01 juin, 2025

FRANCE / LE PARTI DES MÉDIAS DÉJÀ EN CAMPAGNE

 [ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

DESSIN SELÇUK DEMIREL

Le Monde
Diplo
En France aussi, « neutraliser les extrêmes » / Le parti des médias déjà en campagne / Pour la première fois depuis la Libération, l’espace public français compte un pôle médiatique d’extrême droite. Bien financé, puissant, diversifié, il aimante la presse conservatrice et inquiète l’écheveau des médias libéraux. Ces deux ailes du journalisme dominant œuvrent dorénavant, chacune dans son camp, à réorganiser le champ politique en vue de l’élection présidentielle de 2027.  [Médias et propagande d'extrême droite ]

par Serge Halimi & Pierre Rimbert

 Écouter cet article

par Serge Halimi et Pierre Rimbert • Lu par Blaise Pettebone
LE MONDE DIPLOMATIQUE - AUDIO 
«LE PARTI DES MÉDIAS DÉJÀ EN CAMPAGNE»
Illustration
« Le Monde diplomatique » 
Trois semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle de 1995, le conseiller politico-patronal Alain Minc se désolait que le scrutin n’oppose pas M. Édouard Balladur à Jacques Delors, deux militants de l’Europe libérale : « On était à un millimètre d’une campagne de pays très développé, très sophistiqué, entre le centre droit et le centre gauche, à l’allemande, et on a une campagne beaucoup plus marquée par le vieux tropisme français du rêve, de l’illusion et du sentiment que la politique domine tout » (LCI, 1er avril 1995). Après s’être employée à discréditer les candidats susceptibles d’entraver ce duel de siamois, l’élite médiatique française avait elle aussi remâché son amertume contre un peuple trop fruste et perverti par le « populisme ».

« Jannette Jara, Presidenta / Trabaja por ti / Vota 2 »

► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR

Souvent noyé dans les urnes, l’espoir des libéraux revit toujours. Comme un écho vieux de trente ans, The Economist a commenté la raclée électorale reçue par les deux grands partis britanniques lors des élections locales d’avril dernier. L’hebdomadaire s’est lamenté que le paradis centriste à portée de main se dérobe aussi dans son pays : « Il y a juste un an, le Royaume-Uni semblait sortir d’une décennie de folie post-Brexit. Une élection, rafraîchissante parce que terne, opposait alors Rishi Sunak et sir Keir Starmer, deux technocrates habillés sans fantaisie, deux bourreaux de travail aux idées économiques très conventionnelles. Après que sir Keir [le travailliste] l’eut emporté, les ministres se vantaient que les investisseurs allaient se ruer vers un îlot de stabilité dans une mer déchaînée. Mais aujourd’hui le populisme opère un retour fracassant » (2 mai 2025).

ACRIMED

En France, les notabilités médiatiques s’affairent pour éviter une semblable déconfiture lors de l’élection présidentielle prévue dans deux ans. « Sortir de la crise politique suppose de neutraliser les extrêmes », alerte l’éditorialiste politique du Monde, Françoise Fressoz (31 décembre 2024). Mais comment faire ? En 1995, le Front national (FN) culminait à 15 % ; le Rassemblement national (RN) a doublé ce score depuis, et le nationalisme réactionnaire a le vent en poupe ailleurs dans le monde. Il y a trente ans, les principaux acteurs de l’information politique — Le Monde, TF1, France Télévisions, Libération, Le Nouvel Observateur, France Inter, etc. — concentraient une force de frappe redoutée dont la ligne rédactionnelle oscillait entre libéral-conservatisme et social-libéralisme ; leur influence se cantonne désormais à la fraction métropolitaine des classes cultivées ; enfin la concurrence des médias d’extrême droite les déstabilise.

Avec la montée en puissance du groupe Bolloré — CNews - Europe 1, Le Journal du dimanche —, l’implication médiatique croissante du catholique traditionaliste Pierre-Édouard Stérin, l’efficacité d’une galaxie d’influenceurs, de chaînes YouTube, sans oublier la complicité de titres tels que Valeurs actuelles, Frontières, Le Figaro Magazine et des pages « Opinions » du Figaro (d’où M. Éric Zemmour est issu), le paysage médiatique s’est recomposé autour de deux pôles. L’un culturellement libéral, l’autre ultraconservateur et proche de l’extrême droite, l’un et l’autre compatibles avec le programme économique des gouvernements nommés par M. Emmanuel Macron.

Dans ces conditions, l’équivalent contemporain du duel Delors-Balladur rêvé il y a trente ans — idéalement un affrontement entre MM. Raphaël Glucksmann et Édouard Philippe — apparaît hors de portée. La présence très probable du RN au second tour de l’élection présidentielle impose d’ajuster le scénario habituel (1). À la droite de la droite, « neutraliser les extrêmes » consistera donc plutôt à favoriser le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau ou M. Jordan Bardella, aux dépens de Mme Marine Le Pen, jugée moins malléable, trop « sociale », trop critique de l’Union européenne et trop indifférente à sa nouvelle religion séculière, le soutien militaire à l’Ukraine.

Massivement médiatisés sur les chaînes d’information en continu qu’animent et consomment les journalistes politiques, les sondages viennent conforter cette stratégie. Celui publié par Le Figaro le 12 mai dernier était titré « 2027 : Le Pen décroche au profit de Bardella, Philippe favori dans le bloc central ». Il fournit un moule d’où sortiront à coup sûr cent copies conformes. Car le « décrochage » mis en avant ne concerne ni les intentions de vote, ni les souhaits qu’un(e) candidat(e) se présente, mais la réponse à la question : « Est-ce que vous pensez que la personnalité suivante pourra finalement être candidate ? » Dans le cas de Mme Le Pen, la chute dépasse les vingt points entre février et mai (passant de 74 % à 53 %). Et pour cause : le 31 mars dernier, elle a été condamnée à une peine qui l’empêchera de se présenter sauf si son appel aboutit. « Quoi qu’il en soit, conclut brillamment le sondeur de l’IFOP, Jordan Bardella pourrait apparaître au fil des mois comme le candidat naturel de son camp. » Or quoi de mieux pour favoriser une « apparition » que de précipiter une disparition — ou alimenter une rivalité ?

ACRIMED

Si l’on retrouve la même mystification sondagière à l’autre bord de l’échiquier politique, en général pour favoriser M. Glucksmann, chouchou des médias sur le créneau (déjà encombré) des candidats putatifs de la gauche non insoumise, la mise en accusation permanente de La France insoumise (LFI) et de M. Jean-Luc Mélenchon demeure le plat signature du menu journalistique français. Au point qu’on se demande combien de postes à temps plein la presse parisienne emploie pour s’acquitter d’un exercice d’autant plus étrange que ses préposés s’accordent pour juger improbable une victoire de LFI.

Copinage et union sacrée

Deux semaines après la diffusion très commentée d’une émission du service public contre M. Mélenchon (« Complément d’enquête », France 2, 24 avril 2025), un livre au propos identique a bénéficié d’une promotion hors du commun. Du 6 au 8 mai 2025, alors qu’éclate un conflit armé entre l’Inde et le Pakistan — deux puissances nucléaires — et que la famine ravage Gaza, Libération, France Inter, RTL, Valeurs actuelles, Le Monde, Le Nouvel Obs, BFM TV, Marianne, LCI, France Culture s’accordent sur une priorité éditoriale : informer que La Meute. Enquête sur La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon vient de paraître (2). Acrimed, l’observatoire français des médias, a dû s’y prendre à deux fois pour reconstituer ce tsunami de pluralisme (3). Dans un pays qu’on dit fracturé de toutes parts, l’union sacrée des médias contre un parti de gauche accomplit un miracle : le 6 mai, on peut lire sur le site du Point l’éloge d’une enquête réalisée par une journaliste de Libération et un ancien rédacteur de L’Express fraîchement recruté au Monde, écouter France Inter bichonner les deux auteurs à son heure de plus grande écoute quelques minutes avant que France Culture en fasse autant ; puis Marianne, RTL et Mediapart prennent le relais. « Est-ce que vous diriez aujourd’hui que la machine insoumise est une machine à produire de l’antisémitisme ? Oui ou non ? », demande suavement Sonia Devillers sur France Inter ce matin-là à ses invités, lesquels, un peu gênés tout de même par un tel manque de nuance, se sentent obligés de répondre par la négative…

En dehors de ces accès de fièvre commune (ou de simple copinage), la transformation actuelle du paysage médiatique se résume simplement : en l’absence de grands moyens d’information de gauche, l’expansion du pôle ultraconservateur face à un bloc central essoufflé provoque un infléchissement général du discours vers l’extrême droite. On associe souvent ce mouvement à la puissance du groupe contrôlé par M. Vincent Bolloré, lequel « roule » pour le RN ou ses satellites, dont LR, l’ex-droite « républicaine ». Cette présentation est insuffisante. Nombre de médias non liés au milliardaire breton, mais également d’intellectuels et de responsables politiques qui autrefois « faisaient barrage » au parti de la famille Le Pen lui servent désormais de griots. En outre, le modèle CNews - Europe 1 séduit aussi parce qu’il est à la fois peu coûteux, lucratif en termes d’audience et peu exigeant professionnellement. Car, quelle que soit la marche du monde, le calendrier éditorial privilégie les trois « I » canoniques — insécurité, islam, immigration —, auxquels s’ajoutent depuis dix-huit mois un quatrième — Israël (le défendre) — et même un cinquième : Insoumis (les détruire).

Dans ce pentagone mental, n’importe quel algorithme suffit à enchaîner les polémiques. Et la chambre d’écho des réseaux sociaux fait de l’exercice un jeu d’enfant. La recette préférée de Sonia Mabrouk, interrogatrice-vedette de CNews - Europe 1 et chroniqueuse au Journal du dimanche ? Identifier une intervention stupide, maladroite ou déformée d’un militant insoumis ou écologiste (un tweet fera l’affaire) ; sommer un responsable de leur parti de la désavouer et de la sanctionner (avertissement : ce ne sera jamais assez) ; faire la tournée des bavards pour recueillir le « coup de gueule » d’un député d’extrême droite, d’une sous-ministre macroniste (qui sortira ainsi de l’anonymat) ou de M. Robert Ménard. Émincer l’ensemble sur X puis servir sur le plateau de CNews, devenue la principale chaîne d’information du pays.

Faute de grive, on mange des merles… Un fait divers crapuleux fera donc également l’affaire. « L’agression d’une grand-mère et de sa petite-fille » par un « individu très défavorablement connu des services de police » permet ainsi à Mabrouk de demander à… M. Bardella « de quoi est-ce le symptôme ? » (20 juin 2023). On imagine l’embarras du chef du RN… Lequel répond sans hésiter que « cette attaque est le symptôme de l’ensauvagement de la société française ». Trois jours après le début de la guerre à Gaza, Mabrouk n’hésite pas davantage à demander à Mme Le Pen si elle appuierait la proposition de « lever l’immunité de députés, notamment insoumis, qui n’ont pas condamné ces actes de terrorisme ». Enfin, mais c’est presque la routine quotidienne sur CNews, lorsque le 24 mars dernier, à Rouen, un rabbin est « frappé, insulté, mordu » par « un mineur de 16 ans connu sous plusieurs identités, marocaine, palestinienne », Mabrouk suggère à M. Manuel Valls l’explication de cette agression : « un antisémitisme d’atmosphère nourri par l’extrême gauche et notamment La France insoumise ». Comme par enchantement, cette grille d’explication disparaîtra de CNews un mois plus tard, après l’assassinat au couteau d’un jeune musulman dans une mosquée du Gard. Là, la mise en cause de l’« islamophobie d’atmosphère » de M. Retailleau suscite la colère d’un journaliste sur le plateau : « Je trouve ça abject de mettre une cible dans le dos du ministre de l’intérieur ! » (27 avril).

Longtemps cantonné à des cases bien identifiées, le journalisme d’extrême droite exerce désormais une puissante force d’attraction sur les franges du pôle libéral. Franz-Olivier Giesbert, qui a démarré sa carrière au Nouvel Observateur, a titré un de ses éditoriaux du Point « Sonia Mabrouk présidente » (3 octobre 2024). Et le propriétaire de BFM TV, Rodolphe Saadé, un milliardaire macroniste, a proposé à cette journaliste qui milite en faveur d’une « union des droites » incluant le RN d’animer sur BFM « un des carrefours de la présidentielle ». Mabrouk a décliné la proposition tout en remerciant M. Saadé d’avoir « gratifié son travail d’autant d’attention. (…) À ma modeste place, j’essaie de faire entendre une petite musique parfois oubliée, qui est celle des idées (4)  ».

Tout sauf la gauche

Elle n’est pas la seule à interpréter cette partition. Proche de l’extrême droite, Alexandre Devecchio joue le rôle de chef d’orchestre idéologique au Figaro et au Figaro Magazine, lequel accueille désormais ses chroniques. Les pages « Débats » du quotidien dont il a la charge accueillent majoritairement des journalistes, intellectuels, universitaires qui ont affiché leur disposition à voter pour le RN, soit par adhésion, soit pour barrer la route à LFI. Devecchio, qui ne ménage pas sa peine, se déploie également sur CNews, ainsi que sa consœur et complice des pages « Idées » du Figaro Eugénie Bastié, pendant que M. Luc Ferry, chroniqueur dans le quotidien du groupe Dassault chaque jeudi, dispose d’une émission le dimanche sur LCI (groupe TF1). L’ancien ministre de l’éducation de Jacques Chirac y a déjà répété plusieurs fois que « LFI est infiniment pire que le Rassemblement national » (6 avril 2025) et qu’il voterait par conséquent pour Mme Le Pen contre M. Mélenchon. L’hypothèse d’un tel second tour a beau s’éloigner, elle fournit un thème inépuisable de débats et de déclarations.

Le choix de M. Ferry n’est pas isolé dans les rangs de la droite bourgeoise : en juillet dernier, Pascal Perrineau, professeur d’université et ancien pilier de Sciences Po, appelait à « faire barrage au Nouveau Front populaire » (Le Figaro, 5 juillet 2024). Les digues d’autrefois ont à ce point cédé que Devecchio s’est vu proposer à deux reprises par le macroniste Denis Olivennes, patron du pôle médias du milliardaire Daniel Kretinsky, la direction… de Marianne (5). Et si deux publications comme Le Figaro Magazine et Le Point se distinguent encore un peu, c’est de moins en moins par leur ligne éditoriale : aucun des cinq « I » ne manque à l’appel dans l’une ou l’autre ; la critique principale qu’elles adressent au RN porte sur son refus d’un traitement de choc néolibéral. On devine l’obstacle surmontable, surtout si M. Bardella, que le patronat s’emploie à séduire avec un certain succès, devient le candidat du RN en 2027.

Un regard superficiel attribuerait volontiers l’extrême-droitisation du paysage médiatique français à un rééquilibrage : pourquoi une idéologie dont les diverses composantes rassemblent environ 40 % des suffrages ne bénéficierait-elle pas de moyens d’information proportionnels à son influence électorale ? En somme, les médias refléteraient désormais les rapports de forces politiques. En réalité, ils les façonnent aussi, par la « neutralisation des extrêmes » réclamée par Fressoz comme par Minc avant elle. Chacun des deux grands pôles du journalisme français s’y emploie. Autant le feu roulant contre LFI rend la chose évidente à gauche, autant la saturation de l’espace public par les thèmes liés aux cinq « I » la rend moins aveuglante côté droite. Mais le travail de recentrage exercé par les médias apparaît plus clairement lorsqu’on se situe sur le terrain économique et social : là, CNews - Europe 1, Le Figaro, Le Journal du dimanche, M. Bolloré et les officines de M. Stérin pèsent de tout leur poids pour ramener le RN vers l’entreprise, le libre-échange, l’Alliance atlantique, l’Ukraine. Déjà observée en Italie avec Mme Giorgia Meloni (6), une telle normalisation (l’union des droites) interviendra d’autant plus vite que le pôle médiatique ultraconservateur aura favorisé au sein du RN les factions les plus compatibles avec Les Républicains de M. Retailleau. Ce dernier a d’ailleurs réglé le collimateur sur Mme Le Pen qui aurait « prouvé qu’elle n’était pas de droite » : « Son logiciel économique est beaucoup plus proche de celui de la secrétaire générale de la CGT que de nous » (Le Figaro, 16 mai 2025).

Une lutte sans merci entre droite et centre sur les seules questions de société, de culture et d’immigration ; une gauche n’accédant aux médias que pour servir de ballon de frappe ou pour appuyer les libéraux dans leur duel contre « les extrêmes » ? Verrouiller avec succès l’espace public en fonction de tels paramètres suppose une population apathique et amnésique. Trente ans après 1995, les maîtres d’œuvre d’un tel scénario pourraient connaître une déconvenue identique.

Serge Halimi & Pierre Rimbert

Notes :

(1) Lors des élections européennes de juin 2024, le RN a obtenu 31,3 % des suffrages exprimés, puis 33,2 % avec ses alliés aux élections législatives qui ont immédiatement suivi.

(2) Charlotte Belaïche et Olivier Pérou, La Meute, Flammarion, Paris, 2025.

(3) Maxime Friot, « Mélenchon : les journalistes politiques chassent en meute », et Pauline Perrenot, « Ce que nous dit l’acharnement médiatique contre LFI », 6 mai et 15 mai 2025.

(4) Le Figaro, Paris, 7 mai 2025.

(5) LeMonde.fr, 19 décembre 2024.

(6) Lire Benoît Bréville, « Le modèle Meloni », Le Monde diplomatique, juillet 2023.


Écouter cet article

par Serge Halimi et Pierre Rimbert • Lu par Blaise Pettebone
LE MONDE DIPLOMATIQUE - AUDIO 
«LE PARTI DES MÉDIAS DÉJÀ EN CAMPAGNE»

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

☆ CHILI / ÉLECTION PRIMAIRE PRÉSIDENTIELLE
LE DIMANCHE 29 JUIN 2025 / VOTE 2

SUR LE MÊME SUJET :