10 décembre, 2019

À PARIS, ON MARCHE CONTRE LE PROJET DE RÉFORME DES RETRAITES ET «LE SYSTÈME»


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LE «RÉGIME UNIVERSEL» DEVRAIT FAIRE BASCULER LE SYSTÈME FRANÇAIS VERS UN SYSTÈME PAR POINT. LES PERDANTS RISQUENT D’ÊTRE NOMBREUX, LES OPPOSITIONS SE MULTIPLIENT, ET LES NOMBREUSES QUESTIONS SOULEVÉES TARDENT À OBTENIR DES RÉPONSES.
Sous le soleil mais dans le froid, des milliers de personnes ont défilé dans les rues de la capitale cinq jours après une première manifestation contre le projet de réforme des retraites.
À Paris, on marche contre le projet de réforme des retraites et «le système»
Par Sylvain Mouillard , Marie Piquemal , Kim Hullot-Guiot , Amandine Cailhol , Tristan Berteloot et Gurvan Kristanadjaja

À PARIS, LORS DE LA MANIFESTATION DE MARDI.
PHOTO CORENTIN FOHLEN POUR LIBÉRATION
du camion de la CGT Services publics, qui roule au pas boulevard des Invalides à Paris (VIIe), s’échappe la mélodie du tube Foule sentimentale. De fait, pour ce deuxième défilé contre la réforme des retraites en moins d’une semaine, les manifestants sont déterminés, joyeux – le beau temps est de la partie. Mais de sentimentalisme, il n’y a point. Sous les ballons des fédérations syndicales, qui savourent ce retour en force après des années de disette, l’ambiance est bonne. Certains dansent pour se réchauffer comme à la fédération SUD Santé. D’autres chantent comme à la CGT Paris où l’on entonne le désormais fameux «On est là», hymne né pendant la contestation de la réforme SNCF en 2018 et repris par le mouvement des gilets jaunes l’hiver dernier.

Tableau tout contemporain, face à un cordon de police, un livreur Uber Eats à vélo se tient droit, le pied à terre. «Viens avec nous !» lui crie la foule. «J’ai pris la commande d’un client qui ne voulait pas sortir à cause de la manifestation. J’ai dû traverser à vélo, et là je suis bloqué par la police, je ne peux pas le livrer», explique-t-il. Résultat ? S’il ne parvient pas à livrer, le client risque de se plaindre, lui d’être sanctionné. «On va m’accuser d’avoir pris la commande», craint-il. A quelques pas, les militants qui n’ont rien vu de la scène sont tout sourire. «On retrouve un peu d’espoir dans ce qu’on fait», confie un délégué CGT EDF. Une légèreté que l’on n’avait pas vue dans les rues depuis des mois, mais qui ne masque pas la détermination populaire. Certains affirment qu’ils ne sont pas mobilisés uniquement pour protester contre la réforme, plutôt contre un système inégalitaire et la dégradation du service public. Mais presque tous jurent que le mouvement continuera tant que la réforme ne sera pas, purement et simplement, retirée.

PARIS, LE 10 DÉCEMBRE 2019 : MANIFESTATION POUR LES RETAITES. 
À PARIS, LORS DE LA MANIFESTATION. 
PHOTO ALBERT FACELLY POUR LIBÉRATION

À l’instar de Sylvie, francilienne de bientôt 60 ans. Assistante sociale à la Sécurité sociale depuis une trentaine d’années – pour un salaire qui dépasse à peine les 2 000 euros net –, elle est la seule salariée de son service à devoir encore attendre pour partir à la retraite : «Les autres sont toutes parties à 60 ans.» Cette syndiquée à Force ouvrière, qui doit encore travailler deux ans, estime que «faire ce boulot de merde jusqu’à 65 ans serait trop lourd. Je pourrais pas. On assiste à la dégradation des droits des gens depuis longtemps. Un poste sur trois n’est pas remplacé donc les collègues n’ont plus le temps matériel de s’occuper des dossiers. Les conditions d’indemnisation pour les arrêts maladie sont déplorables, ça oblige les gens à reprendre le travail avant la fin de leur arrêt». Dans son service, elle remarque que si les femmes sont nombreuses, «dès qu’un homme arrive, il passe cadre beaucoup plus vite». De quoi alimenter sa colère envers une réforme qui, selon elle, ne palliera pas les inégalités professionnelles. «Moi, ma maison est payée, mes enfants sont grands, je peux me permettre de faire grève», insiste-t-elle. Sur les pancartes, l’inquiétude s’affiche en lettres majuscules, parfois colorées, souvent de façon humoristique : «Macron, on veut pas des points, on veut des ronds», «Ma pancarte est pourrie, ma retraite le sera aussi»…

Tout le monde a fait ses calculs


PHOTO MEDIAPART
Même parmi ceux qui savent qu’ils échapperont aux conséquences de la réforme, on se ronge les sangs. Pour l’avenir, pour la pérennité du modèle social, pour ses enfants. Dominique, bientôt 52 ans, est aide-soignant dans un hôpital du Val-d’Oise et syndiqué à SUD. S’il est là, c’est surtout pour sa fille de 28 ans. «Avec cette réforme, on ne sait pas ce qui va se passer : une année, l’indice de point permettra de partir à la retraire confortablement mais si ça change, ça ne sera plus le cas. La colère dépasse la réforme : dans les hôpitaux, on manque de lits, on transfère des services dans d’autres établissements, on fait de plus en plus d’ambulatoire…» énumère le quinquagénaire. Saïd, 61 ans, technicien polyvalent dans l’hôtellerie, est lui aussi venu de l’Essonne, inquiet pour l’avenir de ses trois enfants, tous étudiants à l’université : «Moi, ma retraite est déjà calculée mais pour eux, ça va être variable. J’ai peur pour eux. Mais j’ai confiance dans les syndicats : le monde n’appartient pas aux quelques personnes qui sont en haut.»

Contrairement à de nombreux manifestants, qui exigent le retrait de la réforme, Saïd estime qu’un compromis est possible. Un geste du gouvernement qui lui plairait ? Qu’Emmanuel Macron renonce à sa retraite de président. «Il doit toucher comme tout le monde.» Pierre, formateur en lycée professionnel après avoir travaillé en usine, parle aussi des générations à venir. À 35 ans, il refuse «ce système injuste. Je n’ai pas les solutions toutes prêtes, mais on va dire quoi à nos gosses dans trente ans ? "Vous avez pas de futur, désolé" ? Il faut changer l’organisation de cette société, qui est délirante». Lui dit n’avoir «aucune confiance dans les syndicats, mais c’est la seule force qu’on a. Il n’y a rien à négocier, il faut le retrait de la réforme».


Manifestation 2019/12/10 à Paris allant de la place vauban à la place Denfert Rochereau. Ici l'arrivée à la place Denfert. 
LA CGT MILITANTS CGT À L’ARRIVÉE DE LA MANIFESTATION PLACE DENFERT.
Fabrice, 49 ans, bouc gris et petites lunettes rondes, n’est pas non plus là que pour son «petit confort personnel». Il proteste «contre le projet de société qu’on nous propose, la fin de la retraite par répartition». Ce professeur d’histoire-géographie, habitant de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), a fait ses comptes : avec un salaire de 2 400 euros nets par mois, il perdrait 400 euros une fois à la retraite. La sienne passerait de 2 000 à 1 600 euros mensuels. Pas question pour lui de transiger même si le gouvernement fait évoluer son projet de sorte qu’il ne soit pas impacté en reculant la date d’entrée en vigueur des nouvelles règles. Ce qu’il souhaite, c’est le «retrait pur et simple [du projet]. Ce serait dégueulasse de l’accepter. Et puis quoi ? J’arrêterais de me battre pour les autres parce que je m’en sortirais bien ?»

Avocate parisienne de 56 ans, Sonia défile même si la réforme ne devrait pas la toucher directement – elle bénéficie du régime autonome des avocats: «Il faut mettre un coup d’arrêt au mandat de Macron. Les revendications débordent : elles sont démocratiques, écologiques, économiques.» Elle a participé au mouvement des gilets jaunes depuis un an et se félicite de la «convergence naissante». «On était un peu tout nus pendant notre mobilisation. Là, on a l’air de faire nombre», se réjouit Sonia, même si les chiffres qui commencent à arriver de province font état d’une mobilisation plus faible que jeudi dernier.
PARIS, LE 10 DÉCEMBRE 2019. MANIFESTATION DU 10 DÉCEMBRE.
ENSEIGNANTS SYNDICAT SNU FSU ENSEIGNANTES DU SYNDICAT SNU FSU.
PHOTO CORENTIN FOHLEN POUR LIBÉRATION
Même aspiration chez ces deux jeunes assistantes d’éducation, qui travaillent dans un établissement du Nord-Est parisien mais préfèrent ne pas être identifiables : «On est des pions. Dans tous les sens du terme. On a un salaire de merde. Alors, déjà, ce qu’on aimerait, c’est une bonne situation et avoir une retraite correcte. Mais on est aussi là pour faire avancer d’autres choses. Cette émulation populaire doit aussi servir à ça. On se bat contre un système. Y a trop de choses à modifier dans notre société alors, c’est pas des négociations qui changeront quelque chose. On veut plus que ça. Après, on va pas cracher sur des avancées s’il y en a d’arraché. Les congés payés à l’époque, c’est quand même la rue avec les syndicats qui les ont gagnés.»

Une attaque «sans précédent»


François, grand type, la quarantaine, barbe poivre et sel, bonnet, gilet rouge de la CGT, mène un groupe de fonctionnaires originaires de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Il bosse en office HLM et manifeste pour défendre le régime des retraites «qui fonctionne très bien. En tout cas, on ne nous a pas démontré l’inverse». Selon lui, Emmanuel Macron mène avec sa réforme une attaque «sans précédent» contre les acquis sociaux, il veut «liquider le régime général» pour «favoriser les assurances privées et les retraites par capitalisation». C’est pour les «400 milliards d’euros qu’il y a à se faire», analyse François.

Grand type habillé tout en noir, Benjamin (1) est «entrepreneur» et il est pour défendre la réforme du système de retraite des cheminots parce que «tu peux pas donner des avantages de ouf à certains et laisser les autres sur le carreau». Il marche aussi parce qu’il est «contre le système, et [qu’il en a] ras-le-cul». Benjamin raconte qu’il «paye trop de charges, entre [s]on salaire de chef d’entreprise et ce qu['il] reverse, [il est] presque à la rue». «Je suis en train de divorcer, c’est la merde, si la réforme passe, avec le calcul sur les quarante dernières années, je suis mort», lâche-t-il.


MANIFESTATION 2019/12/10 À PARIS ALLANT DE LA PLACE VAUBAN
 À LA PLACE DENFERT ROCHEREAU.
ICI ENTRE LA PLACE VAUBAN ET MONTPARNASSE.
LA CGT. MARTINEZ EN ARRIÈRE PLAN.MARDI À PARIS.
PHOTO CORENTIN FOLHEN POUR LIBÉRATION

«C’est le peuple qui souffre qui est dans la rue»

Pour que la mobilisation dure, il faut s’organiser. De nombreuses caisses de grève ont été mises en place. Ahleme, 44 ans, professeure d’anglais dans un établissement d’Epinay-sur-Seine, agite énergiquement sa boîte en fer en forme de bonhomme de neige. Et crie à tue-tête : «Caisse de grève ! Aidez-nous à tenir… En grève illimitée depuis jeudi. Aidez-nous. Allez !» On ne l’arrête plus : «Cette réforme, ça a été le déclic. On s’est tous mis en grève dans mon collège, ce qui n’arrive jamais. Que ce soit clair : aucune organisation syndicale ne nous dira ce qu’on doit faire. Ce mouvement, il part de la base, c’est nous qui l’avons construit. On arrêtera quand le projet de réforme sera retiré et nos salaires vraiment revalorisés.»

Au micro, un militant syndical interroge la foule : «Qu’est-ce qu’on fait demain ?» La réponse ne se fait pas attendre : «On reconduit !» Pour les manifestants, il fait peu de doutes que les annonces du Premier ministre, Edouard Philippe, attendues mercredi midi, ne donneront pas satisfaction. «On ne négocie pas des reculs sociaux, on les combat», tranche Tarik, 26 ans, en recherche d’emploi dans le secteur du montage vidéo et du graphisme. «Depuis la réforme des retraites de 2010», le jeune homme, militant NPA, a la sensation de vivre une «période de flux». «Cela fait longtemps que je n’ai pas vu autant de monde dans la rue», juge-t-il. Il fait confiance à «la force du nombre» pour entraîner les organisations syndicales : «Plus on sera, plus elles seront radicales.»

Marie-Thérèse, enseignante à la retraite de 70 ans, appuie : «C’est le peuple qui souffre qui est dans la rue.» Elle a eu du mal à rejoindre le cortège, bloquée par les cordons des forces de l’ordre dans les rues adjacentes. Désormais au milieu de la foule, elle sourit : «Dès que les gens entrent dans la lutte, ils réalisent mieux quels sont les contours de la réforme, et que ça ne concerne pas uniquement quelques régimes dits spéciaux. En fait, on est bien face à une offensive contre toutes les retraites.» Même état d’esprit chez Laurent, conducteur de bus à la RATP, qui ambiance le cortège avec ses camarades. «Il n’y a rien à négocier, c’est le message que portent les salariés grévistes.» En première ligne du mouvement avec le blocage quasi total des transports parisiens, il dit «sentir le soutien de la population, qui a bien compris que cette réforme ne concerne pas que quelques-uns, mais prévoit une dégradation pour tous».

Sylvain Mouillard , Marie Piquemal , Kim Hullot-Guiot , Amandine Cailhol, Tristan Berteloot , Gurvan Kristanadjaja


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