[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
PHOTO ESTEBAN FELIX Le peuple mapuche est la nation autochtone la plus importante du Chili. Après des siècles de racisme et de discrimination, elle aspire à une véritable reconnaissance. Ce ne sera pas facile.
ENVOYÉ SPÉCIAL EN ARAUCANIE -
Quand on pense au Chili, on ne pense pas forcément aux Autochtones. Pourtant, ils forment plus de 10 % de la population du pays. Ils sont partout, des territoires ruraux aux quartiers périphériques de la métropole Santiago. Sans compter qu’une grande partie des Chiliens sont métissés.
Il y a une dizaine de peuples indigènes au Chili, mais les Mapuches sont, de très loin, le principal. Ils seraient autour de 1,5 million, auxquels il faut ajouter plus de 200 000 personnes qui sont établies dans l’Argentine voisine.
PHOTO RADIO-CANADA / MICHEL LABRECQUE |
Nous avons visité la communauté d’Otungentu, une communauté rurale à 20 km de Temuco, la ville principale de l’Araucanie, région où un habitant sur trois est Mapuche.
Nous nous sommes retrouvés à l'intérieur d’une ruka, une habitation traditionnelle mapuche, semi-circulaire avec un toit de chaume.
À l'intérieur, un feu de bois brûlait. Ça fait partie des rituels mapuches. Le feu, c’est la vie, dit Jose Quidel, chef spirituel de la communauté. La spiritualité, c’est le coeur de notre identité, ajoute Jose Quidel. Ça nous explique tout : la vie, la mort, la douleur, le rapport à la terre.
Mais juste à côté de la ruka traditionnelle, il y a une maison moderne où M. Quidel habite avec sa famille. Il est professeur d’anthropologie à l’Université catholique de Temuco.
PHOTO RADIO-CANADA / MICHEL LABRECQUE |
Il nous a présenté d’autres membres de sa communauté : un médecin qui travaille dans un hôpital urbain, une enseignante et une ingénieure civile. Ils sont tous diplômés. Ils partagent leur vie entre le monde mapuche et le monde occidental. C’est comme ça qu’ils désignent le Chili non mapuche.
Quand on passe d’un univers à l’autre, on change de puce dans notre cerveau, dit en rigolant le docteur Ricardo Anton.
À Otungentu, les traditions sont valorisées. Ce n’est pas comme ça dans toutes les communautés, déplore le chef Jose Quidel. Ici, les gens se parlent en mapudungun, la langue originelle mapuche. Or, ce ne sont que 20 % des Mapuches qui parlent encore la langue.
Les mariages se font selon le rite traditionnel. Les gens jouent au palin, sorte de version de brousse du hockey.
Bien qu’il travaille dans un hôpital occidental, Ricardo Anton se dit avant tout Mapuche. Je travaille d’abord pour le bien de ma communauté et je rêve d’autonomie. Il ne fait confiance à aucun parti politique chilien, de gauche comme de droite.
Une histoire lourde
Aujourd’hui, cette communauté se porte bien et beaucoup mieux que d’autres villages mapuches. On vit principalement d’horticulture et d’agriculture maraîchère. Mais quand Jose Quidel vous parle de son enfance, on sent que rien n’a été facile.
« Il y avait une discrimination ouverte de la société chilienne. Dans les marchés, on rigolait des femmes mapuches. On leur lançait des tomates pourries. À l’école, on riait de nous, même certains professeurs. »
— Une citation de Jose Quidel, chef spirituel mapuche
Il a fallu beaucoup de résilience pour surmonter tout cela. Jose Quidel ne mâche pas ses mots pour décrire la situation actuelle.
Le système d’éducation veut nous "démapuchiser", faire sortir le Mapuche en nous, dit-il. Nous ne faisons pas vraiment partie du Chili, c’est comme si nous étions un kyste, ajoute-t-il.
Il est vrai que la Constitution actuelle du pays — édictée en 1980 sous la dictature — ne mentionne aucunement les indigènes. Cela pourrait changer, puisqu’une assemblée constituante paritaire hommes-femmes et avec des sièges garantis pour les Autochtones s’affaire à réécrire ce document fondateur du pays. C’est une Mapuche qui a présidé l’organisme durant les six premiers mois.
PHOTO AP / ESTEBAN FELIX |
Historiquement, les Mapuches ont résisté aux tentatives de conquête des Incas au 16e siècle et, par la suite, pendant deux siècles aux conquistadores espagnols.
Les Espagnols avaient cédé par traité un vaste territoire aux indigènes. Toutefois, entre 1860 et 1880, l’armée du Chili indépendant a mené une longue guerre et tué des milliers de Mapuches pour les soumettre.
Ensuite, l’État a donné la majorité des terres à des colons chiliens ou européens et a laissé quelques espaces de réserves aux Mapuches, nous explique l’anthropologue français Fabien Lebionnec, professeur à l’Université catholique de Temuco et spécialiste des questions mapuches.
En fait, les Mapuches ont perdu 95 % du territoire qu’ils occupaient auparavant. Et c’est ce qui explique le principal conflit actuel; beaucoup de groupes mapuches tentent de récupérer ces terres perdues, explique Fabien Lebionnec.
Cependant, depuis un siècle, une grande partie de ce territoire a été industrialisé par le Chili : barrage hydroélectrique, foresterie, agriculture intensive, sans aucune compensation ou autorisation des Mapuches. Tout cela a transformé profondément les écosystèmes du territoire.
PHOTO MICHEL LABRECQUE |
Il arrive que certaines terres soient redonnées aux Mapuches. C’est arrivé près de la communauté d’Otungentu. Le chef Jose Quidel nous a montré un territoire, récupéré non sans difficulté, qui était autrefois propriété d’une grande ferme industrielle.
Ici, il y a un jeune Mapuche qui a perdu la vie, raconte M. Quidel. Il a fallu deux ans d’épreuve de force. Les Autochtones occupaient la terre, puis étaient évincés par la police et revenaient. À force de pression, on a réussi à négocier avec le gouvernement, dit Jose Quidel, qui ajoute qu’aujourd’hui ces Mapuches vivent très bien d’agriculture maraîchère.
Espoir, déception et radicalisation
Dans l’ensemble, les restitutions de terres ont été infimes. Et la relation entre les Mapuches et l’État chilien est constituée de rendez-vous manqués.
Après 17 ans de dictature militaire, le premier président démocratiquement élu, Patricio Aylwin, a convoqué toutes les nations autochtones chiliennes pour définir une nouvelle relation.
Il avait promis un changement de Constitution pour reconnaître les droits des indigènes, mais une majorité de députés s’est opposée, nous dit Gonzalo Bustamante, professeur de psychologie à l’Université de la Frontera de Temuco, qui suit de près les thématiques mapuches.
À chaque élection, les candidats à la présidence promettent toujours de résoudre le problème autochtone, mais à la fin, rien ne se passe. Il y a de bonnes raisons pour les Mapuches d’être méfiants, poursuit M. Bustamante.
PHOTO INSTAGRAM/SUSANA HIDALGO |
Le dialogue a quand même donné des résultats. Il y a une agence gouvernementale, la CONADI (Corporation nationale de développement indigène), qui s’occupe des questions autochtones. Il y a des écoles appelées interculturelles qui incorporent la culture mapuche dans leur programme. Il existe des bourses spéciales pour les Autochtones qui contribuent à augmenter le taux de diplomation.
Sur les enjeux fondamentaux, principalement le territoire et une forme d’autonomie, le dialogue n’a rien donné. Ce qui a amené certains Mapuches à opter pour l’action violente. C’est notamment le cas de la CAM (Coordinadora Arauco-Malleco) dont le chef, Hector Ilatul, a déjà déclaré que la voie politique ne donne plus rien.
Depuis deux ans, les attaques de groupes armés, contre l’industrie forestière principalement, ont augmenté en flèche : vols de bois, véhicules incendiés, équipements endommagés, etc. Et le gouvernement chilien a répliqué en décrétant l’état d’urgence et en envoyant les forces armées dans les régions les plus chaudes.
Résultat : plus de 200 attentats et plus de 30 morts l’an dernier. La violence a augmenté et on ne sait plus qui fait quoi, explique l’anthropologue Fabien Lebionnec, devant la prison de Temuco où six Mapuches sont détenus pour crimes illégaux.
PHOTO THE ASSOCIATED PRESS / MIGUEL ANGEL BUSTOS / ATON CHILE |
Ce cercle vicieux de la violence préoccupe beaucoup de gens au Chili. Ils ont peur que la situation ne s’envenime comme en Colombie à l’époque des FARC révolutionnaires.
L’état d’urgence n’est pas la solution, mais les gens ont peur, dit Patricio Santibanez, directeur de la plus importante association d’entrepreneurs de la région d’Araucanie.
Ce ne sont pas que les Occidentaux qui sont inquiets. Fernando, un étudiant rencontré à l’entrée d’une université de Temuco, se décrit comme un fier Mapuche. Mais il condamne la violence.
« Les Mapuches ont raison de lutter. Nos terres ont été usurpées, malicieusement. Mais je crois que ça ne justifie d’aucune façon la violence. Ces terroristes nuisent à notre cause. »
— Une citation de Fernando, étudiant, Temuco
Cette situation explosive constituera un défi important pour le nouveau président de gauche, Gabriel Boric, qui a lui aussi promis de résoudre la crise autochtone. Si la nouvelle Constitution est adoptée et reconnaît les peuples indigènes, il disposera d’une arme juridique pour agir.
Il faut dire aussi que les Mapuches ne sont pas monolithiques du point de vue idéologique. Il y a des anticapitalistes, mais d’autres travaillent avec les entreprises forestières. Il y a même des Mapuches de droite, ajoute Blaise Pantell, professeur à l’Université catholique de Temuco. Ce qui fédère tout le monde, c’est la revendication territoriale, ajoute-t-il.
M. Pantell, qui fait beaucoup de terrain chez les Mapuches, note aussi qu’avec l’explosion sociale chilienne des deux dernières années contre les inégalités, de nouvelles alliances se sont formées entre les sociétés civiles chiliennes et indigènes.
Tout à coup, les Mapuches découvrent que tous les Chiliens ne sont pas racistes et que beaucoup de jeunes les appuient, ajoute Blaise Pantell.
Jose Quidel, notre chef spirituel d’Otungentu, demeure sceptique pour la suite, mais il reconnaît que la dynamique sociale actuelle ouvre un espace.
Avec une nouvelle Constitution qui nous reconnaîtrait, nous pourrions songer à devenir Chiliens, dit-il pensif.
Et l’action radicale? Je la comprends, mais c’est du suicide.
Michel Labrecque au Chili, avec la collaboration de Naïla Derroisnné.
Photo de la Une : Getty Images/AP/Esteban Felix
SUR LE MÊME SUJET :
- À LA UNE: «IL N'Y A PAS DE TELS DISPARUS»
- CHILI : LE CHEF DE LA DIPLOMATIE DÉMISSIONNE SUR FOND DE CRISE MIGRATOIRE
- CHILI : « LE PRINCIPE DE LA FISCALITÉ PROGRESSIVE, C’EST PERMETTRE À UNE MAJORITÉ POPULAIRE ET DÉMOCRATIQUE DE REFONDER LE PACTE FISCAL »
- 55ème ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE VIOLETA PARRA
- « POUR L’INSTANT »