08 novembre, 2025

AU HONDURAS, LA GAUCHE DÉFEND SON BILAN

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 PAYSAN D’INTIBUCÁ, 2025
PHOTO MAURICE LEMOINE

Le Monde
Diplo

Au Honduras, la gauche défend son bilan / Au pouvoir depuis 2022, Mme Xiomara Castro et ses ministres ont multiplié réformes sociales et mesures agraires, mais peinent à solder l’héritage de la période ouverte par le coup d’État de 2009. Pris entre les attentes populaires, la résistance de l’oligarchie et les manœuvres de Washington, ils se préparent à de nouvelles élections générales, le 30 novembre. [Le Maurice Lemoine Nouveau est arrivé ! ] 

par Maurice Lemoine   

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par Maurice Lemoine • Lu par Blaise Pettebone
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«AU HONDURAS, LA GAUCHE DÉFEND SON BILAN»
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« Le Monde diplomatique » 

monsieur Manuel Zelaya — ex-président du Honduras. Renversé le 28 juin 2009, en pleine vague rose-rouge latino-américaine, par un coup d’État. En réaction à ce golpe est né le Front national de résistance populaire (FNRP), puis le parti de gauche Liberté et refondation (Libre). Lequel, après douze ans et sept mois de « narco-dictature » — c’est le terme employé ici —, est finalement arrivé au pouvoir le 27 janvier 2022, en la personne de Mme Xiomara Castro. L’épouse de M. Zelaya !

Chili / élection présidentielle le 16 novembre 2025.

«¡Es oficial! Somos el número 2 en la papeleta2️⃣✌️»
FLYER JANNETTE JARA

► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR

Coordinateur national de Libre, principal « conseiller » de la présidente, celui-ci reçoit dans le bâtiment de la Casa presidencial, à Tegucigalpa. Il est bientôt 23 heures. Dans une antichambre attendent des messieurs bien mis, des militants en bras de chemise, une députée au menton volontaire, un m’as-tu-vu aux cheveux artistement travaillés — costume noir, cravate jaune, souliers vernis. Pour les aider à patienter, un fonctionnaire distribue bouteilles d’eau et tasses de café.

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Calé dans un fauteuil, M. Zelaya siège au milieu d’un vaste salon. Il expédie un importun en deux minutes, consulte son téléphone portable, se fait lire un document, échange avec la députée, revient à son téléphone, pose des questions à ses collaborateurs, peste au sujet d’une vidéo qu’il conviendra de modifier. Chaleureux, le tutoiement facile, il entame l’entretien sollicité : « Libre a gagné la présidence, mais la démocratie dite libérale ne te permet pas d’avoir le pouvoir absolu. Les forces réactionnaires continuent à l’exercer à travers le Congrès, la Cour suprême, les banques, les transnationales, les Églises, l’entreprise privée… » Quand il évoque les « manœuvres des opposants », M. Zelaya élève la voix : « Ils vont tout tenter pour reprendre le pouvoir. Ils veulent même empêcher les élections du 30 novembre ! Mais, quel qu’en soit le prix, nous les organiserons. » Minuit pile. Comme à son habitude, celui que ses partisans ont affectueusement surnommé « Mel » va continuer à travailler, jusqu’à 1 heure du matin.

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Le Honduras revient de loin. À la manœuvre, après 2009, ce qu’on appelle ici l’« oligarchie » (ou les « dix familles »), les forces de sécurité, les médias, Washington et, on le découvrira ultérieurement, des mafieux. Trois élections « sous contrôle » — 2009, 2013, 2017 — ont donné lieu à des fraudes avérées. Deux présidents néolibéraux issus du Parti national (PN) en ont émergé — M. Porfirio Lobo (2010-2014), M. Juan Orlando Hernández, dit « JOH » (2014-2022). En 2017, pour se faire réélire, ce dernier a violé la Constitution.

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«¡Este 16 no te equivoques vota 2, vota Jara ! »

Concentration du pouvoir, militarisation, répression généralisée. Cour suprême, magistrats et procureurs s’étant laissé acheter, l’appareil judiciaire gît, en totale décomposition. « Quand tout le système est corrompu, analyse Mme Rixi Moncada, ministre de la défense jusqu’au 27 mai dernier et actuelle candidate de Libre à la présidence, l’appareil sécuritaire s’effondre. Mafias et narcos en profitent, avec leur cortège d’assassinats, de crimes et de violences dans la rue. » Le Honduras devient le pays le plus violent d’Amérique centrale (56,7 homicides pour 100 000 habitants en 2016, après un pic à 86,5 en 2011) (1). De près de 60 % en 2009, le taux de pauvreté bondit à 74 % en 2021 (54 % d’extrême pauvreté) (2). Des caravanes de migrants — 7 000 d’un coup en 2018 — s’élancent à pied pour un périple de 3 000 kilomètres sur les routes d’Amérique centrale et du Mexique, avec pour « rêve » ultime les États-Unis.

Durant ces années de plomb, la Maison Blanche, le Pentagone, le département d’État et la Drug Enforcement Administration (DEA, les « stups » américains) ont chouchouté les gouvernants honduriens. Murs de contention contre la gauche locale, ceux-ci favorisaient en outre les intérêts de Washington en matière économique et diplomatique. Pourtant, au terme de son mandat, l’ex-président Lobo, accusé de « corruption significative », se voit interdire l’entrée aux États-Unis ; le frère de « JOH », M. Tony Hernández, y est ensuite condamné à perpétuité pour narcotrafic ; lorsque la gauche triomphe au Honduras, « JOH » en personne, devenu inutile, est réclamé à son tour par la justice américaine, extradé, et condamné à quarante-cinq ans d’incarcération pour le même motif.

Gros mal de tête pour M. Joseph Biden, tout juste investi président en 2021. Avide d’une revanche électorale, M. Donald Trump en faisait le responsable de la poussée migratoire, qui avait explosé à la suite de la pandémie de Covid-19. Pour stabiliser l’Amérique centrale et réduire les flux qui la fuyaient, il y fallait pour le moins des pouvoirs décents. Aux institutions honduriennes, amarrées au Parti national, Washington expliqua fermement les (nouvelles) règles du jeu : lors de la présidentielle de novembre, aucune fraude ne serait tolérée.

Dès lors, la logique démocratique est respectée. En brillant stratège, « Mel » a été capable de fédérer les divers foyers de résistance existant dans la société. De son côté, son épouse, Mme Castro, n’a jamais été une potiche. Responsable de l’important programme social Réseau solidaire, elle a, après le coup d’État, intégré le FNRP, bouffé des gaz lacrymogènes au coude à coude avec les foules, participé aux défilés. Appréciée des classes populaires, elle l’emporte largement.

« Quand Xiomara s’est installée à la présidence, raconte Mme Moncada avec un sourire ironique, les médias, qui appartiennent tous à la classe dominante, étaient apocalyptiques. Elle n’était pas capable, elle ne saurait pas gérer l’économie, on allait instaurer une dictature et ils te sortaient Chávez, et Fidel, et le Nicaragua, et blablabla et blablabla… » Le sourire s’évanouit : « Aujourd’hui encore, leur travail de sape continue. »

LA MINISTRE DE L’AGRICULTURE LAURA SUAZO RENCONTRE LES
RIZICULTEURS  À JESÚS DE OTORO (DÉPARTEMENT D’INTIBUCÁ), 2025
PHOTO MAURICE LEMOINE 

Dès le début du mandat de Mme Castro, Libre affronte un premier coup dur. Allié au Parti sauveur du Honduras (PSH), il est à quelques voix de la majorité au Congrès. Pour faire passer ses lois, il lui suffira de négocier une poignée de ralliements. Las, deux factions de son groupe parlementaire se disputent la présidence de l’Assemblée ! « Comme dans d’autres pays, analyse le vice-président du Congrès Hugo Noé Pino, des candidats députés ont davantage de convictions et d’intérêts personnels que de loyauté à l’égard du parti. » Avant le coup d’État, certains ont appartenu aux formations traditionnelles — essentiellement le Parti libéral (PL), de l’aile gauche duquel venait M. Zelaya, et que le golpe fractura. D’autres proviennent du PSH, fondé par un opportuniste dépourvu de boussole idéologique, M. Salvador Nasralla. Après des alliances épisodiques avec Libre, celui-ci est aujourd’hui… le candidat du PL à l’élection présidentielle. Pour tous ceux-là, le programme passe au second plan. Désavoués par Mme Castro, huit dissidents finissent par passer (ou retourner) au PL après avoir fait défection. Déjà sans contrôle sur la Cour suprême de justice, le ministère public et les trois quarts des mairies, Libre perd d’emblée le Congrès. La tâche n’en sera que plus compliquée.

Une jeune génération de ministres et de cadres issus de la résistance populaire se lance néanmoins dans une refondation « socialiste et démocratique » du pays. En quelques mois, les entreprises publiques d’énergie et de télécommunications sont récupérées, plus d’un million de familles vulnérables bénéficient d’une électricité subventionnée à 100 %, de la scolarisation gratuite et de repas scolaires pour leurs enfants. Bourses pour les étudiants, transferts financiers aux mères de famille et aux anciens. Suivent la mise en chantier de huit hôpitaux (construit à 45 % pour le plus avancé), de gros investissements en lignes électriques. Dans l’histoire du Honduras, jamais autant de routes n’ont été asphaltées, jamais autant de chemins de terre aux ornières boueuses n’ont été améliorés.

Faute de grandes entreprises, l’économie repose sur les maquiladoras (usines de sous-traitance) et l’agriculture. « Un secteur sinistré », rapporte le vice-ministre chargé de l’Institut national agraire (INA), M. Rafael Alegría. Débordé, cet ex-syndicaliste paysan, coordinateur de l’organisation altermondialiste Via Campesina puis dirigeant de la résistance populaire, nous a donné rendez-vous pour « petit-déjeuner », à 8 heures du matin, dans un « fast-food » proche de l’INA. « Durant cette période de dictature, détaille-t-il, les gouvernements ont fermé la Banque nationale de développement agricole [BNDA, l’établissement le plus proche des producteurs], privatisé l’assistance technique, obligeant les coopératives et les agriculteurs à la payer ou à s’en passer, fermé les instituts de commercialisation. » Beauté du capitalisme : le Honduras importe tout ce qu’il mange — frijoles (haricots rouges) d’Éthiopie et du Nicaragua, maïs des États-Unis, légumes verts du Guatemala… En revanche, des hectares et des hectares de palmiers à huile, de canne à sucre et de bananes enrichissent les latifundistes et alimentent l’exportation.

Vingt mille titres de propriété pour les paysans

La faiblesse de Libre au Congrès empêche toute réforme radicale. L’INA reçoit comme tâche prioritaire de régulariser et redistribuer les terres non exploitées. « Comme, pour l’instant, on ne peut pas toucher les terres privées, commente M. Alegría, on tente de récupérer celles de l’État qui sont indûment occupées. Malheureusement, quand on arrive à l’Institut de la propriété pour vérifier les titres sur lesquels on enquête, tout est vérolé… » Si l’on en croit les connaisseurs, il s’agit là de l’institution la plus corrompue du pays. « On fait le maximum, précise en grimaçant M. Alegría, mais il est difficile de revenir en si peu de temps sur l’héritage de la dictature, les vieilles structures et la manipulation des institutions. » Sous pression, l’INA se débat entre résistance de l’opposition et protestations de ceux qui attendent avec impatience l’accès à la terre. Néanmoins, M. Alegría veut rester positif : « On avance. On va terminer nos quatre années avec 20 000 titres individuels remis à des petits producteurs, à des femmes ou à des entreprises associatives paysannes. »

Jesús de Otoro, département d’Intibucá. Ministre de l’agriculture, Mme Laura Suazo sort du local de l’Association des producteurs de riz. « Ils n’arrêtent pas de se plaindre »… se plaint-elle en soupirant. Un sourire, elle tempère : « Être ministre, c’est recevoir toutes les doléances, y compris celles liées aux problèmes non résolus par les gouvernements antérieurs. On peut comprendre ces réactions. » Au-delà des récriminations, la ministre a été courtoisement reçue. Elle vient du peuple, bien qu’ayant été quinze ans universitaire. Qui plus est, son mari est agriculteur et éleveur. « Je vis les problèmes que vivent mes interlocuteurs, je n’ai pas besoin de faire d’efforts pour comprendre leurs difficultés. » D’emblée, elle a rappelé la tâche qui lui a été confiée : rétablir un dialogue plus « pragmatique » qu’« idéologique » avec tous les maillons du monde agricole, afin de relancer une production nationale sinistrée.

« Il faut renégocier le traité de libre commerce »

Certes respectueux, les riziculteurs n’ont pas mâché leurs mots. « Il faut que notre pays cesse d’importer 90 % de son riz, a grondé un grand gaillard, M. Carlos Costa. On produisait 1 500 000 quintaux, on est descendus à même pas 500 000. Même déficit en maïs. Et en haricots. C’est lamentable. On a de bonnes terres, le capital humain, le désir, mais il semblerait que ça fait de la peine d’appuyer le campo [les “campagnes”]. » L’ennemi numéro un, désigné sans ambages par plusieurs participants : le traité de libre commerce (TLC) signé en 2005 avec les États-Unis. Dans de nombreux domaines, il a sapé l’activité des petits et moyens producteurs ; le riz, pour n’évoquer que lui, n’est pas assez compétitif pour concurrencer celui qui vient de là-bas. S’ajoute le réchauffement climatique, qui impliquerait d’investir dans des systèmes d’irrigation. Sachant, « señora, qu’il y a des fonds dans les banques mais qu’on n’y a pas accès. Ça nous limite pour l’achat d’équipements, on est asphyxiés ».

« Les banques privées vous prêtent à 18 % d’intérêt, a rappelé la ministre. Dans ce gouvernement, et pour la première fois, on vous prête à 2,5 %. C’est une différence abyssale. Investissez, on vous appuie. » Par ailleurs, les molineros — industriels dont un représentant assiste à la réunion et subit, impassible, les critiques sur la médiocrité des prix d’achat — ont désormais l’obligation d’acquérir un quota de la production nationale pour avoir le droit d’importer.

Chaude lumière de l’après-midi. Vaste entrepôt en cours de construction. Nouvelles récriminations. La BNDA n’a pas procédé à un déblocage de fonds prévu de longue date. Entourée d’agriculteurs aux visages fermés, la ministre sort son téléphone portable. Elle se démène en direct, bouscule la bureaucratie. On l’entend clairement morigéner : « Faites activer le mouvement, nous jouons notre crédibilité ! » Elle rassure ceux qui l’entourent. Un peu plus tard, elle nous précisera : « Ce qu’on essaie, c’est de trouver des solutions, si possible rapidement. Sinon, on assure le suivi. »

Dans tout le pays, les techniciens du Programme national de développement agricole créent des écoles d’élevage ou de caféiculture, déploient une vaste gamme de plans destinés à atteindre la sécurité alimentaire tout en améliorant les revenus des paysans. Ici, à Chinacla (département de La Paz), on produit des tomates, du piment, des fèves, des haricots. Ces terres sableuses, très arides, jadis abandonnées, accueillent aujourd’hui des serres à la technologie avancée. « Avant que le gouvernement finance ces structures, précise un “campesino”, on ne produisait pas suffisamment pour fournir le marché. » Comme tous les quinze jours, l’ingénieur du ministère Nelson Gamero parcourt les installations pour apporter, si nécessaire, une aide technique : « On travaille avec des associations de producteurs qui existaient déjà, qui avaient pris des initiatives, qui ont un plan d’investissement, mais qui se trouvaient entravées par des difficultés : finances, technologie, incidence du climat, problèmes phytosanitaires, absence de marché… » Au cœur de ce remue-ménage, qui met l’accent sur l’agroécologie, des femmes, des hommes, quantité de jeunes — les plus disposés à émigrer. « Depuis qu’on l’a développé, ce projet a évité beaucoup de départs », avance avec satisfaction une affable paysanne du nom d’Anna Rio.

Traditionnellement, le secteur rural était sous la coupe du PL et du PN. Les temps changent. On ne parle pas politique dans les campagnes, mais, sous une forme ou sous une autre, partout où nous passons, un constat revient : « C’est la première fois qu’un gouvernement s’occupe réellement de nous. » Reste que nul n’ignore l’ampleur de la tâche. Depuis 2021, plus de 25 000 hectares de terres productives ont été occupées par des paysans en colère. « Inquiétant et inopportun », juge la ministre Suazo. Historiquement plus proche des mouvements sociaux, M. Alegría nuance : « Il s’agit d’une situation conflictuelle, car certains ont beaucoup et d’autres n’ont rien. L’État doit intervenir et résoudre ce problème pour ceux qui n’ont pas de terres comme pour ceux qui en ont trop. » Dans un autre registre, il souligne : « Xiomara a dit : “Il faut renégocier le TLC avec les États-Unis.” On n’y est pas encore parvenus. » Du Vieux Continent, vers lequel le Honduras exporte l’essentiel de son café et de son cacao, surgissent de nouvelles contraintes : l’Union européenne a approuvé en 2023 un règlement visant à garantir que les produits importés par ses pays membres ne contribuent pas à la déforestation. « L’“agenda vert” est important, on doit le respecter, admet sans réticences Mme Suazo, mais nous avons besoin de temps pour nous adapter. » Faute de cadastre fiable (et de capacité satellitaire) permettant de prouver cette non-déforestation, les exigences de l’Union seront difficiles à satisfaire dans le court délai — janvier 2026 — unilatéralement imposé.

RIXI MONCADA, CANDIDATE DE LIBRE À LA PRÉSIDENCE, 2025
PHOTO MAURICE LEMOINE

Autre front — il y en a tant. Depuis 2011, la gauche lutte contre le plus extravagant des délires ultralibéraux : les zones d’emploi et de développement économique (ZEDE). Ce combat n’est pas terminé. Lorsque le « prophète » libertarien américain Paul Romer en vendit l’idée au président Lobo et à M. Orlando Hernández, alors président du Congrès, on appelait ces zones « villes modèles ». Des enclaves urbaines ou rurales autogouvernées par les investisseurs, possédant leurs propres lois, leurs tribunaux, leur police, et au sein desquelles les droits sociaux n’auraient pas droit de cité. Des États dans l’État. Des endroits également idéaux pour le blanchiment d’argent sale ! Arrachée au forceps par le pouvoir, une réforme de la Constitution permit l’approbation, en septembre 2013, de la loi autorisant la naissance des ZEDE (3).

En 2022, le Congrès a adopté une nouvelle loi donnant la possibilité de déroger aux dispositions de cette réforme. Planté devant un tableau mural strié de huit colonnes et d’une multitude de noms, le « commissaire présidentiel » aux ZEDE, M. Fernando García, chargé de leur fermeture, a eu besoin de près d’une heure pour nous résumer la complexité de la situation. Trente-cinq zones ont été identifiées. Trente ont pu, jusqu’à aujourd’hui, être plus ou moins « neutralisées».

Trois, puissantes, donnent du fil à retordre à l’État — Próspera, dans l’île de Roatán (320 entreprises) ; Orquídea, à San Marcos de Colón (plus de 300 employés) ; Ciudad Morazán, à Choloma. La plus grande partie des entreprises ont été enregistrées dans l’État du Delaware, un paradis fiscal américain dont M. Biden a longtemps été sénateur. D’autres au Texas. « On ne sait pas qui est derrière, tout est blindé. Le nom des actionnaires n’apparaît dans aucun document. »

D’emblée, ces entités voraces se sont tournées vers le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi) de la Banque mondiale et y attaquent l’État hondurien. « On a analysé les sentences arbitrales, précise M. García. Elles sont biaisées, jamais en faveur de la souveraineté des peuples, systématiquement en faveur de l’investissement privé… » En conséquence, l’État hondurien s’est retiré du Cirdi en août 2024. Mais son représentant se montre très prudent : « On doit trouver le juste milieu pour agir, sans que cela n’apparaisse comme une expropriation directe, parce que, en droit international, la légitimité d’une telle action n’est pas très bien définie. » Sans aucune justification technique, la seule Próspera réclame déjà… 10,7 milliards de dollars de compensation ! Sachant que, sur X, le 3 octobre 2022, l’ambassadrice des États-Unis, Mme Laura F. Dogu, a souligné le « droit » de Próspera à rester sur le territoire hondurien sous son statut privilégié.

« Ayant gagné les élections démocratiquement, développe le vice-ministre des affaires étrangères Gerardo Torres, on imaginait qu’il y aurait une certaine proximité avec les démocrates américains. Ça n’a pas été le cas. » Nommée au Honduras par l’administration Biden trois semaines avant la victoire prévisible de Mme Castro, Mme Dogu s’y est fait rapidement remarquer en « condamn[ant] » la réforme des services de l’énergie, puis celle portant sur les investissements et l’emploi, promue par les députés de Libre au Congrès. Si « JOH », à la demande de Washington, a été extradé, Tegucigalpa sait que trente-deux procédures judiciaires ont été ouvertes aux États-Unis, pour narcotrafic, contre des maires, députés et dirigeants connus — vingt-huit membres du PN et quatre du PL. « Ces cas ont été enterrés, et on ne nous a réclamé que l’extradition de seconds couteaux, “pistoleros”, “gatilleros” ou “sicarios” (4), affirme M. Torres. Si les États-Unis avaient persisté dans les poursuites, l’opposition de droite aurait été profondément frappée et décapitée. » En lieu et place, Washington met à jour sa « liste Engel », censée recenser des individus « antidémocratiques et corrompus ». Sans aucune justification y figurent MM. Rasel Tomé et Edgardo Casaña, vice-présidents du Congrès, ainsi que M. Enrique Flores Lanza, conseiller présidentiel, tous influents dirigeants de Libre, très actifs après le coup d’État.

La reconnaissance par Mme Castro de M. Nicolás Maduro comme président élu du Venezuela, en juillet 2024, a considérablement accru les tensions. Moins de vingt-quatre heures après une réunion du ministre de la défense et du chef d’état-major des armées, le général Roosevelt Hernández, avec l’homologue bolivarien du ministre, M. Vladimir Padrino López, Mme Dogu se manifestait : « Il a été surprenant pour moi de voir le ministre de la défense et le chef d’état-major assis à côté d’un narcotrafiquant, au Venezuela. » M. Torres précise la face cachée de l’intervention : « Nous avons su que des fonctionnaires de l’ambassade américaine faisaient pression sur la hiérarchie des Forces armées pour qu’elle se déclare préoccupée et désavoue la présidente. » Refusant que « l’instrument de l’extradition soit utilisé pour faire chanter ou intimider les Forces armées », la présidente suspendit ledit traité d’extradition du Honduras avec les États-Unis. Commença alors à circuler, de façon virale, une vidéo filmée en… 2013, pendant la campagne électorale, dans laquelle apparaît le député de Libre Carlos Zelaya (frère de l’ex-chef de l’État), en réunion avec un « respectable » entrepreneur agricole dont on a découvert depuis qu’il était lié aux Cachiros, une bande de narcotrafiquants. « Bien que Carlos ne fasse l’objet d’aucune enquête ou poursuite aux États-Unis, conclut M. Torres, l’impact médiatique a été très fort, diffusant l’idée que Libre est aussi corrompu que les partis politiques de la narcodictature qui l’ont précédé. » Et ce bien que le fameux traité d’extradition ait été depuis rétabli.

Le 28 juin 2009, les militaires avaient été les exécutants du coup d’État. En accédant à la présidence, Mme Castro est devenue leur commandante en chef. Elle a même nommé comme ministre de la défense une autre militante, actuelle candidate de Libre à la présidence, Mme Moncada. « Dans l’armée et dans la police, la génération du coup d’État n’a plus le pouvoir, veut croire M. Zelaya. Les chefs actuels sont loyaux. » Forte de son expérience, Mme Moncada va dans le même sens : « Les soldats et officiers sont conscients du dommage qu’a occasionné pour l’institution sa participation directe à ce crime. D’une certaine manière, ils demandent pardon à la société et à l’État. Ce pas important a permis d’établir une relation de travail ajustée aux normes et à la Constitution. » En lien avec l’état-major, la mission pour elle était claire : lutte contre le narcotrafic, le crime organisé et le blanchiment d’argent, appui au ministère de la sécurité et, « facteur important, protection des ressources naturelles et de l’environnement à travers la création de “bataillons verts” ».

Plus facile à dire qu’à faire ! Depuis décembre 2022, sept des dix-huit départements du pays vont d’état d’exception en état d’exception. Il s’agit, à chaque fois, de lutter contre l’insécurité. Mais l’envoi en première ligne de la police militaire d’ordre public (PMOP), sorte de garde prétorienne créée par et pour « JOH », est fortement critiqué. Mis en cause, Libre et Mme Castro s’abritent derrière les chiffres : le taux d’homicides — trente-quatre pour cent mille habitants en 2023 — a été réduit de neuf points en 2024. Non sans conséquences : bousculés dans leurs territoires traditionnels par les forces de sécurité, crime organisé et narcotrafic se déplacent vers des zones jusque-là tranquilles — ce que les spécialistes appellent l’« effet cucaracha ». Toutefois, note Mme Bertha Oliva, historique coordinatrice du Comité des familles de détenus et disparus du Honduras, « la répression des manifestations n’existe plus. Il y a eu toutes sortes de mouvements, la présidente laisse les gens protester. C’était féroce auparavant ».

L’opposition fait feu de tout bois

Vraiment trop beau ? Peut-être. Poursuivi pour sa responsabilité dans le coup d’État de 2009 et l’assassinat de protestataires, l’ex-commandant en chef des Forces armées (FF.AA.) Romeo Vásquez Velásquez a pris le maquis en mars 2025. Depuis un lieu inconnu, il bombarde l’opinion publique de vidéos dans lesquelles il se pose en victime, accuse Libre de tous les maux et appelle à « sauver le Honduras ». Mme Oliva s’en inquiète, se faisant le reflet d’une opinion assez largement partagée : « Ce fuyard représente un danger. S’il est dans le pays, depuis tant de temps sans qu’on puisse le localiser, c’est qu’il a des alliances avec des gens qui savent gérer la clandestinité, des militaires à la retraite ou d’active qui doivent l’informer… » De fait, le 1er juillet, un groupe d’officiers à la retraite regroupés au sein de l’association Défenseurs du Honduras demandait la destitution du général Hernández, en raison de la « dangereuse subordination des FF.AA. » au pouvoir de Mme Castro.

Face au « socialisme démocratique et pacifique » dont se réclame Mme Moncada, l’opposition fait feu de tout bois. Proche de Libre, membre du Conseil national électoral, M. Marlon Ochoa a dénoncé la manœuvre de Mmes Cossette López, sa présidente, et Ana Paola Hall, liées respectivement au PN et au PL, visant à introduire une intervention humaine dans le système informatique de transmission des résultats préliminaires (TREP) avant que celui-ci divulgue les chiffres sortis des urnes. C’est une telle présence (illégale au regard des articles 266 et 278 de la loi électorale) qui, en 2013 et 2017, a permis la manipulation des résultats. La manœuvre ayant cette fois échoué, les très conservatrices hiérarchies catholique et évangélique se sont unies pour jeter dans la rue, entre calicots bibliques et mots d’ordre conservateurs, le 16 août, la foule de leurs pratiquants. Du département d’État américain fusent les accusations d’« autoritarisme » et de complicité avec… la « narcodictature vénézuélienne ».

Verdict le 30 novembre prochain.

par Maurice Lemoine  Journaliste.

Notes :

(1) « ¿Cómo Honduras “dejó de ser el país más violento del mundo” ? », BBC News Mundo, Londres, 2 février 2016.

(2) « Encuesta permanente de hogares de propósitos múltiples (EPHPM) », Instituto Nacional de Estadística (INE), 19 novembre 2024.

(3) Lire Guillaume Beaulande, « Honduras : Le paradis néolibéral des “villes modèles” ne verra pas le jour », Le Monde diplomatique, novembre 2012.

(4) Pistoleros, c’est-à-dire des « flingueurs », des mercenaires ; gatilleros, des hommes à la « gâchette facile » ; et sicarios, des sicaires, des tueurs à gages.

 

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