30 décembre, 2019

AU CHILI, LES « PRIMERA LINEA », TÊTES DE CORTÈGE POUR PROTÉGER LES MANIFESTANTS

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VEILLÉE FUNÈBRE DE MAURICIO FREDES
Depuis le début du soulèvement populaire au Chili, qui perdure depuis le 18 octobre, un nom est sur toutes les lèvres : la « Primera Linea ». Ce groupe de jeunes affronte régulièrement la police lors des manifestations. Souvent habillés en référence à l'univers Marvel, ils affirment vouloir protéger les manifestants. Mais une partie de la population juge leurs méthodes trop violentes.
« PREMIÈRE LIGNE »
DESSIN ALEN LAUZAN
Casques de protection, foulards colorés noués autour du nez et boucliers artisanaux : les membres de la Primera Linea sont très vite reconnaissables sur les images des manifestations qui secouent le Chili, principalement à la Plaza Italia à Santiago, rebaptisée la Plaza de la Dignidad (place de la dignité) par les manifestants.

Ce groupe qui se présente comme « révolutionnaire » et qui s’est formé au fil des manifestations, sans leader, souhaite permettre aux protestataires chiliens d’exercer leur droit de manifester en toute sécurité, en les protégeant contre les violences policières, qui sont monnaie courante au Chili et qui ont fait plus de 2 000 blessés depuis le début de la contestation. Le président chilien Sebastián Piñera avait en effet déclaré, deux semaines après le début des protestations, que le Chili était « en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne ».

Plusieurs scènes d’affrontements entre la police chilienne – les carabineros – et la Primera Linea ont été relayées sur les réseaux sociaux. 



« Épique la Primera Linea vole au secours de l'un des siens ! Comment il lui donne un coup de pied haha »

« Vive la Primera Linea ! Et Vive le Chili ! »



Se tenant, comme son nom l’indique, en tête de cortège, la Primera Linea, composé de jeunes hommes souvent torses nus et de femmes, construisent des barricades de pierres, utilisent des morceaux de taule ou encore des pneus pour empêcher la police d’atteindre les manifestants. Lors des confrontations, ils s’arment de lance-pierres et de bâtons, arrachent des morceaux de bitume pour les utiliser comme projectiles et fabriquent parfois de cocktails molotov pour les lancer sur les policiers. Certains membres sont des « bombers », des hommes et des femmes dont la mission est de noyer les bombes lacrymogènes lancées par les carabineros avec de l’eau mélangé à du bicarbonate de soude, afin de les désamorcer.
Quand tu pensais qu’il ne restait plus de héros au Chili. Que les criminels à cravates faisaient ce qu’ils voulaient. Qu’ils volaient tout, jusqu’à notre eau. Qu’ils avaient réussi à mettre l’un des leurs à La Moneda (le palais présidentiel). Mais il reste encore des héros. Ils apparaissent lorsque nous en avons le plus besoin. Les héros sont toujours en première ligne”

Si vous bénéficiez des anonces du gouvernement de Pinera, souvenez-vous que c'est grâce aux personnes que vous avez critiqué lorsqu'elles ont manifesté et bien sûr grâce à la Primera Linea."

Sur d’autres images, on aperçoit les membres de la Primera Linea avec des lasers verts, tentant d’aveugler les forces de l’ordre. Une technique empruntée aux manifestants de Hong Kong.




« J'ai un toc. Je ne peux pas m'empêcher de mettre cette musique lorsque je vois des vidéos de ce type qui montrent les sabres laser de ces jedis, membres de la Primera Linea. »

Certains internautes n’hésitent pas à décrire les membres du groupe, qui portent parfois des symboles de Captain America, Iron Man ou encore de Spider Man, comme des super-héros et à leur vouer une véritable admiration. Un jeu vidéo à leur effigie a même été mis en ligne le 24 décembre.
CAPTURE D'ÉCRAN
"Pour boire son café en honorant les grands !"

“Quand je serai grand, je serai membre de la Première ligne”, peut-on par exemple lire sur cette affiche.
CAPTURE D'ÉCRAN


« Ils nous permettent de manifester en sécurité »



Leo Vieyra est un manifestant régulier de 43 ans. Il affirme que le groupe a su gagner le soutien de la population au travers de ses actions :

Au départ, les gens étaient influencés par l’image renvoyée par les médias, souvent proches du pouvoir et qui les présentaient comme des casseurs. Mais en participant aux marches, beaucoup ont réalisé qu’ils étaient au contraire indispensables pour qu’on puisse manifester en sécurité. La Primera Linea bloque l’avancée de la police et nous protège de la répression. Ceux que j’ai pu apercevoir faisaient preuve d’un grand courage et d'une bonne organisation lors de leur progression pendant les marches. D’ailleurs plusieurs de ces jeunes font malheureusement partie des blessés et des mutilés.


En effet, depuis le déclenchement de la contestation sociale, le Chili est le théâtre de graves violations des droits humains, selon les rapports de plusieurs organisations. Le dernier en date, publié le lundi 23 décembre par l’Institut national des droits humains (INDH) au Chili, dénombre plus de 347 blessés aux yeux, dont des victimes d’éclatement du globe oculaire et de perte de vision dus à un traumatisme oculaire irréversible. Un rapport de l’ONU dénonce, quant à lui, l’usage de fusils à plomb de manière «indiscriminée et inappropriée » pour disperser des manifestations majoritairement pacifiques. L’enquête des Nations unies soutient que des billes de plomb ont été tirées, dans de nombreux cas, à proximité immédiate des manifestants.


« Pour la population, cela rappelle la répression sous la dictature militaire de Pinochet »



DESSIN LANGER
María Fernanda Barrera Rodríguez est chilienne, chercheuse en sociologie à l’université autonome de Barcelone. Elle explique la sympathie des manifestants à l’égard de la Primera Linea par le souvenir toujours très vivace de la dictature militaire:
« Les témoignages de tortures et de violations des droits rappellent à la population la répression sous la dictature militaire d'Augusto Pinochet (1973 – 1990). Le souvenir de cette époque n’a jamais quitté les esprits et il est réapparu avec force pendant l’état d’urgence et le couvre-feu imposés au début du mouvement, lors desquels l’armée a été déployée. Cela a une valeur symbolique très forte.  »

La protection des manifestants n’est d’ailleurs pas une nouveauté dans les manifestations chiliennes, même si elle n’a jamais été mise en scène de cette manière, notamment à travers les personnages de super héros. Ale Bórquez Bravo, ancienne leader étudiante, ayant participé au mouvement des universités de 2015 et aux récentes manifestations, explique en effet que la popularité de la Primera Linea traduit surtout la généralisation de la violence policière :

Il y a toujours eu une tête de cortège qui protégeait les manifestants au Chili. Car durant les dernières années, toute protestation a été réprimée afin de protéger le fantasme de la démocratie. Face à cela, il y a donc toujours eu des personnes en première ligne face aux forces de l’ordre pour assurer la tenue d’une manifestation pacifique. Sans eux, nous n’aurions obtenu aucun acquis dans le passé, et nous ne serions jamais mobilisés. La brutalité institutionnelle n’est certainement pas apparue au cours de ces derniers mois, seulement elle existait à moindre échelle. Aujourd'hui, cette violence est généralisée car nous sommes plus nombreux à sortir dans la rue.
“On ne peut pas renvoyer dos à dos la violence policière et celle de la Primera Linea”

Toutefois, la légitimité des actions de la Primera Linea ne fait pas l’unanimité. D’aucuns, qu’ils soient favorables au pouvoir en place ou qu’ils se présentent comme non partisans, critiquent le groupe de manière virulente, jugent ses méthodes trop agressives et l’assimilent volontiers aux casseurs. Ils l’accusent notamment d’être à l’origine des nombreux pillages qui ont eu lieu au début du soulèvement.



"Ces hommes sont la véritable première ligne, les autres sont seulement une caricature d'un show tiers-mondiste."

Magdalena Ortega, directrice au centre d’études Idepais, en fait partie. Elle appelle à un arrêt de ce qu’elle qualifie comme une "normalisation de la violence" et à des solutions institutionnelles :

Il faut arrêter ce romantisme qui fait de la Primera Linea des héros qui luttent pour le peuple. En réalité, ces jeunes sont symptomatiques d'une violence qui est devenue quotidienne au Chili. Pour moi, les solutions sont ailleurs : la police doit nécessairement être réformée et nous devons pour cela recourir à des voies institutionnelles.

Un argument qui ne convainc pas la chercheuse María Fernanda Barrera Rodríguez pour qui les deux phénomènes ne sont pas comparables :

Je pense que c’est une erreur de renvoyer dos à dos la violence policière et celle de la Primera Linea. Les policiers sont dotés d’armes supposément non létales mais qui ont mutilé plus de 300 personnes et tué des manifestants. Nous parlons de balles d’un côté et de cuillères en bois et de casseroles de l’autre. Il faudrait plutôt se demander pourquoi des personnes sont prêtes à perdre leurs yeux et même leurs vies en s’exposant dans l’espace public.

Selon le bureau du procureur chilien, 26 manifestants ont été tués au 20 novembre dernier et, dans quatre cas au moins, des agents de l’État sont directement impliqués.Vendredi 27 décembre, lors d'une manifestation, un membre de la Primera Linea est mort après être tombé dans une chambre électrique, dans des circonstances encore méconnues. Côté policier, 94 carabineros ont été blessés lors de cette même journée.



« Les membres de la Primera Linea se réunissent là où est tombé la nuit dernière l'un de leurs membres. »


CAPTURE D'ÉCRAN MEGANOTICIAS

 « CHILI : MANIFESTANT A ÉTÉ ÉCRASÉ PAR DEUX VOITURES DE POLICIERS» 
AVERTISSEMENT : DES IMAGES PEUVENT HEURTER LA SENSIBILITÉ DES SPECTATEURS. 
[Cliquez sur la flèche pour visionner la vidéo]


Par ailleurs, le parquet a entamé samedi 21 décembre des poursuites contre un policier qui a renversé un manifestant de 20 ans avec son véhicule, comme on peut le voir sur ces images


PHOTO LOS ANGELES TIMES
Les protestataires chiliens dénoncent de fortes inégalités dans ce pays où 1 % de la population détient près d’un tiers des richesses. Ils demandent un meilleur accès à l'éducation et à la santé et critiquent la hausse du coût de la vie dans le pays. C'est d'ailleurs l'augmentation du prix du ticket de métro à Santiago, qui a été le déclencheur du mouvement.

Article écrit par Syrine Attia (@Syrine_Attia)


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