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Entretien/ « Nous ne pleurons pas Allende, nous célébrons son rêve » explique Daniel Jadue/ La gauche chilienne est agitée par un vif débat autour des 50 ans du coup d’État d’Augusto Pinochet. Daniel Jadue, le maire communiste de Recoleta, tente de faire vivre le legs du président Allende dans la commune de Santiago.
par Lina Sankari Recoleta (Chili), envoyée spéciale.
9 min
De nombreuses voix se sont élevées à gauche et parmi les associations de proches de disparus ou d’exécutés politiques pour dénoncer la « tiédeur » des commémorations officielles pensées par le président Gabriel Boric. Lors de son investiture, ce dernier avait promis de poursuivre le rêve de Salvador Allende. Maire communiste de la ville populaire de Recoleta, dans la banlieue de Santiago, et candidat à la primaire de la gauche à la présidentielle de 2021, Daniel Jadue replace les commémorations du coup d’État au Chili dans un contexte global.
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Quel regard portez-vous sur la préparation des commémorations du cinquantenaire du coup d’État ?
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Recoleta dispose de son propre programme. Nous l’avons initié en janvier et les activités perdureront jusqu’à la fin de l’année. L’idée est de relever le défi du passé pour préparer le futur. L’extrême droite, qui possède des agents jusqu’au centre et parfois chez certains qui se revendiquent du progressisme, explique que le gouvernement d’Allende fut mauvais gestionnaire. Or, durant ces mille jours au pouvoir, personne n’aurait pu aller si loin. Un exemple : les logements sociaux construits à cette époque sont les meilleurs de l’histoire du Chili. Ils sont en parfait état, à la différence de ceux qui ont été construits après et ont dû être démolis. De même, aucun gouvernement n’a donné autant d’importance à l’accession populaire à la culture et à l’éducation, et donc à la mobilité sociale.
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Pour tout cela, la distance est grande entre nous et le discours officiel du gouvernement actuel concernant ces 50 ans. Dans un premier temps, l’exécutif a tenu un discours qui remettait en question la gravité du coup d’État. Il relativisait également la violation des droits humains. Cela dans un contexte de poussée de l’extrême droite y compris sur le plan mondial. Aujourd’hui, la survie du capitalisme, du néolibéralisme, tient dans l’extrême droite, pas dans la démocratie. Se battre pour le passé requiert ainsi un nouvel effort.
Je refuse d’analyser le coup d’État comme s’il était un point dans l’histoire du Chili. Aujourd’hui, nous assistons à un putsch au Pérou, il y a quatre ans c’était en Bolivie, il y a vingt et un an au Venezuela, il y a quarante-sept ans en Argentine, il y a cinquante-neuf ans au Brésil. Il y a également eu plusieurs coups d’État au Guatemala, au Honduras et au Paraguay. Il ne s’agit pas d’une commémoration du putsch chilien, mais des effets dramatiques d’une politique qui n’a absolument pas changé en cinquante ans. La doctrine Monroe (1) constitue le prélude de cette politique impériale et pas seulement en Amérique latine. On pourrait parler de la guerre du Golfe, de la destruction de la Libye, de la Syrie. Ce n’est pas une question nationale mais mondiale. Et malheureusement, l’Europe a une responsabilité.
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Existe-t-il une crainte, au sein du gouvernement, que des commémorations trop revendicatives pour le droit, la justice et la réalité de ce qu’est l’extrême droite empêche, à l’avenir, d’avancer sur des réformes au Parlement, où la droite est majoritaire ?
Penser ainsi serait méconnaître la droite. Elle n’a pas besoin de stimuli pour attaquer la démocratie, en laquelle elle ne croit pas. Tous ceux qui ont pensé qu’en ménageant la droite cette dernière se tiendrait tranquille se sont trompés jusqu’au bout. Ce n’est pas un débat idéologique. C’est un débat sur les marges de manœuvre du marché et l’importance du profit. On ne peut pas s’entendre sur ces questions. Quand nous sommes au pouvoir, la droite parle de consensus, de se comprendre, tout en préparant un coup fourré. Ils ont toujours un coup d’avance. La droite croit seulement en la démocratie tant qu’elle permet la continuité du modèle.
Vous avez vous-même été critiqué pour le séminaire organisé à Recoleta la première semaine de septembre à l’occasion du cinquantenaire. Quel est le débat ?
Je serai inquiet le jour où la droite ne me critiquera plus. Quand elle m’applaudira et cessera de me persécuter, je comprendrai que je suis du mauvais côté de l’histoire. Elle a besoin de convaincre que Pinochet est celui qui a modernisé le Chili. C’est seulement en trompant les gens qu’elle peut emporter une élection. Elle use de manipulations et de fausses informations. Avant, ils nous tuaient avec des armes ; désormais, c’est par le pouvoir judiciaire.
Vous avez été et êtes la cible de nombreux procès. Jusqu’où un communiste peut-il aller lorsqu’il est en responsabilité ?
Il n’y a pas de limites. Je ne crois pas que les gens aient peur des communistes. C’est un mythe. La question est de savoir s’ils font bien leur travail. À Recoleta, 65 % de la population vote communiste et nous disposons des deux tiers du conseil municipal grâce à la transparence, la participation et la mise à disposition des ressources. Dans le monde, nombreux sont ceux qui disent que les communistes ne peuvent pas gouverner. Les pharaons aussi, qui ne sont aujourd’hui que des momies dans les musées, croyaient en leur toute-puissance. Aujourd’hui, pourtant, nous prenons les châteaux pour les mettre à la disposition du peuple.
Vous avez mis en place des pharmacies, des opticiens, des librairies et des disquaires populaires. Est-ce la continuité de l’expérience de l’Unité populaire à l’échelle locale ?
Nous ne pleurons pas Allende, nous saluons sa vie et son programme. Nous célébrons son rêve d’un Chili pour tous. Depuis notre petite localité, nous essayons de le matérialiser. Je suis convaincu que, si le socialisme était si mauvais, nos ennemis n’essaieraient pas de mettre l’économie à feu et à sang, d’imposer des sanctions économiques, des blocus. Ils savent que les gouvernements qui cherchent des alternatives sont moralement et économiquement supérieurs au capitalisme.
Vous êtes favorable au renforcement des pouvoirs locaux et à la destruction de l’État central en tant qu’instrument de domination de classe. Comment attribuer plus de ressources aux pouvoirs intermédiaires ?
C’est précisément l’objectif du socialisme du XXIème siècle. La destruction de l’État central ne peut se faire qu’à partir du niveau local. Les marxistes ont de tout temps averti sur le danger de se concentrer sur la lutte pour la superstructure politique car l’exécutif et le législatif sont des instruments de domination de classe. Le seul lieu où l’on peut changer la vie et où la démocratie est à portée du peuple est la commune. Aujourd’hui, au lieu de parler du pouvoir aux soviets, on devrait parler du pouvoir au local.
La Constitution proposée l’an dernier, issue d’un travail inédit de la société, a été rejetée. Elle était pourtant une possibilité pour la gauche de disposer de marges de manœuvre supplémentaires. Aujourd’hui, la droite et l’extrême droite sont majoritaires parmi les conseillers constituants. La gauche, à l’initiative de ce nouvel élan constitutionnel, en sera-t-elle réduite, en décembre prochain, à se prononcer en défaveur de la nouvelle proposition de Constitution, quitte à conserver celle de Pinochet ?
Le premier processus constitutionnel a pu être lancé grâce au vote favorable de 80 % de la population. Entre-temps, le vote a été rendu obligatoire et 5 millions de personnes, qui n’avaient jamais pris part à la politique et n’avaient aucun intérêt à le faire, ont été obligées de se rendre aux urnes pour approuver ou rejeter la Constitution. Il s’agissait des plus perméables aux grands moyens de communication. Si le vote était resté volontaire, nous l’aurions emporté. Il s’agissait pourtant de la meilleure proposition constitutionnelle que le Chili ait jamais connue. Elle a échoué car, parmi ceux qui ont imposé le vote obligatoire, certains se trouvent au palais présidentiel. Aujourd’hui, il est possible que la Constitution de Pinochet soit remplacée par un texte écrit par les pinochétistes. Leur proposition risque d’être pire que celle de Pinochet. Leur cadre est le fondamentalisme religieux et économique. Ils entendent cimenter leur programme néolibéral. Je pense que la majorité des partis appelleront à la rejeter. Notre peuple ne voit aucun de ses problèmes résolus : il a faim, il manque de travail, d’éducation. Sa situation s’est aggravée.
Une sortie de crise est-elle envisageable ?
L’unique solution réside dans une Constituante. Nous avons la responsabilité absolue d’écrire une nouvelle loi fondamentale qui respecte les douleurs, les rêves, la représentativité et les espoirs. La droite et l’extrême droite n’ont aucune capacité de penser le bien du pays. Je pense qu’un nouveau mouvement social se profile, comme c’est le cas en France, en Europe et dans le monde arabe. Le peuple perd patience.
Entretien réalisé par Lina Sankari
lina.sankari@humanite.fr
(1) Tirée du nom du cinquième président des États-Unis James Monroe (1817-1825), elle est utilisée après la Seconde Guerre mondiale pour « préserver » le continent de l’intervention européenne et le placer sous l’influence états-unienne.
DESSIN PATRICIO PALOMO |
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