27 décembre, 2025

M. TRUMP, PIRATE DES CARAÏBES

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Le Monde
Diplo
Janvier 2026, pages 1, 6 et 7, en kiosques / Cuba, Honduras, Venezuela, Washington à l’offensive / M. Trump, pirate des Caraïbes / La « doctrine Monroe » revient en force en Amérique latine, assortie d’un « corollaire Trump ». Objectifs des États-Unis : restaurer leur domination continentale, repousser l’influence chinoise, mettre la région au service des priorités intérieures définies par la Maison Blanche. Vassalisées, les droites locales gagnent du terrain, et jubilent. [« Donroe »: le corollaire Trump à la doctrine Monroe]

par Christophe Ventura   

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par Christophe Ventura • Lu par Anne Lenglet • 
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«M. TRUMP, PIRATE DES CARAÏBES»
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« Le Monde diplomatique » 

Il est responsable de plus de trois mille disparitions ou assassinats. Sous ses ordres, environ quarante mille personnes furent soumises à la torture ; certaines en portent encore les séquelles. Sans surprise, les portraits d’Augusto Pinochet étaient devenus rares au Chili depuis la fin de la dictature qu’il a imposée au pays de 1973 à 1990. Le 14 décembre 2025, ils firent néanmoins leur grand retour à Santiago pour célébrer la victoire à la présidentielle de M. José Antonio Kast, qui se revendique fièrement du général putschiste.

JOSÉ GAMARRA. — « EL PROGRESO DE UNA AYUDA » (LE PROGRÈS D’UNE AIDE), 1969 /
© ADAGP, PARIS, 2025 - GALERIE XIPPAS, PARIS, GENÈVE, PUNTA DEL ESTE

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Il y a quatorze ans, pourtant, des étudiants s’emparaient des rues du Chili, au cours des plus importantes manifestations qu’avait connues le pays depuis le retour de la démocratie. Ils exigeaient une éducation « gratuite et de qualité », et plus largement la fin du modèle néolibéral inscrit dans la Constitution de 1980, héritée de la dictature. Eux aussi avaient leur icône, dont les portraits chamarraient les rassemblements : Salvador Allende, président socialiste du Chili, élu en 1970 et renversé par Pinochet. L’un des étudiants protestataires, M. Gabriel Boric, poursuivit sa carrière politique jusqu’à prendre la tête du pays, en 2022, sans cesser d’invoquer le nom d’Allende. Dans deux mois, le 11 mars 2026, M. Kast lui succédera.

LES PARTISANS DE JOSÉ ANTONIO KAST CÉLÈBRENT
SA VICTOIRE  À L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE
À SANTIAGO, AU CHILI, LE 14 DÉCEMBRE 2025.
PHOTO REINALDO UBILLA

► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR

En 1973, la Maison Blanche avait soutenu le coup d’État de Pinochet : « Je ne vois pas pourquoi nous devrions laisser un pays devenir marxiste simplement parce que sa population est irresponsable », avait alors justifié Henry Kissinger (1). Cinquante ans plus tard, le président américain se félicite de la victoire à la présidentielle chilienne de celui qu’il a « soutenu (2) ».

« Soutenu » ? Avant le retour au pouvoir de M. Trump, Washington n’affichait pas aussi crânement son parti pris dans les affaires du sous-continent. Mais la déclaration du président-milliardaire a peu surpris. L’Amérique latine a compris que l’actuel locataire de la Maison Blanche s’intéressait beaucoup à elle. « La démocratie [au Honduras] sera mise à l’épreuve lors des prochaines élections qui se tiendront le 30 novembre », s’alertait par exemple le président américain sur sa plate-forme Truth Social le 26 novembre dernier. La campagne électorale était pourtant close depuis trois jours, selon les règles fixées par le Conseil national électoral (CNE), mais M. Trump adressait aux millions d’électeurs honduriens une consigne de vote directe pour l’homme d’affaires conservateur Nasry « Tito » Asfura (Parti national), « l’ami de la liberté » (3).

Deux jours après son premier message, il précisait sa pensée, sous la forme d’une menace. Si son candidat remportait la présidentielle, les États-Unis lui accorderaient « tout leur soutien ». S’il ne gagnait pas l’élection, ils « ne [gaspilleraient] pas leur argent, car un mauvais dirigeant ne peut qu’entraîner des résultats catastrophiques pour un pays ».

Washington a concentré sa présence militaire en Amérique centrale au nord-ouest de Tegucigalpa, la capitale du Honduras, un pays qui dispose d’une façade caribéenne. La base aérienne de Soto Cano héberge la Joint Task Force - Bravo, un groupement conjoint entre les deux pays, qui mobilise en permanence plus de cinq cents soldats américains pour des missions théoriquement humanitaires, de formation sécuritaire et de lutte contre le trafic de drogue. Début 2025, la présidente de gauche Xiomara Castro avait menacé de mettre un terme à cette coopération pour protester contre la politique d’expulsion de migrants voulue par M. Trump, qui allait bientôt frapper des dizaines de milliers de ressortissants de la nation centre-américaine. D’où les messages vengeurs de M. Trump…

« À rien, à rien et à rien ! »

Au cas où certains Honduriens ne l’auraient pas bien compris, plus de 90 000 habitants — tous titulaires d’un compte bancaire national récepteur de remesas, ces fonds transférés par les migrants à leurs proches — reçoivent des messages sur leur téléphone entre le 27 et le 29 novembre. Un lien les redirige vers un contenu audio leur annonçant que, si Mme Rixi Moncada (du même parti que Mme Castro) est élue, ils ne recevront pas leurs remesas au mois de décembre. Au Honduras, plus d’un quart du produit intérieur brut (PIB) est constitué des envois d’argent effectués par les quelque deux millions de personnes installées sur le territoire nord-américain (4). Le 1er décembre 2025, c’est le miracle : donné perdant dans les sondages, l’« ami » de M. Trump est annoncé vainqueur par les autorités électorales — un résultat que les autres candidats ne reconnaissent pas.

Ce dernier est rassuré, lui qui tient Mmes Castro et Moncada pour des comparses de M. Nicolás Maduro et s’était alarmé que le président bolivarien « et ses narcoterroristes » puissent « s’emparer d’un autre pays comme ils l’ont fait avec Cuba, le Nicaragua et le Venezuela ». Depuis septembre 2025, les États-Unis concentrent la plus grande armada navale réunie dans la région depuis la crise des missiles à Cuba en 1962 (5). D’après le président américain, dont l’administration impose une guerre hybride à Caracas, les jours du dirigeant chaviste « sont comptés » (Politico, 9 décembre 2025). Sa chute entraînerait, espère-t-il, celle du « régime cubain ».

Aux sanctions financières et économiques qui asphyxient le Venezuela s’ajoute l’organisation d’une campagne de diabolisation médiatique contre M. Maduro — de fait contesté dans le pays comme dans la région. Désormais, Washington impose un blocus maritime pétrolier à Caracas. L’Agence centrale de renseignement (CIA) a été autorisée à mener des opérations secrètes en vue de potentielles interventions sur le territoire, et la marine américaine intensifie ses bombardements en mer contre des embarcations accusées de transporter de la drogue. Qualifiés d’« exécutions extrajudiciaires » par le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme (6), ils ont déjà causé la mort de plus de cent personnes (au 18 décembre 2025).

Ces ingérences ne suscitent aucune récrimination dans les chancelleries occidentales, d’ordinaire promptes à traquer agressions militaires ou manipulations électorales, à condition qu’on puisse les attribuer à Moscou. La stratégie fonctionne. Avant le scrutin législatif argentin du 26 octobre, le président américain avait exercé un chantage économique et financier comparable à celui qui a « convaincu » les Honduriens : ou bien il déverserait financements et investissements sur Buenos Aires en cas de victoire du candidat de la Maison Blanche Javier Milei, ou bien il lâcherait le pays et lui compliquerait la vie — arrêt des aides bilatérales, augmentation des droits de douane, fermeture de l’accès au marché américain… Tandis que les sondages lui promettaient une victoire étriquée, l’allié libertarien de M. Trump a finalement remporté ces élections avec une confortable avance sur l’opposition péroniste.

Les instruments de pression ou de rétorsion de Washington contre les pays latino-américains, favorisant son redéploiement sur leurs territoires, sont nombreux. Souvent moins bruyantes que les immixtions politiques directes, les messages sur Truth Social ou les sanctions extraterritoriales (Cuba, Nicaragua, Venezuela), les mesures de répression commerciale de l’administration américaine tétanisent les États de la région. Tous cherchent dès lors à éviter les foudres de M. Trump et à « négocier », dans l’espoir d’obtenir un assouplissement ou une levée de tel ou tel droit de douane.

JOSÉ GAMARRA. — « LE GRAND LESSIVAGE », 1980 /
 © ADAGP, PARIS, 2025 - GALERIE XIPPAS, PARIS, GENÈVE, PUNTA DEL ESTE

Le Mexique, où les États-Unis menacent régulièrement d’intervenir au nom de la lutte contre le trafic de drogue, se voit imposer une taxe de 25 % sur ses exportations de produits qui ne font pas partie de l’accord commercial conclu par les deux pays et le Canada (AEUMC, ou USMCA en anglais), et de 50 % sur l’acier et l’aluminium. Le quotidien du gouvernement de Mme Claudia Sheinbaum consiste à déjouer les menaces de pénalités supplémentaires, proférées régulièrement par son voisin du Nord, pour divers motifs : lutte contre l’immigration ou le narcotrafic, exigence de réduction des exportations chinoises acheminées sur le territoire américain via l’AEUMC, demande d’une fourniture plus abondante d’eau douce… Surtout, la présidente mexicaine souhaite aborder dans les moins mauvaises conditions possibles les négociations préparant la révision périodique de l’AEUMC (signé en 2020 pour seize ans), qui commenceront le 1er juillet. Ces discussions décideront notamment de la prolongation (ou non) de cet accord, vital pour une économie mexicaine arrimée au marché des États-Unis, jusqu’en 2042.

En juillet 2025, le Brésil a quant à lui vu s’abattre sur son économie les plus fortes taxes douanières imposées à un pays par M. Trump (à l’exception de la Chine au début de l’année 2025) : 50 %. Ainsi, le président américain a souhaité dissuader — sans y parvenir — les autorités brésiliennes d’emprisonner son allié Jair Bolsonaro, condamné pour tentative de coup d’État. Après des semaines d’âpres négociations, Brasília a obtenu l’exemption ou la baisse drastique de ces droits sur de nombreux produits agricoles (viande de bœuf, café, cacao, fruits, etc.), profitant des craintes inflationnistes aux États-Unis.

Dans ces conditions, tenir simultanément tête au président américain sur d’autres dossiers se révèle difficile et risqué. Certes, les ingérences électorales, l’escalade belliqueuse contre le Venezuela, la perspective d’un renversement de M. Maduro provoqué par Washington (par le biais d’une pression économique ou d’une action militaire) peuvent faire l’objet de condamnations formelles ou d’offres de médiation politique — comme celles du Brésil et du Mexique. Mais les principales puissances régionales évitent de s’engager de manière frontale — et, a fortiori, concertée — contre M. Trump. Au grand dam du président colombien Gustavo Petro, « le prochain sur la liste » de son homologue américain dans sa prétendue lutte contre les narcotrafiquants (Politico, 10 décembre). Le dirigeant de gauche assure jusqu’en mars 2026 la présidence de la Communauté d’États latino-américains et caraïbes (Celac), qui regroupe les trente-trois États de la région. « Je suis président de la Celac et je veux dire qu’à ce stade cela sert à trois choses : à rien, à rien et à rien ! », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse (11 décembre 2025), pointant l’absence de réaction des pays de la région aux attaques du président américain.

Quel projet sous-tend l’offensive de ce dernier ? On trouve une partie de la réponse dans le document de stratégie de sécurité nationale publié par la Maison Blanche le 5 décembre 2025 (7). Le retour de Washington dans son ancienne « arrière-cour » doit contribuer à « assurer que l’Amérique reste le pays le plus fort, le plus riche, le plus puissant et le plus prospère des décennies à venir ». Il est l’expression d’une visée impériale assumée : l’Amérique latine doit participer à la reconstruction, au renforcement et au développement des capacités et des forces productives, technologiques, stratégiques et militaires des États-Unis, afin de maintenir un « équilibre des pouvoirs » avec d’autres acteurs dont le statut de puissance est reconnu, la Chine en premier lieu, ou la Russie.

En somme, une conception des relations internationales fondée sur la primauté des rapports de forces interétatiques (qui n’exclut pas la coopération) et la reconnaissance des zones d’influence de chaque superpuissance. Washington affirme ne pas vouloir agresser ses concurrents, mais n’entend pas tolérer leur expansion dans l’« hémisphère occidental » (c’est-à-dire, dans sa terminologie stratégique, l’ensemble du continent américain), ni la faciliter par son propre affaiblissement. D’une manière générale, « l’objectif de la politique de sécurité nationale est de protéger les intérêts nationaux fondamentaux [des États-Unis], certaines priorités transcendant les frontières régionales ». Préserver cette sécurité exigerait une domination de Washington du Groenland à la Terre de Feu.

« Restaurer la prééminence américaine »

« Donroe» : le corollaire Trump
 à la doctrine Monroe 
PHOTO AMANDA EDWARDS

Le président républicain reprend les principes bien connus de la « doctrine Monroe », du nom du président James Monroe (1817-1825), le premier à avoir désigné, en 1823, l’Amérique latine comme une sphère d’influence dévolue à son pays, en en bannissant toute nouvelle colonisation ou intervention européennes. Près d’un siècle plus tard, en 1904, le président Theodore Roosevelt affinait cette théorie en déclarant que, « dans l’hémisphère occidental, l’adhésion des États-Unis à la doctrine Monroe peut [les] contraindre, même à contrecœur, dans des cas flagrants d’actes répréhensibles ou d’impuissance, à exercer un pouvoir de police internationale ». Une posture baptisée depuis « corollaire Roosevelt ». Aujourd’hui, le document de stratégie nationale adjoint un « corollaire Trump » à la doctrine déjà constituée.

Pour la Maison Blanche, la menace chinoise a remplacé celle de l’Europe, et les États « communistes » ou « narcoterroristes » latino-américains sont considérés comme responsables de « cas flagrants d’actes répréhensibles ou d’impuissance ». Selon le document stratégique officiel, il s’agit de « restaurer la prééminence américaine dans l’hémisphère occidental et de protéger [le] territoire national et [l’]accès à des zones géographiques-clés dans toute la région ». « Nous empêcherons les concurrents non hémisphériques de positionner des forces ou d’autres capacités menaçantes, ou de posséder ou contrôler des actifs stratégiquement vitaux dans notre hémisphère. » Jamais citée, la Chine est visée à chaque ligne. Son emprise commerciale, financière et technologique sur l’Amérique latine est à la fois décrite en détail et dénoncée en creux.

Pour contrer Pékin, le président américain prône une nouvelle « diplomatie commerciale » à l’endroit des pays du sous-continent. Il leur enjoint d’agir au service des orientations de Washington, chez eux comme dans leur politique extérieure. Parce que l’Amérique latine « recèle de nombreuses ressources stratégiques » nécessaires aux États-Unis (hydrocarbures, matières premières, produits agricoles, infrastructures et sites géographiques), ses États peuvent contribuer au « renforcement des chaînes d’approvisionnement critiques dans cet hémisphère [qui] réduira les dépendances et augmentera la résilience économique américaine ». Le document invite les gouvernements à faire des États-Unis « leur partenaire de premier choix ». Ceux qui obtempèrent seront récompensés. Quant aux fortes têtes, la superpuissance « les dissuadera (par divers moyens) de collaborer avec d’autres ».

Contre l’hydre communiste

Washington peut désormais compter sur de nombreux pays alignés, même parmi ceux dont Pékin est le premier ou deuxième partenaire commercial. L’Argentine (M. Milei), la Bolivie (M. Rodrigo Paz), le Chili (M. Kast), le Costa Rica (M. Rodrigo Chaves), le Salvador (M. Nayib Bukele), l’Équateur (M. Daniel Noboa), le Honduras (M. Asfura), le Guatemala (M. Bernardo Arévalo), le Guyana (M. Mohamed Irfaan Ali), le Panamá (M. José Raúl Mulino), le Paraguay (M. Santiago Peña), la République dominicaine (M. Luis Abinader) sont gouvernés par des dirigeants conservateurs, d’extrême droite ou dépendants de Washington. Tous répondent aux exigences de M. Trump.

Certains avec zèle. M. Bukele met à disposition son centre de confinement du terrorisme (Cecot) pour enfermer des migrants réputés dangereux et expulsés des États-Unis. Les présidents de l’Argentine, de l’Équateur — principal hub régional d’exportation de la cocaïne colombienne —, du Guyana, du Paraguay, de la République dominicaine et de Trinité-et-Tobago (située à onze kilomètres du Venezuela) participent à la coalition internationale contre le narcotrafic suscitée par le secrétaire d’État Marco Rubio, et ils soutiennent la politique de Washington contre Caracas. Ces pays mettent à disposition des États-Unis leur territoire, leurs infrastructures ainsi que leur espace aérien pour l’« opération Lance du Sud » (Operation Southern Spear), officiellement menée dans l’optique de démanteler les cartels de la drogue dans la zone.

Tandis que la première puissance mondiale poursuit depuis des mois sa réimplantation militaire sur l’ensemble du sous-continent, par l’entremise de multiples accords de coopération réactivés, actualisés ou nouvellement signés (8), ses bases de Guantánamo (Cuba), de Porto Rico, des îles Vierges américaines, de la Grenade, des îles d’Aruba et Curaçao (positionnées à quatre-vingts kilomètres du Venezuela) complètent son dispositif caribéen. La dernière a servi de point de passage à Mme María Corina Machado lors de son exfiltration du Venezuela, organisée afin qu’elle puisse rejoindre Oslo en Norvège pour la remise de son prix Nobel de la paix, le 10 décembre 2025. Pour cette occasion, les présidents Mulino, Milei, Peña et Noboa avaient fait le déplacement : il s’agissait tout autant de témoigner leur solidarité à Mme Machado que d’assurer M. Trump de leur docilité.

JOSÉ GAMARRA. — « LA PANAMERICANA DEL DESAROLLO » (LA PANAMÉRICAINE DU DÉVELOPPEMENT), 1973 /
© ADAGP, PARIS, 2025 - GALERIE XIPPAS, PARIS, GENÈVE, PUNTA DEL ESTE
Les droites gagnent du terrain en Amérique latine, sous toutes ses latitudes. Dans des configurations nationales chaque fois spécifiques, leurs pôles radicaux accroissent leur influence ou remportent directement les élections. Un peu partout, les « patrons-chefs d’État » d’hier — on pense à l’Argentin Mauricio Macri (2015-2019) ou au Chilien Sebastian Piñera (2010-2014 et 2018-2022) —, qui mettaient en avant leurs capacités de bons gestionnaires néolibéraux, ont été éclipsés par des figures qui puisent davantage dans le registre idéologique. L’heure serait venue, affirment les nouveaux ténors de la droite latina, de pourfendre l’hydre communiste.

Et pourtant, rarement la gauche a été aussi faible en Amérique latine depuis la fin des dictatures. Si la droite hurle très fort à la menace « rouge », elle profite surtout de l’usure de gouvernements progressistes qui ont passé de longues années au pouvoir. Notamment celles qui ont suivi la crise financière internationale de 2008 et la pandémie de Covid-19. Les effets combinés de ces crises — que la gauche a gérées à système socio-économique constant, c’est-à-dire sans pouvoir, ou sans vouloir, procéder à des réformes structurelles ambitieuses — ont durablement meurtri les sociétés latino-américaines. Elles ont contribué à forger un fort ressentiment contre l’État en tant qu’institution et contre les dirigeants politiques associés à ces périodes douloureuses dans certains pays. Dans la plupart d’entre eux, le bilan des formations progressistes en matière de lutte contre la criminalité, phénomène qui s’est concomitamment intensifié et étendu dans la région, est jugé largement insatisfaisant.

Mais d’autres facteurs contribuent à alimenter l’ascension des droites. Depuis la fin de la crise sanitaire, de nombreuses activités économiques sont apparues sous des formes d’autoentrepreneuriat, notamment dans les services liés au développement des plates-formes numériques (transports, restauration, import-export, etc.). Cet essor intervient dans des économies où le secteur informel absorbe près d’un travailleur sur deux, et même plus de 70 % dans certains pays, comme la Bolivie, l’Équateur, et le Pérou (9). Les jeunes hommes urbains et les femmes sont particulièrement concernés. Cette extension du travail à son compte nourrit les tendances à l’individualisme social et politique et à la fragmentation des électorats. Le rejet des sortants se radicalise à mesure que les perspectives d’ascension sociale s’éloignent (10).

Enfin, la féminisation des sociétés latino-américaines s’est accélérée depuis le début des années 2000 (majorité démographique, accès accru à l’éducation supérieure et au marché du travail, avancée des droits individuels et collectifs, notamment en matière sexuelle et reproductive, etc.). Les courants conservateurs, religieux et traditionalistes profitent du contexte de dégradation économique généralisée pour développer une vision réactionnaire de la place des femmes dans la société, soufflant ainsi dans les voiles des formations de la droite radicale.

En 2026, de nouvelles élections interviendront dans des pays-clés de la région : Brésil (octobre), Colombie (mars et mai), Costa Rica (février et avril) et Pérou (avril). Deux d’entre eux, le Brésil et la Colombie, verront des gouvernements progressistes défendre leur bilan face à des droites puissantes et « revanchardes ». Tout conduit à penser que les Latino-Américains vont recevoir beaucoup de messages de la part de M. Trump…

par Christophe Ventura

Notes :

(1) Cité par Grace Livingstone dans America’s Backyard : The United States and Latin America From the Monroe Doctrine to the War on Terror, Zed Books, New York, 2009.

(2) Francisco Sánchez, « Donald Trump reacciona al triunfo de José Antonio Kast en Chile y su mensaje ya da la vuelta al mundo », 15 décembre 2025, AS Chile.

(3) Lire Maurice Lemoine, « Au Honduras, la gauche défend son bilan », Le Monde diplomatique, novembre 2025.

(4) « Honduras ha recibido más de 11.000 millones de dólares en remesas, un 13,9 % más que 2024 », 10 décembre 2025, La Prensa.

(5) Riley Mellen, « Satellite data reveals how the US Navy is deployed near Venezuela », The New York Times, 21 novembre 2025.

(6) « ONU acusa a EEUU de violar el derecho internacional con los ataques a embarcaciones en el Caribe y el Pacífico », 31 octobre 2025, El Nacional. 

(7) « National security strategy of the United States of America » (PDF), 5 décembre 2025.

(8) Lire Vincent Ortiz, « Les États-Unis chez eux en Équateur ? », Le Monde diplomatique, décembre 2025.

(9) « Panorama laboral 2025. América latina y el Caribe », Organisation internationale du travail, 11 décembre 2025.

(10) Lire Maëlle Mariette et Franck Poupeau, « Pourquoi la droite revient en Bolivie », Le Monde diplomatique, novembre 2025.

 

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