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Au Chili, les militaires envoyés à la frontière pour endiguer le flux de migrants / Depuis le 27 février, sur décision du président de gauche, Gabriel Boric, des unités patrouillent dans le nord du pays par où pénètrent des réfugiés vénézuéliens. Nombre d’entre eux se retrouvent dans une zone grise juridique, ni expulsés ni régularisés.
Quel jour sommes-nous ? « Je perds la notion du temps », constate Daniel, un migrant vénézuélien de 30 ans, assis sur le muret d’une place d’Iquique, ville chilienne de la région de Tarapaca située à 1 700 kilomètres au nord de Santiago, en cette mi-avril. « La nuit dernière, on a dormi dehors. Moi, juste quelques minutes. J’avais peur qu’on nous vole », rapporte-t-il en désignant sa compagne, Joselin, âgée de 26 ans, et leur fille, Alanna, bientôt 3 ans.
Au terme d’un parcours en stop et en bus de deux mois depuis le Venezuela, qu’ils ont quitté parce qu’«[ils] ne mangea[ient] pas tous les jours », ils ont atteint il y a une semaine leur destination, le Chili, en passant la frontière avec le Pérou. Comme des milliers d’autres migrants, dans leur majorité des Vénézuéliens précarisés, ils sont passés clandestinement, n’ayant pas les moyens de payer pour un passeport et un visa dans leur pays d’origine. Ils espéraient décrocher un travail immédiatement. «On a demandé partout, mais on ne trouve rien. Etre à la rue nous fait honte », déplore Daniel. Un passant leur a offert deux barquettes de riz au poulet. Mais les Chiliens croisés les ont prévenus : ici, les migrants ne sont pas les bienvenus.
Afin de juguler l’afflux de Bolivie et du Pérou, le président chilien, Gabriel Boric (gauche), a déployé des militaires pour surveiller la frontière avec les deux pays, le 27 février, pour une durée de quatre-vingt-dix jours. Ils ont le droit de procéder à des contrôles d’identité et d’appréhender les personnes franchissant la frontière. « L’État n’était pas suffisamment prêt à recevoir l’arrivée massive et irrégulière de migrants », a fait valoir Gabriel Boric, le 15 mars. «Malheureusement, certains d’entre eux viennent avec l’intention de commettre des délits (…). Nous allons les rechercher et leur rendre la vie impossible, dans le cadre de l’État de droit », a-t-il ajouté.
Climat de suspicion
Cette mesure constitue un revirement. Avant son entrée en fonction, en mars 2022, le programme de Gabriel Boric promettait une politique migratoire fondée sur les droits humains et un registre des étrangers sans permis de séjour, à mille lieues du scénario militaire. Le 18 avril, au contraire, le Parlement a approuvé deux projets de loi durcissant les contrôles migratoires et les conditions d’expulsion.
Selon le ministère de l’intérieur, la présence des militaires – une mesure populaire – a réduit de 55 % le nombre des clandestins passant la frontière chilienne par rapport à la même période de l’année précédente, avec une moyenne de 440 arrivées par semaine. Mais la militarisation met en évidence la difficulté du gouvernement à mettre en place une politique migratoire cohérente, les carences de l’État et la fragilité d’un tissu social parcouru par la xénophobie.
Sous un soleil éclatant, la précordillère des Andes dans le dos, l’océan face à lui, un garagiste de 52 ans, Cristian (un prénom d’emprunt), sirote une bière sur la plage d’Iquique, la ville de transit des migrants la plus proche de la frontière nord. Il est fier de lui. En janvier 2022, lors d’une manifestation anti-étrangers, il a délogé manu militari des migrants qui campaient. En septembre 2021, un autre rassemblement avait donné lieu à des scènes xénophobes : des habitants avaient brûlé des affaires appartenant à des migrants qui campaient sur une place de la ville. Elle est actuellement grillagée. « C’était des délinquants », justifie le quinquagénaire. « Pas tous, se reprend-il, mais les migrants nous apportent plus de mal que de bien. A cause d’eux, la ville est devenue dangereuse. On a peur. »
La présence d’organisations criminelles et de délinquants isolés parmi les centaines de milliers de personnes fuyant la crise humanitaire du Venezuela fait régner un climat de suspicion. Selon le parquet de Tarapaca, la région est celle où le taux d’homicide par habitant est le plus élevé et en augmentation, 37 % des mis en examen étaient étrangers en 2022, contre 19 % en 2018. Au Chili, les 1,5 million d’étrangers comptabilisés représentaient 7,5 % de la population fin 2021. Leur nombre a été multiplié par deux entre 2018 et 2021.
Militariser la frontière « est [une décision] purement politique, une façon pour Gabriel Boric de montrer qu’il tient les rênes », analyse Felipe Pardo, responsable dans la région de la Fondation d’aide sociale des églises chrétiennes (Fasic). Mais cette présence dissuasive ne suffit pas à rendre hermétique une frontière d’environ 1 000 kilomètres. D’ailleurs, le nombre d’arrivées enregistrées reste en augmentation par rapport à fin 2022. Selon la Fasic, les militaires se livreraient à des reconductions informelles, intimant aux migrants l’ordre de faire demi-tour. Mais le Chili se heurte au refus de la Bolivie d’accepter les non-Boliviens reconduits. Fin avril, c’était au tour du Pérou de faire barrage à des centaines de migrants cherchant à quitter le Chili.
« Qui sont [les migrants] ? Où sont-ils ? Combien sont-ils ? L’Etat ne peut pas répondre de façon fiable », admet Daniel Quinteros Rojas, le représentant de l’Etat dans la région de Tarapaca. Lui-même prône une régularisation extraordinaire.
Demande d’« autodénociation »
Les autorités chiliennes exigent des migrants de « s’autodénoncer ». Il s’agit pour l’État d’un mécanisme de suivi mais cela constitue aussi, souvent, la première étape avant l’ordre d’expulsion (il y en a eu 1 034 entre mars et novembre 2022). Une « autodénonciation » est cependant recommandée par certaines associations d’aide aux migrants. En l’absence de permis de séjour, elle permettrait de formaliser la présence sur le territoire chilien et, le cas échéant, de faire appel de l’ordre d’expulsion afin d’obtenir une régularisation. « Mais on ne parvient pas à obtenir la régularisation par cette voie-là, observe Felipe Pardo. Tout pousse les migrants à rester dans la clandestinité et la précarité. »
« Qu’est-ce que vous me conseillez, pour me régulariser ? », demande Evelyn (son prénom a été changé), 22 ans, aux responsables de World Vision, une association qui aide les migrants d’Iquique. Elle est arrivée en décembre 2022 avec ses deux enfants en bas âge et sa sœur mineure, après cinq heures de marche périlleuse entre la Bolivie et le Chili. Elle ne s’est pas dénoncée auprès des autorités. « Je pense le faire pour me régulariser. Mais j’ai peur qu’on m’expulse », explique la jeune femme. Elle a trouvé un emploi de plongeuse dans un restaurant : aucun jour de repos, des journées de onze heures, un salaire très bas.
Dans un rapport de mars, Amnesty International a dénoncé une situation administrative « grise », plaçant les migrants ni expulsés ni régularisés dans l’impasse. « Les droits humains des migrants ne sont pas respectés au Chili », déplore Victoria Cardemil, responsable régionale de l’association World Vision. Ce constat est-il exact ? « Oui », admet à contrecœur Daniel Quinteros Rojas, le représentant de l’Etat. « Nous avons augmenté le nombre de places dans les centres d’accueil d’urgence [de 400 à 500] à Colchane [un village chilien à la frontière bolivienne] et à Iquique. Les conditions d’accueil des centres sont meilleures qu’avant. Depuis l’arrivée de Gabriel Boric, il n’y a plus eu de manifestations anti-migrants », défend-il cependant.
Après une nouvelle nuit dans la rue, Daniel, Joselin et leur fille se présentent au siège de World Vision. Ils voudraient se reposer, prendre une douche. Sollicité, le centre d’accueil s’excuse : il n’y a plus de place. La famille repart vers les rues d’Iquique. Elle dormira loin des places et des lieux de passage. Elle sait qu’elle doit se faire discrète.
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