01 mai, 2023

EN AMÉRIQUE LATINE, LE NON-ALIGNEMENT AU SERVICE DE LA PAIX

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« CONSTRUCTION AVEC UN HOMME ROUGE »,
JULIO ALPUY. –  1945 /
© ADAGP, PARIS, 2023 - BRIDGEMAN IMAGES


Le président « Lula » s’engage pour un règlement du conflit en Ukraine / En Amérique latine, le non-alignement au service de la paix / « Les États-Unis doivent cesser d’encourager la guerre et parler de paix », a déclaré le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva le 14 avril dernier à Pékin, à l’occasion d’une visite d’État. Pareille prise de position sur le conflit ukrainien a valeur de symbole, dans un contexte où nombre de pays latino-américains cherchent à se défaire de l’hégémonie de Washington.

par Christophe Ventura

«Nous devons envisager la manière dont l’Argentine peut en quelque sorte devenir une porte d’entrée en Amérique latine pour que la Russie puisse s’y insérer de manière plus affirmée. » Lorsque le président péroniste de centre gauche Alberto Fernández prononce ces mots à l’issue de sa rencontre privée avec M. Vladimir Poutine à Moscou, le 3 février 2022, il ignore que la Russie est sur le point d’envahir son voisin ukrainien au mépris du droit international, notamment des principes de non-agression, de non-recours à la force dans le règlement des différends et de non-violation de l’intégrité territoriale des États. Depuis au moins 1997, date de la première déclaration commune de la Chine et de la Russie en ce sens aux Nations unies (1), Moscou prétend pourtant servir ces principes dans le cadre de sa promotion d’un « nouvel ordre international multipolaire ». Une perspective à laquelle le côté argentin souscrit toujours pleinement.

En Amérique latine, zone d’influence traditionnelle des États-Unis depuis la fin du XIXe siècle, cette volonté de refonder un système international délesté de l’emprise de Washington et de ses alliés européens est, en effet, très populaire. Elle constitue la feuille de route de la majorité des gouvernements progressistes de la région depuis le début des années 2000, et, dans ce cadre d’analyse, les capitales latino-américaines considèrent la Russie comme un frein aux prétentions hégémoniques de Washington.

Les atouts de la Russie

En ce mois de février 2022, lors de son escale à Moscou sur la route qui le mène à l’inauguration des Jeux olympiques d’hiver de Pékin, le locataire de la Casa Rosada a pour préoccupation exclusive la sortie de son pays d’une profonde crise économique et sociale, aggravée par la pandémie de Covid-19. M. Fernández n’ignore pas que l’aggravation de cette crise risque de compromettre les chances du camp péroniste lors de la présidentielle d’octobre 2023. Dans un tel contexte, sa priorité est de desserrer l’étau d’une dette que son prédécesseur conservateur, M. Mauricio Macri, a contractée en 2018 auprès du Fonds monétaire international (FMI) en acceptant de sévères mesures d’austérité. Or M. Fernández le sait : qui dit FMI, dit Washington.

Le président argentin se dirige donc vers la Russie, un pays avec lequel le sien dispose d’un accord d’« association stratégique intégrale » depuis 2015 et grâce auquel ses concitoyens ont pu recevoir leurs premières doses de vaccin (Spoutnik V) en décembre 2020 au moment le plus dramatique de la pandémie. Au cours de cette période, une dizaine d’autres pays latino-américains bénéficieront eux aussi de ces vaccins. À l’époque, les États-Unis brillaient par leur discrétion en matière de coopération sanitaire dans la région. C’est donc dans un climat de rapprochement russo-argentin que le président Fernández déclare aux journalistes présents, non sans arrière-pensées vis-à-vis de l’administration américaine : « Je m’obstine à penser que l’Argentine doit cesser d’être si dépendante du Fonds et des États-Unis. Et qu’un chemin vers d’autres ailleurs doit s’ouvrir. À cet égard la Russie joue un rôle très important. »

Cette séquence diplomatique à Moscou est emblématique de la nature des liens développés par un grand nombre de pays latino-américains avec la Russie et la Chine depuis le début des années 2000. À l’instar de nombreux autres États du Sud, il s’agit pour eux de diversifier leurs partenariats commerciaux, politiques, militaires et technologiques pour pouvoir jouer les uns contre les autres et bénéficier d’un rapport de forces plus favorable au sein d’un système international dont ils contestent plus la hiérarchie des pouvoirs que les structures économiques.

Dans ce contexte, la Russie dispose d’atouts solides. Dès l’époque tsariste, elle établit des relations diplomatiques avec le Brésil, qui vient d’accéder à l’indépendance (1828), avec l’Uruguay (1857), avec l’Argentine (1885) ou avec le Mexique (1890). Au XXe siècle, la crise des missiles à Cuba, en 1962  (2), au cœur de la guerre froide, constitue sans doute l’acmé du rapprochement avec l’Union soviétique. Si la dislocation de celle-ci, en 1991, rompt certains liens, de nouveaux se tissent au cours des années 2000 à la faveur de quatre facteurs : le virage à gauche de l’Amérique latine (dont la plupart des dirigeants souhaitent tenir Washington à distance des affaires régionales) ; le délaissement relatif de la région par les États-Unis, embourbés dans leurs guerres en Afghanistan et au Proche-Orient ; l’intégration de la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ; enfin, avec l’arrivée au pouvoir de M. Poutine, porteur d’un projet de restauration progressive de la puissance russe sur la scène internationale, les liens entre les pays latino-américains et la Russie se resserrent dans plusieurs secteurs — infrastructures, exploitation minière, énergie (pétrole, gaz, nucléaire civil), aéronautique, universitaire… —, même si le volume général des échanges commerciaux reste modeste (moins de 1 % du total des échanges des pays latino-américains dans le monde).

Refus des sanctions

Dans le domaine militaire, le Venezuela (80 % des ventes d’armes de Moscou dans la région), Cuba et le Nicaragua sont les partenaires de la Russie. Mais en la matière, cette dernière coopère aussi avec d’autres pays comme le Brésil, la Colombie ou le Pérou (hélicoptères, avions, systèmes de défense). Sur le plan commercial, le Brésil et le Mexique constituent les deux principaux partenaires de Moscou dans la région (plus de 50 % de ses échanges). Les relations avec le Brésil ont décollé dans le cadre de l’organisation des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Brasília est ainsi devenu le premier exportateur latino-américain vers le marché russe (soja, sucre, viande, minerais). Moscou assure au secteur agricole du Brésil la fourniture d’une part déterminante des fertilisants dont il a besoin. Depuis 2015, la Russie entretient également une relation diplomatique officielle avec la Communauté des États latino-américains et caraïbes (Celac) et ses trente-trois pays membres.

Comme l’Argentine ou le Brésil, dépendants des fertilisants russes, de nombreux pays ne peuvent désormais plus se couper de Moscou dans certains domaines, notamment depuis la pandémie mondiale, qui a précipité l’Amérique latine dans la « pire crise économique depuis cent vingt ans », selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc) (3). Un marasme auquel se surajoutent les premières conséquences du conflit en Ukraine, poussées inflationnistes et renchérissement du prix des matières premières. Ces phénomènes contribuent à l’augmentation des coûts de la production agricole et de ceux de la consommation énergétique de nombreux pays dépendants de leurs importations d’hydrocarbures en Amérique centrale, dans les Caraïbes ou en Amérique du Sud (Chili). Le contexte est plus favorable pour les pays producteurs et exportateurs d’hydrocarbures ou de matières premières (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Colombie, Pérou, Paraguay ou Uruguay). Du reste, en relevant plusieurs fois ses taux d’intérêt depuis le début de la guerre pour juguler l’inflation, la Réserve fédérale américaine (Fed) a provoqué un reflux des capitaux internationaux d’Amérique latine vers les marchés américains.

Dans ce contexte difficile, l’Ukraine souffre d’un sérieux déficit de poids (économique) et de notoriété (politique) par rapport à son adversaire russe… sauf dans un dossier ne l’avantageant pas spontanément auprès des gouvernements de gauche dans la région : Cuba. Depuis 2019, en effet, Kiev s’abstient systématiquement, dans le cadre de son alliance avec Washington, lors des votes de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) exigeant la fin de l’embargo imposé depuis 1962 par les États-Unis à La Havane.

En Amérique latine, le gouvernement ukrainien ne dispose en réalité que d’un seul soutien. Celui de M. Alejandro Giammattei, président de droite du Guatemala. Le 25 juillet 2022, ce dernier s’est rendu à Kiev, devenant le premier — et le seul — dirigeant latino-américain à avoir fait ce voyage pour apporter son soutien à M. Volodymyr Zelensky. Il s’agissait surtout d’envoyer un message de loyauté aux États-Unis tandis que son gouvernement se trouve en délicatesse avec l’administration américaine dans de nombreux dossiers (de corruption notamment) et que se profilent des élections générales, en juin 2023. Si M. Giammattei escompte ainsi toucher les dividendes de son « engagement », Washington ne trouve aucun pays latino-américain pour appliquer des sanctions contre Moscou et encore moins envoyer des armes à Kiev — en dépit du souhait formulé par la générale Laura Richardson, cheffe militaire du commandement sud des États-Unis devant l’Atlantic Council, un think tank de Washington, le 19 janvier 2023.

Initiative diplomatique

Ces refus s’expriment jusque dans le pré carré centre-américain de Washington. Le Salvador, dirigé par le président populiste-autoritaire Nayib Bukele, en disgrâce à Washington, joint systématiquement sa voix aux pays qui, comme la Bolivie et Cuba — adversaires habituels des États-Unis —, s’abstiennent dans les résolutions des Nations unies condamnant la Russie. Le Nicaragua fait désormais partie du groupe de pays soutenant directement la Russie (avec la Biélorussie, la Corée du Nord, l’Érythrée, le Mali et la Syrie) après s’être abstenu lors du vote intervenu le 28 février 2022 à l’ONU. Le Venezuela, enfin, ne prend pas part à ces consultations, n’étant pas à jour dans le versement de ses contributions. Sa diplomatie navigue entre fidélité à l’allié russe et reprise de contact avec Washington en vue d’une hypothétique normalisation, dans le cadre de la nouvelle donne créée par la crise énergétique mondiale.

Les votes latino-américains sont déterminés par la combinaison de plusieurs logiques. D’abord, la fidélité à leurs positions diplomatiques traditionnelles : respect du droit international, de l’intégrité des frontières et de la souveraineté des États, rejet de l’unilatéralisme et du recours à la force dans le règlement des conflits, recherche de solutions pacifiques aux conflits induisant une position de non-alignement. Ensuite, leur niveau de défiance conjoncturelle vis-à-vis des États-Unis et des puissances occidentales. Enfin, leurs intérêts politiques et économiques nationaux, déterminés de manière pragmatique, au sein d’un ordre international incertain et en recomposition dans lequel leur relation avec la Chine constitue une boussole. Sur ces bases, la grande majorité des capitales a condamné l’invasion russe aux Nations unies mais ne s’engage pas en faveur des sanctions prises ou envisagées contre Moscou.


Il devient pourtant plus difficile de soutenir directement la Russie dès lors que son gouvernement entend désormais user des mêmes méthodes que Washington pour assurer ses intérêts stratégiques dans sa propre zone d’influence historique… « L’intervention russe en Ukraine trouve des antécédents dans l’expansion de l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique nord] vers la Russie mais cela ne doit pas conduire à légitimer l’invasion militaire d’un pays par un autre », nous explique M. Celso Amorim, conseiller spécial du président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva pour les questions internationales et promoteur, à ses côtés, d’une proposition de création d’un « groupe de pays pour la paix » entre la Russie et l’Ukraine prônant un cessez-le-feu et une solution négociés.


Présentée depuis février 2023 en Amérique latine, à Washington, en Europe — notamment en France, en Allemagne, en Espagne ou au Portugal —, à Moscou, à Kiev, au G20 sous présidence indienne, à Pékin et à Abou Dhabi, cette initiative voudrait, pour monter en puissance et atteindre ses objectifs, engager un processus multilatéral mobilisant, outre la Chine, d’autres pays du Sud membres des Brics ou du G20 disposant de relations avec l’ensemble des acteurs (occidentaux et non occidentaux) du conflit. Parmi eux, l’Indonésie, l’Inde (qui assure la présidence du G20 en 2023) et l’Afrique du Sud (hôte du prochain sommet des Brics en 2023 et chargé de présider le G20 en 2025). Dans ce processus diplomatique, Brasília anticipe aussi la présidence russe des Brics en 2024 et la sienne du G20 en 2024 et des Brics en 2025.


Cette initiative pour la paix, qui contourne le Conseil de sécurité des Nations unies, pourrait, selon le président « Lula », déboucher in fine sur la création d’un « G20 politique » chargé, à terme, de divers dossiers internationaux (climat, paix, économie, numérique, démocratie…). De son point de vue, ce processus devrait faire émerger de nouveaux formats de délibération, plus favorables aux pays du Sud.

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Un tel projet arrivera-t-il à susciter de l’intérêt au sein des puissances occidentales ? Jusqu’à présent, les États-Unis et l’Union européenne rejettent la légitimité d’une médiation brésilienne dans la guerre en Ukraine, accusant Brasília de naïveté et d’une trop grande proximité avec Moscou et Pékin. L’initiative du président brésilien est pourtant l’une des seules à se démarquer du maximalisme qui prévaut, au péril de la paix mondiale, à Bruxelles et dans les capitales européennes, à Washington, à Kiev et à Moscou.


Christophe Ventura


Directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et auteur de Géopolitique de l’Amérique latine, Eyrolles, Paris, 2022.

Notes :

(1) « Déclaration commune russo-chinoise sur un monde multipolaire et l’instauration d’un nouvel ordre international », ONU, 23 avril 1997.

(2) Lire Danielle Ganser, « Retour sur la crise des missiles à Cuba », et Peter Kornbluh, « Missiles, mensonges et diplomatie », Le Monde diplomatique, respectivement novembre 2002 et janvier 2023.

(3) Eva Vergara, « Pandemia es peor crisis en América Latina en 120 años, Cepal », Associated Press, New York, 16 décembre 2020.

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