Le 13 juillet dernier, le Sénat chilien a adopté une réforme en profondeur de la constitution pinochetiste de 1980. Pour ses signataires, il s’agissait d’en finir avec les dernières enclaves d’autoritarisme héritées de la dictature et de rendre enfin possible l’avènement d’une véritable démocratie au Chili.
Parmi les modifications apportées à la Constitution figurent la faculté redonnée au Président de la République de destituer le commandant en chef de l’armée, le changement de statut du Conseil de sécurité national (espace d’intervention politique des militaires) qui devient un organe uniquement consultatif ne pouvant être convoqué que par le Président et la suppression des sénateurs désignés par les Forces armées au nombre desquels figurait autrefois Pinochet.
Une étape importante a donc été franchie dans la consolidation de la démocratie au Chili ; faut-il pour autant affirmer qu’avec ce vote « la transition démocratique est terminée », ainsi que le prétend Ricardo Lagos lui-même ? Rien n’est moins sûr.
Nous assistons plutôt à une mutation visant à pérenniser un même modèle de domination, ou, pour reprendre les termes de Debord, au passage du spectaculaire concentré au spectaculaire diffus. « La première, mettant en avant l’idéologie résumée autour d’une personnalité dictatoriale, avait accompagné la contre-révolution totalitaire dans la zone sous-développée du marché mondial. L’autre, incitant les salariés à opérer librement leur choix entre une grande variété de marchandises nouvelles qui s’affrontent, représente cette américanisation du monde, qui effraie par quelques aspects, mais aussi bien séduit les pays où ont pu se maintenir plus longtemps les conditions des démocraties bourgeoises de type traditionnel. » (Guy Debord)
La pierre angulaire de cette américanisation de la société chilienne est le système binomial, qui assure à une minorité obtenant plus de 33,4 % des votes d'obtenir pratiquement le même nombre de parlementaires que celui de la majorité. Une loi ad hoc créée par Pinochet et grâce à laquelle la droite, même si elle est minoritaire aux élections depuis quinze ans, parvient à freiner nombre de lois proposées par la majorité de coalition socialiste et démocrate-chrétienne.
Nous devons garder en mémoire que l’ensemble des institutions qu’aujourd’hui gouverne le pays a été imposé de manière autoritaire sous la dictature militaire. L’immense concentration du pouvoir économique et médiatique, l’inégalité dans la distribution des bénéfices de la croissance, ( le Chili est aujourd’hui l’un des pays les plus inégalitaires du monde ), l’impossibilité légal pour l’état de planifier un projet national de développement, la sévère restriction des droits des travailleurs, la désarticulation des organisations sociales, tels que les syndicats, les assemblées de quartier, les ordres professionnels, la marchandisation de l’éducation, de la santé et des systèmes de prévision font partie de cet héritage dictatorial intouchable.
La transition démocratique n’est donc pas terminée. Il est même possible, ainsi que le suggère Tomas Moulian, qu’elle n’ait même pas commencée, si l’on entend par transition le passage d’un type de société à un autre. Certes, nous sommes passés d’un régime autoritaire à un régime électoral, mais celui-ci reste verrouillé par le système binomial, c’est-à-dire par une forme plus souple de domination où une minorité de droite empêche la remise en question du schéma ultra-libéral imposé par Pinochet dans ses aspects essentiels.
Seule une nouvelle constitution qui favorise l’avènement d’une démocratie représentative réelle (sans système binomial et avec des citoyens qui ne transfèrent pas leur souveraineté aux élus), une constitution qui permette un contrôle démocratique et pas seulement étatique du marché, une constitution qui facilité les réformes indispensables dans les domaines de la santé et l’éducation, alors et seulement alors, nous serons entrés dans la période de transition démocratique.
Seulement quand nous aurons fait toute la lumière sur les violations des droits de l’homme et punit les coupables (sans pression d’aucune sorte ni grâce présidentielle, comme récemment au bénéfice des assassins du leader syndical Tucapel Jiménez), nous pourrons nous enorgueillir de notre transition démocratique.
En attendant, et malgré quelques avancées, nous ne faisons que reproduire le plus sauvage des capitalismes.
Edito L’édition spéciale – fête de l’humanité – septembre 2005