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LE GÉNÉRAL AUGUSTO PINOCHET AVEC
DES OFFICIERS À SANTIAGO DU CHILI,
LE 18 SEPTEMBRE 1973
PHOTO CHAS GERRETSEN
L’année 1973 a été celle d’un traumatisme. Celui du renversement sanglant d'un régime démocratique et social par un coup d'Etat militaire. Celui d’une catastrophe politique que nous croyions voué aux gémonies d’un passé, certes encore récent, mais définitivement enterré, d’autant que les blessures qu’il avait laissées étaient encore ouvertes chez ses survivants encore nombreux. [Témoignage d'une époque]
Nés dans l’immédiat après-guerre, nous avions grandi dans les 30 glorieuses, dans le sentiment rassurant que le monde s’étant relevé douloureusement des horreurs infligées par les idéologies fascistes, nationalistes, racistes, suprémacistes anticommunistes et antidémocratiques, la cuisante leçon allait empêcher à tout jamais le retour de la bête immonde. Nos parents nous rabâchaient les horreurs de l’occupation, la traque des juifs, les exécutions d’otage, les camps, le travail obligatoire, le rationnement , la mise à genou de l’économie, la veulerie des dirigeants vichystes comme les parangons de l’horreur absolue. Et encore mes parents n’étaient ils pas des résistants, des personnes engagées. Elles n’avaient fait qu’attendre en espérant que ça se passe. Alors, ça voulait vraiment dire que le rejet du système fasciste était universel et empêcherait à jamais son retour. La leçon avait porté. Même les populations civiles allemande et japonaise, supposées sinon avoir été fauteuses de guerre, avoir soutenu leur gouvernement fauteurs de guerre, après avoir été écrasées sous des déluges de bombes, n’étaient pas près de se laisser prendre une nouvelle fois. Le monde avait été à genoux, mais il était en train de se relever et se dirigeait vers un avenir radieux.
Je me souviens d’un grand sentiment de sécurité ayant entouré mon enfance et mon adolescence. Un sentiment qui me permettait d’envisager l’avenir sereinement. Le Conseil National de la Résistance avait mis en place un système solide de solidarité : La sécu et ses branches Maladie et Retraite. L’avenir était assuré dans l’indépendance et la dignité et chacun pouvait bénéficier des progrès rapides de la médecine. L’habitat s’améliorait. La construction des cités HLM était vue objectivement comme un grand progrès par rapport aux bidonvilles et aux logement insalubres des grandes villes. Bien entendu, j’ai conscience que ce sentiment de sécurité était d’autant plus grand que j’appartenais à un milieu relativement aisé quoique modeste. La stabilité de l’emploi et la facilité de retrouver du travail en cas de licenciement y était pour beaucoup. Mais même dans les milieux plus modestes, la stabilité et la dignité sociales étaient là et faisaient espérer un avenir nécessairement meilleur. L’omniprésence de l’URSS jouait un rôle stabilisateur considérable. Même pour ceux qui n’étaient pas dupes de la situation soviétique, du goulag et des conséquences de l’absence de démocratie, le sentiment n’était pas rare de penser que l’URSS encore jeune ne pouvait que s’améliorer sous la pression populaire et les aspirations démocratiques et que tout cela arriverait immanquablement quand les pressions de la guerre froides diminueraient. Là aussi il ne pouvait en être autrement. Le monde avait échappé à l’apocalypse nucléaire après la crise des fusées de Cuba. C’était bien la preuve que l’intelligence et la sagesse des dirigeants de tout bord, poussés par la dissuasion nucléaire, permettraient de contrôler les crises. Les grandes fortunes , qui avaient soutenu le nazisme pour anéantir le communisme, faute d’y être parvenues, poussaient aujourd’hui les démocraties capitalistes à aménager des réformes sociales, pour prévenir une révolution socialiste mondiale. L’horreur du stalinisme était tempérée par la gloire dont s’était parée l’URSS dans sa contribution majeure à l’anéantissement du Reich.
Non vraiment tout irait vers le mieux maintenant, lentement mais surement. Les idées progressistes allaient l’emporter, comme le droit à l’avortement. Les luttes populaires allaient être victorieuses et contagieuses : la Chine, Cuba, le Vietnam, et imposer les volontés populaires. Le monde s’ouvrait vers la gauche et, à l’orée de mes 20 ans, tout ce que je voyais, y compris et surtout mai 68 me confortait dans cet espoir. Bien sûr mai 68 avait échoué à faire une révolution mais avait changé la société et cela allait continuer…En France, l’Union de la Gauche se construisait peu à peu et nous avions confiance (à raison) en son aboutissement final.
Et puis il y avait Israël, fondé au début sur des principes de solidarité, dont le Mossad traquait au fin fond de l’Amérique du sud les derniers fantômes nazis passés à travers les mailles du filet de Nuremberg, jusque dans leur tanière pour ne leur laisser aucun repos. Ils avaient capturé Eichmann et l’avaient jugé publiquement et exécuté.
Bien sûr, il persistait des foyers fascistes mis en place par le nazisme, comme l’Espagne et le Portugal. Mais ils étaient au ban des nations, leur entrée dans l’Union Européenne était conditionnée à un rétablissement de la démocratie et l’on attendait la mort des dictateurs pour balayer ces scories de l’Histoire. Et puis, il y avait l’Union Européenne, cette promesse que sa construction progressive allait définitivement abolir la guerre en Europe et obliger un ordre démocratique intransigeant exemplaire pour le reste du monde et indépendant des USA. La preuve en était justement faite avec l’exemple de l’exclusion temporaire de l’Espagne et du Portugal.
Bien sûr il y avait eu l’OAS, le putsch des généraux et la menace du coup militaire d’extrême droite. Il y avait des ambiguïtés inquiétantes au sein du pouvoir gaulliste. Le Service d’Action Civique (SAC), une organisation mafieuse agissant en coulisse et illégalement aux ordres du pouvoir. Le massacre de centaines d’Algériens manifestant pacifiquement par la police française mené par un Préfet ancien collaborateur zélé et grand déporteur de Juifs. Le massacre au métro Charonne de manifestants contre la guerre d’Algérie. Bien sûr il y avait « Occident » puis « Ordre Nouveau » groupuscules paramilitaires fascistes, qui cherchaient la bagarre aux sorties des universités et des lycées en se revendiquant du nazisme. Mais encore une fois on pouvait assimiler ces faits aux derniers spasmes d’un monde ancien moribond autant que nauséabond, qu’on allait bientôt pouvoir balayer comme les derniers détritus laissés par une tornade.
D’ailleurs pour confirmer cette impression le Front National avait fait 0,75% aux élections présidentielles pour sa première apparition l’année suivante en 1974. Son représentant, ancien tortionnaire issu de l’OAS et de la collaboration Vichyste s’était fait une tête caricaturale de méchant avec son bandeau sur l’œil pour recueillir les votes des « durs ». Non il ne pouvait pas être pris au sérieux et figurait l’agonie pitoyable des valeurs d’extrême droite.
Et puis…
Comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, dans la soirée du 11 septembre 1973, on apprend qu’au Chili, un général factieux et corrompu, cachant lâchement son regard aux yeux du monde ébahi dernière d’épaisses lunettes noires venait de déclencher et de réussir un coup d’Etat d’une violence extrême contre le gouvernement d’Union Populaire légalement élu du Président Salvador Allende, qui avait lui-même perdu la vie dans le putsch. L’Union Populaire avait mis en place en trois ans une série de mesures visant à lutter contre la précarité en faveur des plus démunis. Il avait financé ces mesures en utilisant les richesses nationales spoliées comme les mines de cuivre qu’elle venait de nationaliser aux dépends des industriels américains. Le gouvernement des USA ne pouvait tolérer ni cette incartade, ni la traînée de poudre qui venait d’être allumée si d’autres pays sous la coupe de l’impérialisme yankee venaient à suivre l’exemple et réclamer leurs biens. Car c’était bien le problème, Allende redressait fièrement la tête du peuple chilien et montrait un exemple contagieux aux pays pauvres. Alors la CIA était intervenue. Elle s’était immiscée dans l’histoire démocratique d’un pays. Elle avait renversé l’action soutenue par une majorité pour l'intérêt d’une extrême minorité.
Ainsi l’Histoire se répétait. Les industriels américains et européens n’avaient pas hésité dans les années 1930 à financer Hitler et ses sbires pour lutter contre le communisme. Cette fois les industriels américains n’hésitaient pas à ouvrir une nouvelle fois la boîte de Pandore du fascisme pour détruire les aspirations populaires.
Car le cauchemar ne faisait que recommencer. Dans les rues de Santiago et des grandes villes, l’armée, investie de tous les pouvoirs tirait à la mitrailleuse sur les rares résistants pris au dépourvu et désarmés. Aucune résistance populaire ne fut possible. Les gens étaient déportés dans des stades, torturés et disparaissaient en grand nombre dans des exécutions sommaires. Les premières vagues de réfugiés chiliens racontaient des horreurs qu’on avait peine à croire tandis que le général aux lunettes noires pérorait impunément dans les actualités internationales. Il affirmait être un grand admirateur de Franco (pas encore décédé) et d’Hitler. Et le monde se taisait. A part l’Italie, aucun pays européen n’a émis la moindre protestation, surtout pas la France pompidolienne. Et le général félon, criminel multirécidiviste resté impuni et en place pendant plusieurs dizaines d’années, avait au passage détruit les lois sociales au profit d’ un néolibéralisme effréné.
Alors oui 1973 fut une année de grand traumatisme. Le fascisme était revenu en force, avait vaincu les forces populaires, se maintenait au pouvoir devant le silence des autres nations. Non seulement ce qu’on croyait impossible tant l’image du nazisme était un repoussoir, était de nouveau possible, mais les acteurs de cette horreur se revendiquaient sans vergogne des valeurs du nazisme. En peu de temps, le fascisme s’étendit comme une tache d’encre brune sur l’Amérique du Sud, le Chili étant suivi ou précédé par l’Argentine, le Paraguay l’Uruguay, le Brésil, où les coups militaires se succédaient. Où les anciens nazis cachés jusque là étaient devenus conseillers militaires, spécialisés dans la lutte antiguérilla « marxiste » (Marxiste désignant dans la bouche des militaires tout ce qui n’était pas ouvertement pro-militaire et pro-fasciste). Où l’ « Opération Condor », une alliance coopérative entre dictatures militaires se proposait d’éradiquer le « marxisme » d’Amérique du Sud. Où des médecins, aidés par d’anciens « médecins» SS se proposaient de « traiter » le « marxisme », considéré comme une maladie.
Alors oui, nous avons sûrement été naïfs avant 1973, au sortir de l’adolescence, d’avoir cru que grâce à l’horreur passée toute proche (les survivants des camps pouvaient encore nous montrer leurs matricules tatoués sur l’avant-bras) le monde avait compris et allait inéluctablement évoluer vers le meilleur. Mais c’était après tout une option possible.
Reste que j’ai pleuré presque tous les soirs de septembre 1973 sur ce retour jugé impossible et que, depuis, je n’ai fait que constater l’extension malfaisante du cancer fasciste, notamment dans un pays où les électeurs des partis de la haine réunis approchent 30% des inscrits, maintenant que les derniers survivants des camps ont disparu et ne peuvent plus témoigner.