05 octobre, 2023

DOCUMENTS DÉCLASSIFIÉS : RÉVÉLATIONS SUR LE COUP D’ÉTAT AU CHILI CONTRE ALLENDE

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 INFOGRAPHIE AFP

Histoire / 4.octobre.2023 // Les Crises / Documents déclassifiés : révélations sur le coup d’État au Chili contre Allende /  Chili, Salvador Allende, USA / Des responsables américains : « Notre politique à l’égard d’Allende a très bien fonctionné ». Kissinger a plaisanté sur le fait que « le président s’inquiète que nous voulions envoyer quelqu’un aux funérailles d’Allende. J’ai répondu que je ne pensais pas que cette option soit envisagée. ». Le rôle documenté des États-Unis dans les mois, jours et heures précédant le renversement d’Allende. / Chili, Salvador Allende, USA

Source : National Security Archive, Peter Kornbluh

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Le 8 septembre 2023, Washington. – « À l’époque d’Eisenhower, nous serions des héros », a déclaré Henry Kissinger au président Richard Nixon quelques jours après le renversement de Salvador Allende au Chili, déplorant que la presse ne leur reconnaisse pas le mérite de cet exploit de la Guerre froide. Cinquante ans plus tard, alors que les Chiliens et le monde entier commémorent l’anniversaire du coup d’État militaire soutenu par les États-Unis qui a porté le général Augusto Pinochet au pouvoir, le débat sur l’ampleur de la contribution des États-Unis à ce coup d’État se poursuit. Le 6 septembre, la principale chaîne de télévision chilienne, Chilevision, a diffusé un important documentaire intitulé « Opération Chili : Top Secret », qui présente des dizaines de documents américains déclassifiés obtenus par le projet de documentation sur le Chili des Archives nationales de sécurité, y compris des documents récemment obtenus et publiés dans la nouvelle édition chilienne du livre de l’analyste des Archives Peter Kornbluh, « Pinochet Desclasificado » [Pinochet déclassifié, NdT].

À la veille du 50ème anniversaire, les Archives publient une section extraite du livre de Kornbluh – le dossier Pinochet – sur le « compte à rebours vers le coup d’État ». L’essai relate les actions du gouvernement américain, les débats internes et les délibérations politiques alors que les conditions du coup d’État évoluaient entre mars et septembre 1973. « Il s’agit d’une histoire complexe, compliquée et extraordinairement révélatrice, a déclaré Kornbluh, qui comporte de nombreuses leçons quant aux abus secrets du pouvoir américain et sur le danger que représente la dictature par rapport à la démocratie pour la communauté mondiale d’aujourd’hui. »

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Compte à rebours vers le coup d’État

Le 12 septembre 1973, au lendemain de la prise de pouvoir violente par l’armée chilienne, des fonctionnaires du département d’État [des Etats-Unis, NdT] se sont réunis pour discuter des directives de presse à l’intention d’Henry Kissinger sur « le degré d’anticipation dont nous disposions sur le coup d’État ». Le secrétaire adjoint aux Affaires interaméricaines, Jack Kubisch, a noté qu’un responsable militaire chilien avait déclaré à l’ambassade que les comploteurs avaient caché à leurs partisans américains la date exacte à laquelle ils agiraient contre Allende. Mais Kubisch a déclaré qu’il « doutait que le Dr Kissinger utilise cette information, car elle révélerait nos contacts étroits avec les dirigeants du coup d’État. »

Dans les mois qui ont précédé le coup d’État, la CIA et le Pentagone ont eu de nombreux contacts avec les comploteurs chiliens par l’intermédiaire de divers moyens et agents, et ils ont eu connaissance au moins trois jours à l’avance d’une date concrète de la prise de pouvoir par les militaires. Leurs communications provenaient d’opérations secrètes visant les militaires après les élections législatives de mars 1973 au Chili. Le triste résultat des élections a convaincu de nombreux responsables de la CIA que les opérations politiques et de propagande n’avaient pas atteint leurs objectifs et que l’armée chilienne, comme le suggéraient les documents de l’Agence, était la solution finale au problème posé par l’alliance de l’Unité populaire d’Allende.

Jusqu’au printemps 1973, les opérations politiques et la propagande générées par El Mercurio et d’autres médias financés par la CIA se sont concentrées sur une campagne politique majeure de l’opposition visant à remporter de manière décisive les élections législatives du 4 mars, au cours desquelles tous les représentants chiliens et la moitié des sénateurs chiliens devaient être réélus. L’objectif maximal de la CIA était d’obtenir une majorité des deux tiers pour l’opposition afin de pouvoir destituer Allende. Son objectif minimal était d’empêcher l’Unité populaire d’obtenir une majorité claire de l’électorat. Sur les 3,6 millions de suffrages exprimés, l’opposition a obtenu 54,7 %. Les candidats de l’Unité populaire ont recueilli 43,4 %, ce qui leur a permis d’obtenir deux sièges au Sénat et six au Congrès. « Les actions effectuée par la CIA lors des élections de 1973 ont contribué à ralentir l’arrivée du Socialisme au Chili », proclamait un « Briefing sur les élections au Chili » rédigé au siège de Langley.

La réalité était tout autre, comme l’ont compris le siège de la CIA et son poste de Santiago. Lors du premier test national de sa popularité depuis l’arrivée au pouvoir d’Allende, son gouvernement de l’Unité populaire avait en fait augmenté sa force électorale, malgré l’action politique concertée de la CIA, une campagne massive et secrète de propagande anti-Allende et un programme de déstabilisation socio-économique dirigé par les États-Unis. « Le programme de l’UP séduit toujours une partie importante de l’électorat chilien », déplore la station locale de la CIA dans un communiqué. La CIA devait alors réévaluer l’ensemble de sa stratégie clandestine au Chili. Le 6 mars, le quartier général câblait : « Les options futures sont en train d’être examinées à la lumière des résultats décevants des élections, qui permettront à Allende et à l’UP de faire avancer leur programme avec une vigueur et un enthousiasme renouvelés. »

La station, désormais dirigée par un nouveau chef de poste, Ray Warren, adopta une position ferme sur les « options futures » qui s’avéraient nécessaires. Dans un post-mortem décisif du 14 mars sur les élections au Congrès, la station de la CIA a formulé des plans visant à renforcer l’accent mis sur le programme militaire. « Nous pensons que dans un avenir prévisible, la station devrait mettre l’accent sur les activités [secrètes], afin d’élargir nos contacts, nos connaissances et nos capacités pour parvenir à l’une des situations suivantes: »

  • Un consensus des chefs des forces armées (qu’ils restent ou non au gouvernement) sur la nécessité de s’opposer au régime. La station estime que nous devrions tenter d’inciter le plus grand nombre possible de militaires, sinon tous, à prendre le contrôle du gouvernement Allende et à le remplacer…
  • Établir une relation solide et significative entre la station et un groupe de planification militaire sérieux. Si notre nouvelle étude des groupes de forces armées indique que les comploteurs potentiels sont en fait sérieux dans leurs intentions et qu’ils disposent des capacités nécessaires, la station souhaiterait établir un canal unique et sécurisé avec ces éléments afin de dialoguer et, une fois que les données de base sur leurs capacités collectives auront été obtenues, de demander l’autorisation au HQS d’entrer dans un rôle élargi…

Dans le même temps, la station a également réaffirmé la nécessité de recentrer l’attention sur la création d’un climat de coup d’État, objectif de longue date de la politique américaine. « Alors que la station prévoit de donner un nouvel élan à notre programme [militaire], elle a décidé de se concentrer sur la création d’un climat propice aux coups d’État. »

D’autres centres de pouvoir politique (partis politiques, milieux d’affaires, médias) joueront un rôle de soutien essentiel dans la création de l’atmosphère politique qui nous permettrait d’atteindre les objectifs (A) ou (B) ci-dessus. Compte tenu des résultats des élections, la station estime qu’il faut créer une nouvelle atmosphère d’agitation politique et de crise contrôlée afin d’envisager sérieusement une intervention de l’armée.

La position énergique de la station, qui a clairement influencé son attitude et ses actions sur le terrain au Chili, a été soutenue par un certain nombre de partisans de la ligne dure au sein de la direction de l’hémisphère occidental, qui ont préconisé une approche beaucoup plus agressive et violente – une approche qui ne considérait manifestement pas le « sauvetage de la démocratie » au Chili comme un objectif. Le 17 avril, dans un défi interne brutal et sans détour à la stratégie de poursuite des opérations politiques, un groupe d’officiers de la CIA a adressé à Shackley un mémorandum sur les « objectifs politiques pour le Chili », dans lequel ils demandaient la suppression du soutien clandestin aux principaux partis d’opposition, ce qui constituait une remise en cause brutale de la stratégie consistant à mener des opérations politiques. Ce soutien a « bercé » ces partis en leur faisant croire qu’ils pourraient survivre jusqu’aux élections de 1976. En outre, si la CIA aidait les démocrates-chrétiens de l’opposition à gagner en 1976, il s’agirait, selon les auteurs, d’une « victoire à la Pirrhus » [sic] car le PDC [Parti démocrate-chrétien, NdT] poursuivrait des « politiques communautaires » de gauche.

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Au lieu de cela, la CIA devait directement chercher à « développer les conditions propices à des actions militaires ». Cela impliquait un « soutien à grande échelle » aux éléments terroristes au Chili, parmi lesquels Patria y Libertad et les « éléments militants du Parti national », sur une période déterminée de six à neuf mois, « au cours de laquelle tous les efforts seraient faits pour promouvoir le chaos économique, accentuer les tensions politiques et induire un climat de désespoir dans lequel le PDC et le peuple en général en viendraient à désirer une intervention militaire. Dans l’idéal, il s’agirait d’inciter les militaires à prendre complètement le contrôle du gouvernement. » [42]

Mais la position de la station et des partisans de la ligne dure à Langley n’était pas partagée par le département d’État, ni par les principaux hauts responsables de la CIA qui craignaient les conséquences d’une action militaire précipitée et croyaient en la prudence, compte tenu de l’enquête en cours de la commission du Congrès sur ITT (International Telephone & Telegraph) et les opérations secrètes au Chili. Le désaccord porte sur un certain nombre de questions fondamentales et stratégiques :

  • Pouvait-on compter sur l’armée chilienne pour agir contre Allende ?
  • La CIA devait-elle encourager les manifestations violentes en finançant secrètement des groupes militants avant d’être certaine que l’armée n’interviendrait pas pour réprimer les manifestants ?
  • Compte tenu de l’enquête du Congrès sur la CIA au Chili, les risques d’exposition l’emportaient-ils sur les avantages potentiels d’une collaboration directe avec le secteur privé militant et l’armée chilienne en vue de parrainer un coup d’État ?

Ces questions ont été débattues à maintes reprises lorsque le processus de formulation des propositions et du budget de l’Agence pour l’année fiscale 1974 en matière d’action secrète a donné lieu à un important débat interne – gardé secret pendant 27 ans – sur les nuances stratégiques de l’intervention américaine au Chili.

Le département d’Etat, dirigé par un nouveau secrétaire adjoint aux Affaires interaméricaines, Jack Kubisch, s’est opposé à la volonté de la station de fomenter un coup d’Etat en soutenant directement l’armée chilienne ou en collaborant avec des groupes extrémistes du secteur privé. Avec l’ambassadeur Nathaniel Davis, qui a remplacé Edward Korry à la mi-1971, Kubisch préférait concentrer son action secrète sur une victoire de l’opposition aux élections de 1976. En outre, les officiers de la CIA au siège, comme l’ancien directeur de la Task Force sur le Chili, David Atlee Phillips – qui allait revenir aux opérations sur le Chili en tant que nouveau chef de la Division de l’hémisphère occidental en juin – se souvenaient bien du fiasco Schneider [du nom d’un général resté loyal et fidèle à la Constitution chilienne, enlevé et tué par un groupe d’extrême droite, NdT] et restaient sceptiques quant à l’engagement des militaires chiliens en faveur d’un coup d’État. Les câbles envoyés par le quartier général à Santiago reflétaient leur incertitude quant à savoir si les militaires chiliens seraient plus enclins à agir contre le gouvernement que contre les manifestants et les grévistes de la rue que la station voulait soutenir. Promouvoir « des manifestations à grande échelle telles qu’une grève », avertissait un câble du 6 mars en provenance de Langley, « devrait être évité, de même que toute action qui pourrait provoquer une réaction militaire contre l’opposition ». Dans une proposition de budget du 31 mars 1973, intitulée « Covert Action Options for Chile-FY 1974 » (Options d’action secrète pour le Chili – exercice fiscal 1974), le quartier général affirmait :

Bien que nous devions garder toutes les options ouvertes, y compris un éventuel futur coup d’État, nous devrions reconnaître que les ingrédients d’un coup d’État réussi ont peu de chances de se matérialiser, quelle que soit la quantité d’argent dépensée, et nous devrions donc éviter d’encourager le secteur privé à initier une action susceptible de produire soit un coup d’État avorté, soit une guerre civile sanglante. Nous devrions indiquer clairement que nous ne soutiendrons pas une tentative de coup d’État à moins qu’il ne devienne évident qu’un tel coup d’État aurait le soutien de la plupart des forces armées ainsi que des partis CODE [Chilean Opposition DEmocratic, opposition démocratique chilienne], y compris le PDC.

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Le 1er mai, Langley a envoyé un câble au chef de station Warren indiquant : « Nous souhaitons reporter toute considération de programme d’action destiné à stimuler l’intervention militaire jusqu’à ce que nous ayons des preuves plus précises que l’armée est prête à agir et que l’opposition, y compris le PDC, soutiendrait une tentative de coup d’État. » Le chef de poste a répondu en demandant au quartier général de reporter sa demande de financement pour l’exercice 1974 jusqu’à ce que la proposition puisse être reformulée pour refléter les réalités chiliennes actuelles. « Les parties les plus militantes de l’opposition, y compris les organisations soutenues par la CIA telles que El Mercurio et le Parti national, se mobilisaient pour fomenter un coup d’État :

La planification et l’action de toutes les forces d’opposition se concentrent sur la période immédiatement à venir plutôt que sur 1976. Si nous voulons maximiser notre influence et aider l’opposition de la manière dont elle a besoin d’aide, nous devons travailler dans le cadre de cette tendance plutôt que d’essayer de s’y opposer et de la contrer en essayant d’amener l’opposition dans son ensemble à se concentrer sur l’objectif lointain et ténu de 1976. En résumé, nous pensons que notre effort opérationnel doit être orienté et centré sur une intervention militaire.

Le 10 avril, la division Hémisphère occidental a obtenu l’approbation du directeur de la CIA, James Schlesinger, pour des « efforts accélérés contre la cible militaire ». Ces actions secrètes, selon un mémorandum du 7 mai adressé à Schlesinger par le chef de la division de l’Hémisphère occidental, Theodore Shackley, étaient « conçues pour mieux surveiller toute tentative de coup d’État et pour exercer notre influence sur les principaux commandants militaires afin qu’ils puissent jouer un rôle décisif du côté des forces du coup d’État si l’armée chilienne décide de son propre chef d’agir contre Allende ». Le quartier général a autorisé la station de Santiago « à aller de l’avant dans la poursuite de l’objectif militaire en termes de développement de sources supplémentaires » et a promis de demander des crédits pour un programme militaire élargi lorsque « nous aurons des preuves beaucoup plus solides que l’armée est prête à agir et qu’elle a des chances raisonnables de réussir. »

Le haut commandement chilien a prouvé que les militaires n’étaient pas encore prêts à agir le 29 juin, lorsque plusieurs unités rebelles des forces armées chiliennes se sont déployées pour s’emparer du palais présidentiel connu sous le nom de La Moneda. Dans son « Sit Rep # 1 » secret destiné au président Nixon, Kissinger signale que des unités de l’armée chilienne ont « lancé une tentative de coup d’État contre le gouvernement de Salvadore Allende ». Plus tard dans la journée, Kissinger a envoyé à Nixon un autre mémo intitulé « Fin de la tentative de rébellion chilienne », notant que « la tentative de coup d’État était un effort isolé et mal coordonné » et que les chefs des trois branches de l’armée « sont restés loyaux envers le gouvernement ». L’échec de la tentative de coup d’État a renforcé la position des décideurs politiques américains prudents qui s’opposaient à ce que la CIA joue un rôle plus actif en soutenant directement l’armée chilienne.

Ce débat interne permanent a entraîné un retard dans l’approbation du budget des actions secrètes de la CIA pour l’exercice 1974, alors que la CIA et le département d’État s’efforçaient de trouver des compromis sur la manière dont les autorisations de financement seraient utilisées au Chili. Finalement, le 20 août, le Comité 40 – un groupe interagences chargé de superviser les opérations secrètes – a autorisé, par téléphone, un million de dollars pour le financement clandestin des partis politiques de l’opposition et des organisations du secteur privé, mais a désigné un « fonds de prévoyance » pour les opérations du secteur privé qui ne pouvait être dépensé qu’avec l’approbation de l’ambassadeur Davis. Trois jours plus tard, la station demandait l’autorisation d’utiliser l’argent pour soutenir les grèves et les manifestations de rue ainsi que pour orchestrer une prise de pouvoir de l’intérieur, en poussant les militaires à occuper des postes clés au sein du cabinet d’Allende, où ils pourraient exercer le pouvoir d’État et le réduire à un président « en figure de proue ». « Les événements évoluent très rapidement et l’attitude des militaires risque d’être décisive à ce moment-là », a déclaré la station par câble le 24 août. « C’est un moment où des événements ou des pressions importants pourraient affecter l’avenir [d’Allende]. »

Le lendemain, à Washington, le directeur de la CIA, William Colby, a envoyé une note à Kissinger, présentant les arguments de la station, mot pour mot, et demandant l’autorisation d’aller de l’avant avec les fonds. La note, intitulée « Proposed Covert Financial Support of Chilean Private Sector » (Soutien financier clandestin proposé au secteur privé chilien), utilise un langage destiné à apaiser les sensibilités du département d’État. « La station de Santiago ne travaillerait pas directement avec les forces armées pour tenter de provoquer un coup d’État et le soutien qu’elle apporterait à l’ensemble des forces d’opposition n’aboutirait pas à un tel résultat », a déclaré Colby. Mais il a ajouté cette mise en garde : « D’un point de vue réaliste, bien sûr, un coup d’État pourrait résulter d’une pression accrue de l’opposition sur le gouvernement Allende. »

À ce moment-là, la CIA disposait de nombreux rapports prometteurs sur la préparation d’un coup d’État. À la mi-août, le C/WHD Phillips a envoyé un agent expérimenté à Santiago pour évaluer la situation. Il a télégraphié : « Au cours des dernières semaines, nous avons de nouveau reçu de plus en plus d’informations sur des complots et avons vu diverses dates indiquées pour une éventuelle tentative de coup d’État. » Un rapport indiquait que les comploteurs militaires avaient choisi le 7 juillet comme « date cible » pour une nouvelle tentative de coup d’État, mais que cette date était maintenant reportée en raison de l’opposition du commandant en chef Carlos Prats et de la difficulté de regrouper « les principaux régiments de l’armée dans la région de Santiago ». Selon la source de la CIA.

Le principal problème pour les militaires comploteurs est maintenant de savoir comment surmonter cet obstacle au commandement vertical. L’un des moyens serait que les généraux de l’armée qui complotent rencontrent le général Prats, l’informent qu’il ne jouit plus de la confiance du haut commandement de l’armée et le démettent de ses fonctions. Le choix des comploteurs pour remplacer Prats, au moment où le coup d’État doit être tenté, est le général Manuel Torres, commandant de la cinquième division de l’armée et troisième général de l’armée. Les comploteurs ne considèrent pas le général Augusto Pinochet, qui est le deuxième officier le plus haut gradé de l’armée, comme un remplaçant approprié pour Prats dans de telles conditions.

Fin juillet, la CIA a indiqué qu’un plan de coup d’État coordonné était « sur le point d’être achevé ». Les comploteurs étaient toujours confrontés au problème Prats. « Le seul moyen d’écarter Prats, notait la station, semble être l’enlèvement ou l’assassinat. Avec le souvenir de l’affaire de l’ancien commandant de l’armée, René Schneider, toujours présent dans leur esprit, il sera difficile pour les comploteurs de se résoudre à exécuter un tel acte. »

La CIA a également signalé que les militaires tentaient de coordonner leur prise de pouvoir avec la Fédération des propriétaires de poids-lourds, qui était sur le point de lancer une grève massive des camionneurs. Cette grève violente, qui a paralysé le pays pendant tout le mois d’août, est devenue un facteur clé dans la création du climat de coup d’État que la CIA recherchait depuis longtemps au Chili. Parmi les autres facteurs, citons la décision des dirigeants de la Démocratie chrétienne d’abandonner les négociations avec le gouvernement de l’Unité populaire et d’œuvrer, à la place, en faveur d’un coup d’État militaire. Dans un « rapport d’activité » de la CIA daté de début juillet, la station note : « Les dirigeants du PDC acceptent de plus en plus l’idée qu’un coup d’État militaire d’intervention est probablement essentiel pour empêcher une prise de pouvoir complète des marxistes au Chili. Bien que les dirigeants du PDC ne reconnaissent pas ouvertement que leurs décisions politiques et leurs tactiques visent à créer les circonstances nécessaires pour provoquer une intervention militaire, les agents [secrets] de la station rapportent qu’en privé, il s’agit d’un fait politique généralement accepté. » La position des Démocrates-chrétiens a, à son tour, incité le Parti communiste chilien, traditionnellement modéré, à conclure qu’il n’était plus possible de trouver un compromis politique avec l’opposition principale et à adopter une position plus militante, créant ainsi de profondes divisions avec la propre coalition d’Allende. Le refus de la ligne dure des militaires d’accepter l’offre d’Allende concernant certains postes ministériels a également accéléré les tensions politiques. « Le sentiment que quelque chose doit être fait semble se répandre », a observé le siège de la CIA dans un rapport analytique intitulé « Conséquences d’un coup d’État militaire au Chili. »


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La démission du commandant en chef Carlos Prats à la fin du mois d’août, après une intense campagne de diffamation menée par El Mercurio et la droite chilienne, a éliminé le dernier obstacle à la réussite du coup d’État. Comme son prédécesseur, le général Schneider, Prats avait défendu le rôle constitutionnel de l’armée chilienne, bloquant les jeunes officiers qui voulaient intervenir dans le processus politique chilien. Dans un rapport de renseignement daté du 25 août et portant la mention « TOP SECRET UMBRA », la Defense Intelligence Agency (DIA) note que le départ de Prats « a supprimé le principal facteur d’atténuation d’un coup d’État ». Le 31 août, des sources militaires américaines au sein de l’armée chilienne rapportaient que « l’armée est unie derrière un coup d’État, et les principaux commandants du régiment de Santiago ont promis leur soutien. Des efforts seraient en cours pour achever la coordination entre les trois services, mais aucune date n’a été fixée pour une tentative de coup d’État. »

À ce moment-là, les militaires chiliens avaient mis en place une « équipe spéciale de coordination » composée de trois représentants de chaque service et de civils de droite soigneusement sélectionnés. Lors d’une série de réunions secrètes, les 1er et 2 septembre, cette équipe a présenté aux chefs de l’armée, de l’aviation et de la marine chiliennes un plan complet pour renverser le gouvernement Allende. La junte naissante a approuvé le plan et fixé au 10 septembre la date du coup d’État. Selon une étude de la CIA sur la préparation du coup d’État, le général Augusto Pinochet, qui a remplacé Carlos Prats en tant que commandant en chef, a été « choisi pour être le chef du groupe » et déterminer l’heure du début du coup d’État.

Le 8 septembre, la CIA et la DIA ont alerté Washington de l’imminence d’un coup d’État et ont confirmé la date du 10 septembre. Un résumé des renseignements de la DIA estampillé TOP SECRET UMBRA indique que « les trois services se seraient mis d’accord pour agir contre le gouvernement le 10 septembre, et des groupes civils terroristes et de droite soutiendraient l’effort ». La CIA a indiqué que la marine chilienne « entreprendrait une action pour renverser le gouvernement » à 8h30 le 10 septembre et que Pinochet « a déclaré que l’armée ne s’opposerait pas à l’action de la marine. »

Le 9 septembre, la station a mis à jour son compte à rebours du coup d’État. Un membre de l’équipe d’agents secrets de la CIA à Santiago, Jack Devine, a reçu un appel d’un agent qui fuyait le pays. Devine se souvient de la conversation : « Le coup d’État aura lieu le 11. » Son rapport, distribué au quartier général de Langley le 10 septembre, indiquait :

Une tentative de coup d’État sera lancée le 11 septembre. Les trois branches des forces armées et les carabiniers sont impliqués dans cette action. Une déclaration sera lue sur Radio Agricultura à 7 heures du matin le 11 septembre. Les carabiniers ont la responsabilité de s’emparer du président Salvador Allende.

Selon Donald Winters, un agent de haut rang de la CIA au Chili à l’époque du coup d’État, « il était entendu qu’ils [les militaires chiliens] agiraient lorsqu’ils seraient prêts et qu’au dernier moment, ils nous diraient que cela allait se produire ». Cependant, à la veille du putsch, au moins une partie des putschistes a commencé à s’inquiéter de ce qui se passerait si les combats se prolongeaient et si le coup d’État ne se déroulait pas comme prévu. Dans la nuit du 10 septembre, alors que les militaires prenaient tranquillement leurs positions en vue de prendre violemment le pouvoir le lendemain, un « officier clé du groupe militaire chilien qui prévoyait de renverser le président Allende », comme l’a décrit le quartier général de la CIA, a contacté un responsable américain – on ne sait pas s’il s’agissait d’un agent de la CIA, de la défense ou d’un fonctionnaire d’ambassade – et lui a « demandé si le gouvernement américain viendrait en aide aux militaires chiliens si la situation devenait difficile ». L’officier a reçu l’assurance que sa question « serait rapidement portée à la connaissance de Washington », selon un mémo hautement confidentiel envoyé par David Atlee Phillips à Henry Kissinger le 11 septembre, alors que le coup d’État était en cours.


Au moment du coup d’État, le département d’État et la CIA élaboraient des plans d’urgence pour l’assistance des États-Unis si l’opération militaire semblait échouer. Le 7 septembre, le secrétaire d’État adjoint Kubisch a informé les responsables du département d’État et de la CIA que des fonctionnaires de haut niveau du département avaient discuté du Chili et avaient décidé ce qui suit : « S’il devait y avoir une tentative de coup d’État, qui semble susceptible de réussir et d’être satisfaisante de notre point de vue, nous nous tiendrons à l’écart. Mais s’il devait y avoir un coup d’État, qui pourrait être considéré comme favorable mais qui semble menacé d’échec, nous pourrions vouloir disposer d’une capacité d’influencer la situation ». Kubisch a demandé à la CIA de « prêter attention à ce problème. »

Cette question s’est avérée sans importance. « Le coup d’État chilien a été presque parfait », a déclaré le lieutenant-colonel Patrick Ryan, chef du groupe militaire américain à Valparaiso, dans un « Sitrep » [Situation Report, rapport de situation, NdT] adressé à Washington. Le 11 septembre, à 8 heures du matin, la marine chilienne avait sécurisé la ville portuaire de Valparaiso et annoncé le renversement du gouvernement de l’Unité populaire. À Santiago, les carabiniers sont censés détenir le président Allende dans sa résidence, mais celui-ci parvient à se rendre à La Moneda, la Maison Blanche du Chili, et commence à diffuser des messages radiophoniques appelant « les travailleurs et les étudiants » à venir « défendre votre gouvernement contre les forces armées ». Alors que les chars de l’armée encerclent La Moneda en tirant sur ses façades, des avions de chasse Hawker Hunter lancent une attaque à la roquette sur les bureaux d’Allende vers midi, tuant un grand nombre de ses gardes. Une autre attaque aérienne à la mitrailleuse a accompagné l’effort terrestre de l’armée pour prendre la cour intérieure de la Moneda à 13h30.

Pendant les combats, les militaires ont exigé à plusieurs reprises la reddition du président Allende et lui ont proposé, pour la forme, de le faire sortir du pays par avion, lui et sa famille. Dans un enregistrement désormais célèbre du général Pinochet donnant des instructions à ses troupes par radio le 11 septembre, on l’entend rire et jurer que « cet avion n’atterrira jamais ». Prédisant la sauvagerie de son régime, Pinochet a ajouté : « Tuez la chienne et vous éliminerez la litière ». Salvador Allende est retrouvé mort d’une blessure par balle qu’il s’est lui-même infligée dans son bureau intérieur vers 14 heures. À 14 h 30, le réseau radio des forces armées annonce que La Moneda s’est « rendue » et que le pays tout entier est sous contrôle militaire.

La réaction internationale de condamnation du coup d’État a été immédiate, généralisée et massive. De nombreux gouvernements ont dénoncé la prise de pouvoir par les militaires et des manifestations massives ont eu lieu dans toute l’Amérique latine. Inévitablement, le gouvernement américain a été pointé du doigt. Lors de ses auditions de confirmation au poste de secrétaire d’État, un jour seulement après le coup d’État, Kissinger a été assailli de questions sur l’implication de la CIA. L’Agence « a été impliquée de façon très mineure en 1970 et depuis lors, nous sommes restés absolument à l’écart de tout coup d’État », a répondu Kissinger. « Nos efforts au Chili visaient à renforcer les partis politiques démocratiques et à leur donner les moyens de remporter les élections de 1976. »

La « préservation de la démocratie chilienne » résumait la ligne officielle, inventée après coup, pour obscurcir l’intervention américaine contre le gouvernement Allende. Le 13 septembre, le directeur de la CIA, Colby, a envoyé à Kissinger une synthèse secrète de deux pages sur le « Programme d’action secrète de la CIA au Chili depuis 1970 », destinée à fournir des indications sur les questions relatives au rôle de l’Agence. « La politique américaine a consisté à maintenir une pression secrète maximale pour empêcher la consolidation du régime d’Allende », indique franchement le mémo. Après un examen sélectif des opérations secrètes dans les domaines de la politique, des médias et du secteur privé, Colby a conclu : « Si la CIA a contribué à permettre aux partis politiques et aux médias de l’opposition de survivre et de maintenir leur résistance dynamique au régime Allende, elle n’a joué aucun rôle direct dans les événements qui ont conduit à la mise en place d’un nouveau gouvernement militaire. »

Selon la définition la plus étroite du « rôle direct » – planification, équipement, soutien stratégique et garanties – la CIA ne semble pas avoir été impliquée dans les actions violentes de l’armée chilienne le 11 septembre 1973. La Maison Blanche de Nixon a cherché, soutenu et adopté le coup d’État, mais les risques politiques d’un engagement direct l’ont tout simplement emporté sur la nécessité réelle de sa réussite. Les militaires chiliens, cependant, n’avaient aucun doute sur la position des États-Unis. « Nous n’avons pas participé à la planification », se souvient l’agent de la CIA Donald Winters. « Mais nos contacts avec les militaires leur ont permis de connaître notre position, à savoir que nous n’étions pas très satisfaits du gouvernement [d’Allende]. » La CIA et d’autres secteurs du gouvernement américain ont d’ailleurs été directement impliqués dans des opérations visant à créer un « climat de coup d’État » dans lequel le renversement de la démocratie chilienne pouvait avoir lieu et aurait lieu. Le mémo de Colby semble omettre le projet de désinformation militaire de la CIA, les efforts secrets de propagande noire visant à semer la discorde au sein de la coalition de l’Unité populaire, le soutien apporté à des éléments extrémistes tels que Patria y Libertad et les réalisations incendiaires du projet El Mercurio, que les documents de l’agence accusent d’avoir joué « un rôle important dans la préparation du terrain » pour le coup d’État – sans parler de l’impact déstabilisant du blocus économique invisible. L’argument selon lequel ces opérations étaient destinées à préserver les institutions démocratiques du Chili était un stratagème de relations publiques contredit par le poids de l’histoire. En effet, le soutien massif apporté par la CIA aux représentants ostensibles de la démocratie chilienne – la Démocratie chrétienne, le Parti national et El Mercurio – a facilité leur transformation en acteurs de premier plan et en soutiens essentiels de la fin violente des processus démocratiques chiliens par l’armée chilienne.

« Vous vous souvenez peut-être aussi d’une discussion sur une deuxième voie à la fin de 1970, qui n’a pas été incluse dans ce résumé », a écrit Colby à Kissinger sur le bordereau d’acheminement de son mémorandum du 13 septembre. Pour que les généraux chiliens comprennent le soutien de Washington, il était essentiel de savoir que la CIA avait cherché à fomenter directement un coup d’État trois ans auparavant. « La deuxième voie n’a jamais vraiment pris fin », a déclaré en 1975 Thomas Karamessines, le plus haut responsable de la CIA chargé des opérations secrètes contre Allende. « Ce qu’on nous a dit de faire, c’est de poursuivre nos efforts. Rester vigilants et faire ce que nous pouvions pour contribuer à la réalisation des objectifs et des buts de la deuxième voie. Je suis certain que les graines qui ont été déposées dans le cadre de cet effort en 1970 ont eu un impact en 1973. Je n’ai aucun doute à ce sujet. »

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« Notre politique à l’égard d’Allende a très bien fonctionné », a déclaré le secrétaire adjoint Kubisch à Kissinger le lendemain du coup d’État. En effet, en septembre 1973, l’administration Nixon avait atteint l’objectif de Kissinger, énoncé à l’automne 1970, de créer les conditions qui conduiraient à l’effondrement ou au renversement d’Allende. Lors de la première réunion du groupe d’action spéciale de Washington, qui s’est tenue dans la matinée du 12 septembre pour discuter des moyens d’aider le nouveau régime militaire chilien, Kissinger a plaisanté en disant que « le président s’inquiète du fait que nous pourrions vouloir envoyer quelqu’un aux funérailles d’Allende. J’ai dit que je ne pensais pas que nous l’envisagions. » Un assistant a répondu : « Non, à moins que vous vouliez y aller. »

Le 16 septembre, le président Nixon appelle Kissinger pour faire le point sur la situation. Leur conversation est enregistrée par le système d’enregistrement secret de Kissinger. Les deux hommes discutent franchement du rôle des États-Unis. Nixon semble craindre que l’intervention américaine au Chili ne soit révélée au grand jour. « Nous ne l’avons pas fait, comme vous le savez, mais notre main n’est pas visible sur ce point », a fait remarquer le président. « Nous ne l’avons pas fait », a répondu Kissinger, faisant référence à la question de l’implication directe dans le coup d’État du 11 septembre. « Je veux dire que nous les avons aidés… [Mots manquants], en créant les conditions les plus favorables possibles. C’est exact », a répondu Nixon.

Nixon et Kissinger se félicitent de ne pas avoir été loués par les médias pour la chute d’Allende. « Le Chili est en train de se consolider », a déclaré Kissinger, « et bien sûr, les journaux se lamentent parce qu’un gouvernement pro-communiste a été renversé ». « N’est-ce pas étonnant ? » répond Nixon, qui fustige les « conneries libérales » des médias. Kissinger a suggéré que la presse devrait « célébrer » le coup d’État militaire. « À l’époque d’Eisenhower, a dit Kissinger à Nixon, nous aurions été des héros. »

Source : National Security Archive, Peter Kornbluh, 08-09-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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