05 février, 2024

AU SALVADOR, NAYIB BUKELE PROCLAME SA VICTOIRE « HISTORIQUE », AU MÉPRIS DE LA CONSTITUTION

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LE PRÉSIDENT SALVADORIEN, NAYIB BUKELE, ACCOMPAGNÉ DE SON ÉPOUSE,
 GABRIELA RODRIGUEZ, S’ADRESSE À SES PARTISANS DEPUIS LE BALCON DU
PALAIS PRÉSIDENTIEL À SAN SALVADOR, APRÈS SA RÉÉLECTION POUR
UN NOUVEAU MANDAT DE CINQ ANS, DIMANCHE 4 FÉVRIER 2024.
PHOTO SALVADOR MELENDEZ / AP
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LE MONDE

Au Salvador, Nayib Bukele proclame sa victoire « historique », au mépris de la Constitution / Les sondages de sortie des urnes attribuent 87 % des voix au président sortant qui n’était pas censé pouvoir se représenter. Il a annoncé que son parti avait aussi remporté 58 des 60 sièges au Parlement.

Par Angeline Montoya

Temps de Lecture 5 min. 

FRESQUE ÉLECTORALE
 DE NAYIB BUKELE  
PHOTO PAR APHOTOGRAFIA


pas moins de six articles de la Constitution du Salvador interdisent la réélection immédiate du président. Cela n’empêchera pas le chef de l’État, Nayib Bukele, d’être réélu haut la main, dimanche 4 février. Alors qu’à peine 30 % des bureaux de vote avaient été dépouillés, il s’est présenté au balcon du palais national pour se proclamer victorieux : «Aujourd’hui, le Salvador a battu tous les records de toutes les démocraties de toute l’histoire du monde !, a-t-il lancé devant une foule en liesse. Jamais un projet ne l’avait emporté avec le nombre de voix que nous avons obtenues. C’est le pourcentage le plus haut de toute l’histoire, plus de 85 % des voix ! »

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Environ 6,2 millions de Salvadoriens étaient appelés à élire le président, le vice-président et les soixante députés de l’Assemblée législative. Cinq autres candidats se partagent les voix restantes. Le premier d’entre eux, Manuel Flores, du Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN, gauche), est arrivé loin derrière M. Bukele, avec 7 % des voix, selon les premiers résultats, proches des sondages de sortie des urnes, qui donnent le président gagnant avec 87 % des voix. Le pourcentage d’abstention était encore inconnu lundi matin.

Les Salvadoriens ont avant tout plébiscité la politique de main de fer de Nayib Bukele contre les gangs, qui a pacifié le pays, au prix, dénoncent de nombreuses organisations de la société civile, de graves atteintes aux droits humains. Le pays vit sous un régime d’exception depuis mars 2022.

Seuls 12 % des Salvadoriens considèrent que la réélection est anticonstitutionnelle. « La population n’a pas une grande connaissance du droit constitutionnel, et entre ce débat considéré comme “stérile” et l’amélioration de la sécurité, le choix a été vite fait », souligne Oscar Picardo, directeur de l’Institut de sciences, technologie et innovation de l’université Francisco-Gavidia, à San Salvador.

« Altération de l’ordre constitutionnel »

De nombreux constitutionnalistes estiment pourtant que la réélection de Nayib Bukele est illégitime. Le président avait lui-même reconnu plusieurs fois que la réélection immédiate n’était pas possible au Salvador. « La Constitution ne permet pas qu’une même personne soit présidente deux fois de suite. Elle peut être présidente 80 fois si elle veut, mais pas de suite », avait-il déclaré en 2013. Plus récemment, en mars 2021, il avait répondu au célèbre youtubeur Luisito Comunica, qui lui demandait s’il chercherait à être réélu en 2024 : « Il n’y a pas de réélection au Salvador, et je ne serai plus président à 42 ans [son âge actuel]. »

C’était avant que son parti, Nuevas Ideas, et ses alliés, n’obtiennent la majorité des deux tiers au Parlement, en 2021. À la première heure de l’investiture de la nouvelle Assemblée législative, le 1er mai de cette année-là, celle-ci destituait, à l’encontre du droit, le procureur général et les magistrats du Tribunal constitutionnel, qui avaient jusque-là fait office de contre-pouvoirs efficaces à ses dérives autoritaires.

De nombreux observateurs, tels que Diego Garcia-Sayan, alors rapporteur spécial de l’ONU sur l’indépendance des juges et des avocats, avaient qualifié cette décision d’« altération de l’ordre constitutionnel ». Elle « remet en cause le fonctionnement de l’Etat de droit et la séparation des pouvoirs », avait assuré Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne.

Mise en retrait symbolique

Quatre mois plus tard, le 3 septembre 2021, les nouveaux magistrats du Tribunal constitutionnel, nommés par le pouvoir, émettaient une sentence controversée, estimant qu’un des articles de la Constitution permet la réélection si le président se met en disponibilité six mois avant le mandat suivant. Là encore, la communauté internationale s’en était émue. La chargée d’affaires américaine, Jean Manes, avait soutenu que « cette décision [était] clairement contraire à la Constitution ». Puis Washington avait placé sur une liste d’acteurs centraméricains corrompus, la liste « Engel », les magistrats du Tribunal constitutionnel.

Le président Bukele et son vice-président, Félix Ulloa, lui aussi réélu dimanche, s’étaient mis en retrait le 1er décembre 2023, six mois avant le début du prochain mandat, une mesure plus symbolique que réelle.

« Nous avons gagné l’Assemblée législative avec 58 des 60 députés, au minimum, il est possible que ce soit plus », a également annoncé le président dimanche soir, alors que le Tribunal national électoral n’avait pas encore dépouillé 1 % des bureaux de vote. Quoi qu’il en soit, il est fort probable que le résultat final se rapproche de ce chiffre. Cela signifierait la disparition de la plupart des partis de l’hémicycle législatif, alors que l’opposition détenait jusqu’alors 24 % des sièges.

« L’opposition a été pulvérisée »

S’il se confirme, ce résultat aura été favorisé par une série de réformes, votées sans aucun débat par l’Assemblée : après avoir abrogé une loi qui interdisait d’introduire des réformes électorales l’année précédant un scrutin, les parlementaires ont voté la réduction du nombre de députés de 84 à 60 et une modification du comptage de votes qui a favorisé les grands partis.

« Ce serait la première fois que dans un pays, il y a un parti unique dans un système pleinement démocratique, l’opposition a été pulvérisée ! », a encore fièrement proclamé le président dimanche soir. « Nous sommes en effet désormais face à un modèle de parti hégémonique, mais cela est le propre des régimes non démocratiques », estime Oscar Picardo, qui rappelle que la réforme a également fait baisser le nombre de municipalités de 252 à 44, « affaiblissant les mairies où l’opposition avait des chances de gagner ». Les élections municipales doivent se tenir le 3 mars.

« Le Salvador ne respecte pas les standards minimums établis par la Cour interaméricaine des droits humains, entre autres organismes, pour que des élections soient considérées comme libres, justes et transparentes », a publié le 30 janvier le Bureau de Washington pour l’Amérique latine (WOLA), une organisation de défense des droits humains, qui cite la « réélection inconstitutionnelle », « l’absence de contrepouvoirs », « les réformes électorales qui bénéficient à Bukele et à son parti » ou encore « le manque de transparence et d’accès à l’information publique ». « Etre populaire ne veut pas dire être démocratique, rappelle dans un entretien au média El Faro Carolina Jiménez Sandoval, présidente de WOLA. Si le président Bukele et ses soutiens pensent que parce qu’il a gagné avec 70 % ou 90 % des voix, il peut faire ce qu’il veut, sans respect pour les institutions, il se trompe. »

À présent que le sujet de la sécurité a été résolu pour la plupart des Salvadoriens, l’économie est devenue la principale préoccupation pour 70 % d’entre eux, selon une enquête récente de l’université centraméricaine José-Simeon-Cañas, alors qu’en 2019, la même proportion estimait que le principal problème était la délinquance (contre 4,6 % aujourd’hui).

Hausse de la pauvreté

« La baisse drastique des homicides et des extorsions a créé un climat favorable à la réactivation économique, souligne l’économiste Carlos Acevedo. De nombreuses petites entreprises ont ouvert ou rouvert leurs portes et de petits capitaux arrivent de la diaspora salvadorienne pour créer des entreprises. »

Pour autant, l’extrême pauvreté est passée de 5,6 % de la population en 2019, à 8,6 % en 2022, selon les données les plus récentes, surtout à cause de l’inflation. Et si le tourisme a augmenté – renforcé par l’organisation de grands événements comme le concours de Miss Univers ou les Jeux centraméricains et des Caraïbes –, le Salvador reste le pays de la région ayant attiré le moins d’investissements étrangers directs. Le gouvernement a d’ailleurs empêché le FMI de rendre public son dernier rapport annuel sur l’économie du pays. Quant au bitcoin, devenu devise officielle, les Salvadoriens le boudent à 85 %.

Nayib Bukele a promis de placer son prochain mandat sous le signe de la lutte anticorruption, soutenant ne pas vouloir qu’on se souvienne de lui comme « du président qui n’a pas volé, mais qui s’est entouré de voleurs ». « On est en droit d’avoir des doutes, note Oscar Picardo. Un mois après la destitution du procureur général le 1er mai 2021, son remplaçant avait dissous la Commission internationale contre l’impunité au Salvador, la Cicies, qui enquêtait sur douze possibles cas de corruption au sein du gouvernement. » Aucune enquête n’aurait été poursuivie par le nouveau procureur.

Angeline Montoya

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DESSIN  KLAWE RZECZY


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