[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
COUVERTURE DE L'HUMANITÉ DES DÉBATS
Karl Marx / Pourquoi la critique de Marx fait-elle son retour ? / Cent quarante ans après sa disparition, le 14 mars 1883, l’auteur du Capital et du Manifeste du parti communiste ne cesse d’inspirer la pensée et l’action.
JEAN-PAUL SCOT |
JEAN-CHRISTOPHE LE DUIGOU |
Jean-Christophe Le Duigou
Marx caractérise la démarche des syndicats comme « légitime et nécessaire », et il précise qu’ils ne doivent pas se contenter de contrer les effets immédiats du régime économique et social existant, mais le mettre en cause (2). C’est la promotion, avant la lettre, de la notion de « double besogne », qui est consacrée dans la charte d’Amiens. Marx va relativement loin en précisant la notion d’ « autonomie du processus syndical », même s’il le conçoit comme étant intégré à l’organisation de la Première Internationale. Le mouvement que nous vivons à l’heure actuelle repose, dans les conditions d’aujourd’hui, la question de cette articulation du syndicalisme et du politique. On voit bien les différences d’attitude de forces politiques de gauche par rapport au développement de ce mouvement. C’est une occasion importante pour clarifier la démarche que l’on doit avoir. Le mouvement actuel porte de nombreuses questions. D’abord, comment, avec l’idée du front syndical unitaire dans l’action, mettre en œuvre sur la durée une volonté unitaire exceptionnelle qui dépasse un certain nombre de contradictions de la démarche syndicale de ces dernières années. Après, il y a incontestablement, dans le mouvement tel qu’il se développe, la réarticulation de différentes dimensions de l’action contre le système. C’est le cas des femmes. Nous l’avons vécu concrètement avec le prolongement du 7 par le 8 mars. C’est aussi le cas des jeunes qui se sentent concernés par les évolutions à très long terme. Il est question aussi de la dignité des métiers avec le débat sur la pénibilité et encore de la dimension des enjeux revendicatifs et politiques locaux, illustrés par des mobilisations exceptionnelles dans une série de villes où les mouvements sur les retraites s’articulent à des exigences d’accès aux services publics et aux conditions de vie dans les territoires. S’il y a un retour dans l’action à certaines idées antérieures, ce n’est pas simplement un retour. Il y a émergence d’éléments nouveaux dans la problématique de convergence que manifeste ce grand mouvement.
N’assiste-t-on pas, à travers ce mouvement, à ce qui, dans la perspective de Marx, s’articule comme passage de la classe « en soi » à la classe « pour soi » ? À la renaissance d’une conscience de classe collective du salariat face à un projet social identifié comme antagoniste collectivement ?
Jean-Paul Scot Pour ma part, je ne me lancerai pas dans ce type d’analyse à chaud. Nous avons réussi, par les multiples actions syndicales et politiques, à faire que l’analyse de classe de l’exploitation capitaliste soit plus largement partagée en France qu’ailleurs en Europe. Mais la conscience « en soi » de l’unité d’intérêt de tous les travailleurs salariés n’est pas encore acquise. Quant à la conscience « pour soi », qui suppose l’adhésion partagée à l’objectif de transformation de la société capitaliste pour une autre permettant la libre émancipation de tous les êtres humains, elle a très fortement reculé. Tout d’abord, nous sommes toujours victimes de l’affirmation péremptoire que le marxisme est dépassé et que le communisme a été définitivement compromis par l’expérience de l’Union soviétique. De plus, nous avons encore à dissiper les illusions entretenues par la social-démocratie, toujours prisonnière de ses contradictions en dépit des reniements du social-libéralisme. Pour qu’il y ait aspiration à la renaissance d’un idéal communiste, il faudrait que nous puissions expliquer en marxistes l’échec du « socialisme réel » et faire partager largement l’idée qu’il a été une caricature du communisme.
Jean-Christophe Le Duigou Il n’est pas question d’aller trop vite ou trop loin dans l’appréciation. Il y a beaucoup de choses qui vont se jouer, mais ce qui me frappe, dans les interventions des participants au mouvement, c’est de voir comment les manifestants investissent une gamme complète de critiques du système, des conséquences qu’ils vivent et comment ils investissent le champ des retraites avec toute une série d’éléments revendicatifs et politiques. On avait raison de penser que les luttes n’avaient pas disparu, même si elles présentaient des formes nouvelles. Mais l’épisode que nous sommes en train de vivre traduit une opposition de classe qui était moins visible dans la période antérieure, du fait de la pression des réformes libérales.
JANINE GUESPIN-MICHEL |
Ce qui est intéressant, c’est que l’on a affaire à un processus (3). Il me paraît évident que les prises de conscience évoluent d’une mobilisation à l’autre, ne serait-ce qu’en réponse à la surdité du gouvernement qui entraîne, en boucle de rétroaction, de nouvelles prises de conscience. Il est important d’être très vigilant à ce qui se crée pendant ce mouvement et d’y participer.
L’annonce de la « fin de l’histoire » laissant place au triomphe néolibéral dans les années 1990 et 2000 résiste-t-elle au caractère « révolutionnaire » de la dialectique historique de Marx, qui ne voit en toute forme faite qu’une transition vers une autre ?
Janine Guespin-Michel L’idée de la fin de l’histoire et plus encore peut-être l’idée qu’il n’y a pas d’alternative, le Tina de Margaret Thatcher, représentent à l’heure actuelle une tentative – pour le moment réussie – d’instaurer le fatalisme dans l’imaginaire collectif. Il s’agit d’une prophétie autoréalisatrice. Il est important de voir à quel point cela se base sur une forme de pensée que l’on prend pour du « bon sens ». Ce « bon sens », c’était déjà ce que Marx avait magistralement mis en cause en « remettant sur ses pieds » la logique dialectique hégélienne sous forme de logique matérialiste qu’il a appliquée. Le matérialisme historique, c’est la méthode dialectique appliquée à l’étude de l’histoire, comme Engels a appliqué la méthode dialectique à l’étude de la nature. Cette dialectique matérialiste est l’antidote indispensable à ce soi-disant « bon sens » qui se prétend un mode de pensée naturel et universel, alors qu’il est l’aboutissement appauvri de toute une tradition de pensée occidentale depuis l’antiquité grecque. Il conduit au binarisme (ou bien, ou bien), au manichéisme et à l’idée que tout est immuable. Ce « bon sens » est un allié méconnu mais extrêmement puissant et dangereux de l’idéologie dominante. Face à cela, l’arme dont on dispose, c’est la dialectique matérialiste, mais cette dialectique, on l’a oubliée. Partant, on se prive d’un outil absolument indispensable pour faire pièce à l’idée de la fin de l’histoire, à l’idée de Tina, pour réussir à faire comprendre les choses en termes de processus, de transformations, de contradictions. C’est d’autant plus dommage que les sciences, avec la révolution du complexe, peut apporter à la dialectique une dimension supplémentaire, avec des notions comme l’émergence, la bifurcation, les boucles de rétroaction, et qu’elles explicitent la catégorie dialectique de saut qualitatif. On dispose à l’heure actuelle, avec l’avancée des sciences, d’outils nouveaux pour faire comprendre la dialectique et contribuer à lutter contre ce fatalisme qui est l’atout principal de l’hégémonie idéologique du capitalisme.
Jean-Paul Scot La fin de l’histoire assimilée à l’implosion de l’URSS n’invalide pas la conception marxiste du passage d’un mode de production à un autre, d’une société à une autre, mais seulement les schémas dogmatiques qui justifiaient les pseudo-théories de la « table rase » et du « bond en avant ». Par une caricature de la dialectique marxiste, le volontarisme politique et la violence dans l’histoire ont été légitimés. Mais Marx comme Jaurès – qui qualifiait le marxisme de « socialisme dialectique » – ont analysé très concrètement les mouvements contradictoires par lesquels les premières formes capitalistes avaient pénétré le féodalisme finissant. Le développement des contradictions internes des sociétés capitalistes devait permettre aux forces révolutionnaires d’ébaucher une société nouvelle. Jaurès comme Marx répétaient cependant que les révolutions ne peuvent pas être l’œuvre d’une minorité, aussi énergique et intelligente soit-elle. Lénine lui-même expliquait en 1915-1916 qu’il était impossible de construire le socialisme sans démocratie politique, économique et sociale.
Dès 1901, Jaurès préconise pour la France l’abandon de la dictature du prolétariat et la formule de l’« évolution révolutionnaire », qu’il emprunte à Marx en l’adaptant. Il affirme la possibilité d’introduire « des formes nouvelles de propriété » qui soient « des germes de communisme semés en terre capitaliste ». Pas seulement des réformes améliorant la condition des travailleurs, mais des conquêtes qui « fassent peu à peu éclater les cadres du capitalisme ». Lors du Front populaire et plus encore à la Libération, des « réformes révolutionnaires » ont été introduites de fait dans la société française. La Sécurité sociale gérée par les travailleurs, les comités d’entreprise et les nationalisations démocratiques étaient en puissance du communisme « déjà là ». Mais ces réformes démocratiques furent bien vite dénaturées en raison du rapport des forces nationales et internationales et de la division des travailleurs conscients.
Janine Guespin-Michel L’opposition à l’idée de réforme révolutionnaire est un exemple typique de la nocivité du soi-disant « bon sens ». Pour le « bon sens », une réforme amoindrit les méfaits du capitalisme, alors qu’une révolution détruit le capitalisme. Donc, l’idée même de réforme révolutionnaire pour la pensée simpliste et analytique est un oxymore ou une contradiction absurde. Et c’est bien une notion dialectique, qui implique un processus pour son émergence comme pour son maintien, et le dépassement de la contradiction entre réforme et révolution. La Sécurité sociale créée en 1946 est l’exemple typique, comme le souligne Jean-Paul Scot, d’une réforme révolutionnaire qui, lorsqu’elle a été mise en place, a réellement affaibli le capital en le privant d’une importante part de pouvoir. Mais elle n’a pas été explicitée en tant que telle, dans sa complexité dialectique, si bien qu’elle a été rapidement édulcorée, privée de son aspect révolutionnaire par le capital. Pour pouvoir maîtriser, maintenir et développer le caractère révolutionnaire de ces réformes, on a impérativement besoin d’expliciter pour nous-mêmes et pour les autres leurs caractéristiques dialectiques, contraires au « bon sens » dominant. Faute de quoi, il sera toujours difficile de faire partager politiquement cette dimension pour la rendre pérenne face aux attaques du capital.
Jean-Christophe Le Duigou Il est symptomatique de voir, d’un côté, une telle approbation de la lutte engagée ; de l’autre, une majorité de salariés qui considèrent que cette lutte ne va pas déboucher et que la réforme sera appliquée. Cela nous renvoie à l’idée que l’argument d’une « absence d’alternative » n’empêche pas un engagement dans l’action. Cela nous amène aussi à considérer que la rupture est un processus qui charrie des éléments contradictoires. Cela nous confirme dans le fait qu’on ne peut pas attendre que le vécu conduise de lui-même à bouleverser l’ordre social sans une intervention politique.
À quels chantiers théoriques et pratiques la pensée critique de Marx, libérée d’un certain nombre d’inhibitions mais aussi de mutilations, peut-elle participer aujourd’hui ?
Jean-Paul Scot Au-delà de l’actualisation possible de réformes révolutionnaires, nous devons repenser avec Marx de façon dialectique les rapports entre écologie et communisme. Marx n’a pas été le productiviste que l’on croit. Il a fait des analyses pionnières sur le ravage des sols par l’agriculture capitaliste intensive et sur le rapport dialectique impliquant l’homme et son environnement. Il a dénoncé la façon dont le capitalisme a traité la nature comme objet de consommation et moyen de production pour les hommes et démontré que le capitalisme détruisait aussi bien les hommes que la terre. Le mouvement de l’histoire s’explique par la double contradiction entre les forces productives naturelles et humaines et les rapports sociaux. Mais nous avons surtout analysé les contradictions entre le capital et le travail, les contradictions au sein des rapports sociaux. Nous avons négligé trop souvent l’étude de la destruction des forces productives naturelles parce que nous avons séparé les rapports sociaux des forces productives, alors que ces rapports sociaux ne sont, pour moi, que les exposants des forces productives naturelles et humaines. On ne peut les séparer. Aujourd’hui, le productivisme et la financiarisation détruisent plus que jamais les ressources naturelles. Il est urgent de développer l’idée que la sortie du capitalisme suppose le rassemblement de tous nos efforts : travailleurs, intellectuels et manuels, jeunes et moins jeunes, car il s’agit d’agir pour que le capitalisme ne détruise pas l’humanité en même temps que la planète.
Jean-Christophe Le Duigou Je souhaiterais que l’on développe trois chantiers qui constitueraient une sorte de programme de travail à caractère marxiste à l’échelon de la société. Premier chantier, reprendre la critique du libéralisme que Marx a développée. Je la trouve particulièrement stimulante dans la mesure où elle vise à faire comprendre les illusions du capitalisme et qu’elle est un appel à la créativité révolutionnaire. Autrement dit : déterminer des réponses nouvelles aux problèmes qui se posent. Je pense à une phrase de Marx : « Les économistes nous expliquent comment on produit dans des rapports de production donnés mais pas comment ces rapports se reproduisent. » On a à travailler sur la reproduction de ces rapports pour déboucher sur une autre réalité sociale. Deuxième chantier, c’est celui de la place du travail. Marx disait qu’il ne peut pas être pris comme valeur économique. C’est l’idée qui pourtant inspire Macron et ceux qu’il représente dans sa réforme des retraites comme dans ses propositions dans le domaine du travail et de l’emploi. Il y a la nécessité de prendre le travail dans toute sa réalité : le travail qui est à la fois un producteur de lien social et le travail qui est un élément de construction d’identité, c’est-à-dire un travail qui peut devenir positif et qui existe dans la conscience de la lutte pour défendre la retraite. Ce n’est pas le non-travail contre le travail, mais c’est l’ambition de transformer le travail lui-même. Enfin, le troisième chantier, qu’on n’a pas encore évoqué mais qui me paraît essentiel, c’est la question des nouveaux pouvoirs. Peut-être qu’en tant qu’ancien responsable syndical, j’y suis particulièrement sensible. Il y a besoin de définir des nouveaux pouvoirs sur l’économie pour se libérer des contraintes et ne pas attendre d’un retour de l’État, en soi, la solution au problème, d’autant que ce retour de l’État peut conduire à des solutions autocratiques. L’ouverture de ces trois chantiers est à la fois une opportunité et une exigence pour faire avancer des idées nouvelles, en s’appuyant sur les éléments et des concepts acquis dans la démarche marxiste.
Janine Guespin-Michel Personnellement, vous l’avez compris, le chantier, le sillon que j’essaie de labourer, c’est celui de la nécessité d’une pensée dialectique. Pour revenir sur ce que disait Jean-Paul Scot, le fait que l’on ne sache pas articuler travail et écologie, par exemple, relève de ce mode de pensée dominant qui disjoint et sectorise toutes les questions. Il y a la nécessité d’une vision globale dynamique, d’une pensée dialectique incluant la complexité. C’est un chantier à prendre explicitement à bras-le-corps car la prégnance du mode de pensée pragmatique, statique, du « bon sens » dominant, fait partie des obstacles qu’il est nécessaire de lever pour affiner et même rendre crédibles nos interventions politiques visant à transformer le monde.