, moral et humanitaire en soutien à ceux qui ont été lésés en Palestine et à Gaza », justifie M. Yahya Sarre, l’un des porte-parole des houthistes.
LE CONTRÔLE DU YEMEN PAR CÉCILE MARIN, JUIN 2023 |
Entre le 19 novembre et la mi-février, on dénombrait plus de 30 attaques contre des transporteurs (1). Sans se concerter, ni se coordonner, plusieurs d’entre eux ont décidé, mi-décembre, de dérouter leur flotte en lui imposant de contourner l’Afrique via le cap de Bonne-Espérance. De quoi bouleverser le commerce mondial. Selon le Kiel Institute for the World Economy (IfW Kiel), seuls 200 000 conteneurs transitent actuellement par la mer Rouge, contre 500 000 avant le début des attaques (2). Carrefour majeur du transport mondial de marchandises avec 12 % du commerce international — dont 30 % de l’ensemble des mouvements de conteneurs —, ce détroit est aussi crucial pour les hydrocarbures, en particulier le pétrole et le gaz naturel liquéfié (GNL). Entre 4 et 8 % des cargaisons mondiales de GNL transitent en moyenne chaque année par le canal de Suez tandis que quelque 8 millions de barils de pétrole empruntent la mer Rouge quotidiennement. Si le détroit de Bab Al-Mandeb est un lieu-clé de l’économie mondiale, il en est aussi le talon d’Achille.
Au début du XXIème siècle, la protection de la navigation dans le golfe d’Aden contre la menace terroriste et les actes de piraterie s’est organisée dans un premier temps avec l’embarquement de gardes privés sur les navires commerciaux. Jusqu’à ce que, finalement, en 2008, la résolution 1816 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) ouvre la voie à l’intervention des États dans les eaux territoriales somaliennes afin de lutter contre les pirates. La mission européenne « Atalante » est alors lancée fin 2008, et participe à la surveillance maritime et aérienne du golfe depuis Djibouti. Mais les moyens sont maigres puisque, « actuellement, elle ne dispose dans les faits que de deux navires et deux avions pour sillonner une très vaste superficie maritime », révèle un expert ayant conduit une étude sur la mission. Formée en avril 2022, la Combined Task Force 153 (CTF-153), placée sous commandement américain et basée à Bahreïn, n’a pas été dotée de forces supplémentaires pour remplir son mandat de sécurisation des eaux allant de l’Égypte et de l’Arabie saoudite à Oman. Dirigeant cette force maritime, le vice-amiral Charles « Brad » Cooper reconnaît qu’elle n’avait pas vocation à augmenter « la présence de navires et d’avions dans la mer Rouge et le golfe d’Aden, mais à rendre la flotte [existante] plus efficace (3) ». À en croire une source collaborant avec « Atalante », l’absence d’échange d’informations entre acteurs concernés nuirait pourtant à cette efficacité. Certes, il y a bien eu un cadre de coopération entre Européens et Américains appelé le « Shade Forum », associant l’industrie du transport maritime, qui traite de la piraterie et de toutes les menaces à la sécurité maritime, mais dans les faits une rivalité entre forces militaires a constitué un frein rédhibitoire à toute collaboration. Et l’initiative a fini par être abandonnée.
Flotte européenne
Ainsi les rebelles qui ont pris le contrôle de Sanaa en septembre 2014 en délogeant le gouvernement du président Abd Rabbo Mansour Hadi n’ont pas attendu la guerre à Gaza pour déstabiliser la région. À Sanaa, leurs chefs décident de leurs actions en bonne intelligence avec les dirigeants de la République islamique d’Iran et des représentants du Hezbollah libanais. Téhéran a rejeté les accusations des États-Unis sur son implication dans les attaques en mer Rouge (23 décembre). « L’axe de la résistance dispose de ses propres forces et agit en fonction de ses propres décisions et capacités (4) », a déclaré le 23 décembre le vice-ministre des affaires étrangères iranien, M. Ali Bagheri.
Au cours de la dernière décennie, les houthistes ont constitué un atout pour l’Iran dans sa rivalité avec l’Arabie saoudite. C’est dans ce cadre qu’ils ont ciblé deux installations pétrolières du géant saoudien Aramco en septembre 2019, à Abqaïq et à Khurais. La guerre israélienne offre donc l’opportunité à Téhéran d’étendre, par houthistes interposés, son influence à la mer Rouge.
« Les houthistes ont été entraînés et armés par les pasdarans iraniens à partir de 2010, nous confie une source proche des renseignements des Émirats arabes unis, pays hostile à la rébellion. Ils ont tenu tête à la coalition saoudo-émiratie qui les combattait, ainsi qu’à l’armée régulière yéménite. Ces montagnards du nord-ouest du pays se sont reconvertis en marins pour assurer leur indépendance financière, et donc leur capacité de nuisances. Leurs trafics divers, d’armes, de drogues, de minerais, de charbon et bien évidemment d’êtres humains dans toute la péninsule arabique et la Corne de l’Afrique ont permis une autonomisation vis-à-vis de l’Iran. »
Si, depuis le début de la guerre à Gaza, les houthistes ont procédé au lancement d’une centaine de drones et de missiles balistiques vers Israël, selon les déclarations de l’armée israélienne, de nombreuses alertes avaient été précédemment lancées à leur encontre. Dans son rapport de février 2023, le groupe d’experts mandaté par le Conseil de sécurité de l’ONU pour le Yémen réclamait le maintien des sanctions à l’égard des rebelles. Le 28 février 2022, soit un an plus tôt, le Conseil de sécurité avait aussi adopté une résolution dans laquelle il condamnait, dans les termes les plus fermes, les attaques répétées perpétrées contre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
Sans minimiser l’importance que les houthistes accordent aux Palestiniens, leurs attaques contre les navires marchands s’inscrivent dans le cadre des tractations en vue d’un accord de paix entre eux et le gouvernement yéménite sous le patronage de l’Arabie saoudite. En accédant à une reconnaissance internationale de facto, les rebelles s’affichent comme la seule voix légitime du peuple yéménite aux yeux des acteurs étrangers. Le 23 décembre, M. Hans Grundberg, l’envoyé spécial des Nations unies pour le Yémen, annonçait que gouvernement et houthistes s’étaient accordés sur un futur processus de paix. Pourtant, les rebelles continuent à menacer les navires empruntant le détroit de Bab Al-Mandeb. Une persistance qui démontre qu’aucun des protagonistes ne croit à l’accord signé. Selon Thomas Juneau, professeur associé à l’université d’Ottawa, les derniers pourparlers tendent plutôt à entériner l’échec de la guerre déclenchée par Riyad et ses alliés en 2015 contre les houthistes et à ouvrir la voie à un retrait saoudien du Yémen (5).
Moins soumis à la pression saoudienne, les houthistes considèrent d’un bon œil les difficultés rencontrées par les États-Unis pour constituer la force maritime internationale Prosperity Guardian. Annoncée le 18 décembre, cette alliance est censée lutter contre les attaques houthistes dans la mer Rouge. Las, certains pays que les Américains avaient présentés comme membres du dispositif refusent de participer sous le commandement de Washington. Un communiqué du ministère des armées publié le 19 décembre 2023 précisait ainsi que la frégate française Languedoc resterait sous « commandement national » pour garantir sa liberté d’action. L’Italie en a fait de même, elle qui dispose également d’une frégate dans la zone. L’Espagne, après avoir accepté, a finalement décidé qu’elle ne participerait qu’à une opération sous mandat de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ou de l’Union européenne. Cette dernière a lancé le 19 février une « opération de sécurité maritime » baptisée Eunavfor-Aspides pour jouer un rôle « dissuasif et défensif » aux côtés — et non sous le commandement — de Prosperity Guardian. Quant à l’Australie, pourtant fidèle alliée de Washington, elle a décliné la demande américaine de déployer un navire de guerre. New Delhi a dépêché en mer Rouge un bâtiment de sa flotte dans l’objectif de sécuriser les cargos battant pavillon indien tout en préférant faire cavalier seul. Fidèle à sa ligne de conduite des « trois non » dans le rapport conflictuel qui l’oppose à Washington (pas de coopération, pas de soutien et pas de confrontation), la Chine ne s’associera pas à Prosperity Guardian. Les houthistes ont d’ailleurs déclaré que ni les navires chinois, ni les navires russes ne seraient pris pour cibles, à la condition qu’ils n’aient pas de liens commerciaux avec les Israéliens.
En pratique, les Américains ne pourront donc compter que sur un destroyer britannique et une frégate grecque. Car même au niveau régional, c’est un camouflet. Ni l’Égypte ni l’Arabie saoudite n’ont daigné participer à cette opération. Seul Bahreïn, siège de la Ve flotte américaine, est intégré dans cette alliance. Selon un diplomate d’une monarchie du Golfe, « le président iranien Ebrahim Raïssi a conclu fin octobre avec le prince héritier Mohammed Ben Salman une entente secrète : un engagement de non-agression de la part des houthistes en contrepartie de la non-participation de Riyad à la coalition navale américaine ». Les autorités djiboutiennes ont, elles, refusé que les Américains fassent accoster leurs forces maritimes en opération contre les houthistes au port de Djibouti, de même qu’elles leur ont interdit d’organiser des frappes aériennes contre des cibles yéménites depuis l’aéroport djiboutien utilisé par l’armée américaine.
Aussi, les États-Unis ont redéployé leur marine, précédemment positionnée au large d’Israël, dans le détroit de Bab Al-Mandeb. Et le 31 décembre, un cap dans leur engagement face aux houthistes a été franchi puisque, visés par leurs tirs, des hélicoptères américains « ont riposté en état de légitime défense, coulant trois des quatre petits navires, et tuant les équipages », comme l’a indiqué le commandement central des forces américaines (Centcom) au Proche-Orient dans un communiqué. Washington souhaiterait qu’Israël et les Émirats arabes unis s’impliquent à ses côtés. Le premier dispose d’une base dans la région érythréenne d’Assab tandis que les seconds ont obtenu l’accord des autorités érythréennes pour installer des équipements militaires fournis par Israël sur l’île de Dahlak Kebir. Mais jusqu’à présent, ni Tel-Aviv ni Abou Dabi n’ont répondu favorablement à la demande américaine.
L’escalade dans le conflit continue, Washington ayant répliqué par une démonstration de force contre les attaques houthistes. Depuis le 12 janvier, Sanaa, Hajjah, Dhamar, Al-Baida, Taez et Hodeïdah ont été les principales villes yéménites visées par des bombardements américano-britanniques. Ces opérations ont soulevé une vague d’indignation dans le monde arabo-musulman jusqu’à la Turquie, qui est un membre de l’OTAN. Le président Recep Tayyip Erdoğan a dénoncé « l’utilisation disproportionnée de la force contre les rebelles houthistes », déclarant solennellement que « les États-Unis et le Royaume-Uni tentent de transformer la mer Rouge en mer de sang » (6).
Autre signe d’escalade : dès le 25 décembre, les houthistes ont annoncé des représailles possibles contre Prosperity Guardian en déclarant que « les câbles Internet mondiaux qui traversent le détroit de Bab Al-Mandeb sont sous [leur] contrôle ». Ces infrastructures reliant l’Europe, l’Afrique et l’Asie traversent l’Égypte puis la mer Rouge jusqu’au détroit de Bab Al-Mandeb. La quinzaine d’entre eux qui passe par la mer Rouge traite entre 17 % et 30 % du trafic Internet mondial. En 2016, un navire câblier avait déjà été attaqué par des pirates en mer Rouge en pleine opération de pose d’une installation sous-marine. En 2005, l’International Cable Protection Committee (ICPC) évaluait à 1,5 million de dollars par heure l’impact financier d’une coupure du réseau sous-marin (7). Aujourd’hui, l’ampleur du phénomène serait décuplée.
Alors que Washington et Londres peinent à rallier d’autres capitales sous leur bannière, les houthistes ont d’ores et déjà engrangé des succès. Ils ont conforté leur renommée internationale, et remportent l’assentiment, fût-il discret, d’une grande partie des pays de la Ligue arabe. Alors même que leur exercice du pouvoir provoquait des contestations véhémentes et répétées de la part de la population, leurs positions anti-israélienne et antiaméricaine ont déclenché la ferveur des Yéménites. Adopter la position de David contre Goliath a ainsi fait entrer les rebelles dans une période de grâce…
Tristan Coloma
Journaliste.
Notes :
(1) « Red Sea attacks. How Houthi militants in Yemen are attacking ships in one of the world’s busiest maritime trade routes », Reuters, 2 février 2024.
(2) « Cargo volume in the Red Sea collapses », IfW Kiel, 11 janvier 2024.
(3) « Combined Maritime Forces establishes new naval group to patrol Red Sea region », Defense News, 13 avril 2022.
(4) « Iran denies helping Houthis plan attacks on Israel-linked ships », Reuters, 23 décembre 2023.
(5) Jennifer Holleis, « Yemen’s peace plan boosts Houthis’ regional influence », Deutsche Welle, 29 décembre 2023.
(6) « Erdogan accuses US, Britain of trying to turn Red Sea into ‘‘sea of blood” », Reuters, 12 janvier 2024.
(7) Cité par Camille Morel, « Les câbles sous-marins : un bien commun mondial ? », Études, no 2017/3, Paris, mars 2017.
VUE AÉRIENNE DU NAVIRE MARCHAND TRUE CONFIDENCE EN FEU À LA SUITE D'UNE ATTAQUE DE MISSILE HOUTHI, LE 6 MARS 2024. PHOTO DVIDS/DOCUMENT VIA REUTERS |
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