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« DESTIEMPO » (« CONTRETEMPS », 2009)
ESTAMPE DE SERGIO NARANJO.
INTERNATIONAL/ GÉOPOLITIQUE/ Olivier Compagnon, historien : « Au Chili, une partie de la population a la nostalgie de Pinochet » / Pour renforcer le soutien à la démocratie en Amérique latine, le grand défi consiste à réduire les inégalités, par la fiscalité et la redistribution des terres, explique l’historien dans un entretien au « Monde ».
Propos recueillis par Angeline Montoya
Temps de Lecture 6 min.
OLIVIER COMPAGNON, HISTORIEN |
Lundi 11 septembre, le Chili commémore le coup d’État du général Augusto Pinochet, survenu il y a cinquante ans, qui a entraîné la mort du président Salvador Allende. Olivier Compagnon est professeur d’histoire contemporaine à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (université Sorbonne-Nouvelle). Il prépare une biographie d’Allende, qui doit paraître en 2024, aux éditions Flammarion.
ILLUSTRATION KATIA ODARTCHENKO |
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Dans quel contexte le coup d’État du 11 septembre 1973 au Chili se déroule-t-il ?
Salvador Allende, à la tête d’une large coalition de gauche, l’Unité populaire, est démocratiquement élu le 4 septembre 1970, avec 36 % des voix. Sur le plan international, la guerre froide bat son plein. L’obsession de Washington, depuis le triomphe de Fidel Castro en 1959, est d’éviter un « second Cuba ». En apprenant la victoire d’Allende, le président américain, Richard Nixon, déclare qu’il faut faire tomber « ce fils de pute ». Il ordonne alors des opérations de déstabilisation, notamment en finançant des grèves, avec l’idée qu’il faut faire saigner l’économie chilienne. Mais ce sont bien les forces armées chiliennes qui lancent le putsch, et non les États-Unis – contrairement au coup d’État de 1954 au Guatemala, dans lequel la CIA était directement impliquée. Enfin, au Chili, diverses oppositions se radicalisent à partir de 1971 : élites hostiles à la nationalisation des matières premières [notamment le cuivre, dont le Chili est, à l’époque, 4e producteur mondial et deuxième exportateur] ou à la réforme agraire ; classes moyennes gagnées par la peur de la « soviétisation » ; groupes extrémistes de la droite radicale, comme Patria y Libertad…
Il existe des oppositions au sein même de l’Unité populaire…
Cette coalition est fragilisée par de fortes dissensions entre la ligne Allende, intransigeante sur le respect de la légalité démocratique, et une ligne surtout incarnée par le Mouvement de la gauche révolutionnaire, le MIR, consciente de l’impérialisme étatsunien dans la région et qui appelle à armer la révolution face aux rumeurs de putsch. Mais cela reste un facteur secondaire d’explication du coup d’État.
Pourquoi la « voie chilienne vers le socialisme » a-t-elle suscité un tel engouement en Europe, dès 1970 ?
L’Unité populaire est une expérience unique dans l’histoire du socialisme du XXᵉ siècle. Elle est à la fois radicale dans sa volonté de transformation sociale et enracinée dans la démocratie. A la fin des années 1960, après les révélations sur les crimes du stalinisme, l’alignement de La Havane sur Moscou dans la répression du « printemps de Prague » en 1968, la désillusion qui suit les mouvements sociaux de 1968, le désenchantement est grand pour la gauche mondiale. L’expérience chilienne apparaît alors comme l’utopie parfaite d’une révolution authentique, qui n’a pas besoin de faire tomber des têtes.
D’autant que le discours [du gouvernement Allende] s’accompagne d’actes. La réforme agraire rend possible une redistribution des terres, qui transforme la condition paysanne. La nationalisation des industries extractives permet à l’État de récupérer des ressources dont il était spolié par les multinationales. Cette expérience suscite d’ailleurs l’enthousiasme d’une partie des Chiliens, puisque, lors des municipales de mars 1971, l’Unité populaire obtient un score supérieur (50 %) à celui obtenu par Allende en 1970.
Pourquoi le coup d’Etat chilien a-t-il soulevé tant d’émotion en Europe, bien plus que d’autres coups d’État en Amérique latine ?
L’écho international du 11 septembre est proportionnel à l’enthousiasme qu’avait suscité l’arrivée au pouvoir de l’Unité populaire. Une foule de photographes, de cinéastes, d’intellectuels venus de l’étranger étaient présents au Chili au moment du coup d’Etat. Un nombre incroyable d’images ont été produites lors de cet événement. En face, la junte affiche sans vergogne la répression : les photos du stade [national de Santiago] où sont parqués les opposants circulent partout. Cette médiatisation avive les sensibilités, notamment à la nouvelle du sacrifice d’Allende [qui se suicide dans le palais présidentiel de la Moneda, alors qu’il est encerclé par les forces du général Augusto Pinochet]. Dans l’histoire mondiale de la gauche, le 11 septembre 1973 a aussi contribué à effriter l’utopie révolutionnaire, car c’est à partir de ce moment que les gauches substituent peu à peu le paradigme des droits humains à celui de la révolution.
Des milliers de Chiliens de gauche sont alors accueillis en France, pourtant gouvernée par la droite de Georges Pompidou, puis par celle de Valéry Giscard d’Estaing…
C’est d’autant moins évident que, à la fin de l’année 1973, se produit le choc pétrolier. L’année suivante, la France sombre dans une crise profonde et le chômage de masse, mais elle maintient ses frontières ouvertes pour les exilés. L’ambassadeur de France à Santiago, Pierre de Menthon, joue un rôle important, en convainquant Pompidou d’ouvrir l’ambassade à des centaines de Chiliens menacés par la répression pour leur permettre de fuir. Mais cela n’empêche pas Paris d’accueillir Fernando Duran-Villareal [qui succède au poète Pablo Neruda en 1974], nouvel ambassadeur chilien, nommé par Pinochet.
Au Chili, de nombreuses voix s’élèvent, qui font peser la responsabilité du coup d’État sur le gouvernement Allende…
Le récit selon lequel le coup d’État était inévitable car la gauche avait conduit le Chili dans le chaos reste très prégnant dans une partie de la population chilienne ou chez certains intellectuels. Mais il n’est pas recevable par la communauté des historiens. En creux, il vise la gauche chilienne des années 2019-2023 et Gabriel Boric [président depuis mars 2022], dont la supposée radicalité aurait inévitablement conduit à l’échec du processus constitutionnel le 4 septembre 2022 [quand la proposition, très progressiste, de nouvelle Constitution, pour remplacer celle en vigueur depuis 1980, sous la dictature de Pinochet, est rejetée par 62 % de la population]. La manière dont ce discours infuse les mentalités prépare le terrain à l’extrême droite de José Antonio Kast, en vue de la présidentielle de 2025.
Au premier tour de la présidentielle de novembre 2021, Kast avait remporté 44 % des voix. La même proportion de Chiliens avait voté pour le maintien de Pinochet en 1988…
La nostalgie du pinochétisme perdure. Une part importante de la société regarde encore le coup d’État comme une libération. Deux arguments sont avancés : il fallait empêcher le Chili de se jeter dans les bras de la Russie ; et Pinochet a laissé en héritage la prospérité économique. Cette nostalgie s’explique en partie parce que justice n’a pas été rendue – ou seulement partiellement – après les crimes de la dictature. Les quelques procès symboliques, comme celui, en août, des assassins [du chanteur] Victor Jara, ne suffisent pas. Gabriel Boric a tenté de créer une mémoire consensuelle autour du 11 septembre 1973, en suggérant à tous les partis politiques de condamner le coup d’Etat, en vain. Le Chili demeure très polarisé.
Comment expliquer que les Chiliens votent pour la gauche de Gabriel Boric, en décembre 2021, puis rejettent le projet de Constitution progressiste, en septembre 2022 ?
Beaucoup avaient au moins une bonne raison de voter contre ce texte. Par exemple, il ne faut pas oublier le poids de la religion dans la société chilienne, alors qu’il ouvrait la voie à la légalisation de l’avortement. Les acteurs économiques vivant de l’extractivisme des matières premières (cuivre, lithium) ont aussi été hérissés par l’instauration d’un droit de la nature. Les mineurs l’ont perçu comme une menace sur leur activité. Enfin, cette nouvelle Constitution reconnaissant l’existence de communautés indigènes et prônant la restitution de terres confisquées par le passé remettait en cause le grand récit national d’un pays blanc européanisé. La gauche sociale-démocrate a reproché à la gauche radicale de Boric de vouloir tout faire en même temps. Cette Constitution était pourtant la plus progressiste du XXIème siècle. Sans doute trop, dans la mesure où elle devait être validée, par référendum, dans une société encore très conservatrice.
Le mouvement de contestation populaire, en 2019, était pourtant massif…
Plus d’un million de Chiliens étaient descendus dans la rue lors de certaines manifestations ! Elles faisaient suite à l’étranglement économique auquel sont soumises les classes populaires et moyennes. Il y avait aussi une volonté de rompre avec le modèle hérité de Pinochet. Les chiffres sont spectaculaires : le 25 octobre 2020, 80 % de Chiliens ont voté en faveur d’une assemblée constituante. En 2019 et 2020, on a sans doute assisté à une séquence politique d’émancipation du passé, mais, par la suite, une partie de la société chilienne a pris peur, ce qui s’est exprimé par les 44 % des voix remportées par Kast, puis par le rejet du projet de Constitution.
Selon un sondage de l’institut Latinobarometro, seuls 48 % des Latino-Américains soutiennent la démocratie. Pourquoi celle-ci n’est-elle pas perçue par la majorité comme le meilleur système ?
Plus il y a d’inégalités, moins il y a de consentement à la démocratie : quand les inégalités sociales créent une telle hétérogénéité de conditions, le sentiment d’appartenance à une communauté citoyenne s’érode. Tout au long du XXème siècle en Amérique latine, chaque expérience de démocratie progressiste décidée à combattre les inégalités s’est heurtée à l’opposition des oligarchies. On le voit aujourd’hui au Guatemala, où le candidat progressiste Bernardo Arevalo, élu président le 20 août, subit des attaques telles qu’on voit mal comment va se faire la passation de pouvoir. Si la démocratie n’a pas réussi à offrir ce qui était attendu d’elle, c’est parce que des forces conservatrices, parfois alliées aux intérêts de puissances étrangères, en premier lieu les États-Unis, l’en ont empêchée.
En outre, la généralisation du « consensus de Washington » [mesures d’inspiration libérale, fondées notamment sur une réduction des dépenses publiques et les privatisations] a par la suite coïncidé avec les transitions démocratiques qui ont suivi les périodes dictatoriales. La consolidation de la démocratie a ainsi perpétué des politiques néolibérales qui ont aggravé les inégalités. Aujourd’hui, le grand défi des démocraties latino-américaines consiste à réduire les inégalités. Pour cela, elles disposent de deux leviers : la réforme fiscale, essentielle, et la redistribution des terres.
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DESSIN PATRICIO PALOMO |
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