12 février, 2024

LA MORT DE SEBASTIAN PIÑERA, MILLIARDAIRE ET EX-PRÉSIDENT CHILIEN

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LE MONDE

La mort de Sebastian Piñera, milliardaire et ex-président chilien / L’homme d’affaires à succès, deux fois élu à la tête de l’État, est mort mardi 6 février dans un accident d’hélicoptère, à l’âge de 74 ans.

Par Flora Genoux (Buenos Aires, correspondante)

La passion de Sebastian Piñera pour les hélicoptères était telle qu’il avait obtenu sa licence de pilote en 2004, nourrissant l’image d’un homme hyperactif, toujours aux commandes. L’ancien président de droite chilien (2010-2014 puis 2018-2022) est mort noyé dans l’accident de l’hélicoptère qu’il pilotait, mardi 6 février, à l’âge de 74 ans. L’appareil s’est abîmé, peu après son décollage, dans un lac à Lago Ranco, lieu de villégiature de la région Los Rios (à 920 kilomètres au sud de Santiago), lors d’un après-midi pluvieux et venteux. Les autres passagers ont survécu.

Trois jours de deuil national ont été décrétés à la mémoire de l’ex-chef d’Etat, qui a marqué l’histoire de la droite chilienne. Salué, y compris par ses adversaires, pour sa force de travail et son engagement démocratique, il aura vu son image écornée par les soupçons de collusion avec le monde des affaires et le bilan de son second mandat.

Economiste diplômé de l’université de Harvard, aux Etats-Unis, issu d’une famille démocrate chrétienne (centre gauche) – son père, militant politique, fut ambassadeur en Belgique et auprès de l’ONU –, il commence sa carrière comme conseiller auprès d’institutions internationales, avant de se lancer dans les affaires en touche-à-tout. Immobilier, banque, aéronautique, télécommunications, énergie, santé, son appétit d’entreprendre s’ouvre largement sous la dictature militaire d’Augusto Pinochet (1973-1990) et s’étend, tout au long de sa vie, à une myriade de secteurs. Il s’empare, comme actionnaire ou propriétaire, d’entreprises iconiques du pays : la compagnie aérienne LAN, la chaîne de télévision Chilevision ou encore le mythique club de foot de Santiago, Colo Colo. Sebastian Piñera bâtit une fortune tentaculaire, estimée à 2,9 milliards de dollars (2,68 milliards d’euros) par le magazine Forbes en 2023.

Premier président de droite depuis la fin de la dictature

Les ambitions de l’habile entrepreneur sont aussi politiques. En 1989, il est élu sénateur (indépendant), pour huit ans, avant d’endosser la présidence du parti Renovacion Nacional (droite), entre 2001 et 2004. Après plusieurs tentatives infructueuses pour accéder au sommet de l’Etat, notamment lorsqu’il échoue au deuxième tour de l’élection présidentielle en 2006, face à Michelle Bachelet (centre gauche), il devient en 2010 le premier président de droite à arriver au pouvoir depuis la fin de la dictature militaire. Sportif, toujours souriant, les cheveux d’un blanc immaculé, il souhaite se montrer agile et efficace. Son surnom : « la Locomotive ». « Il a alors un rôle essentiel dans la rénovation de la droite chilienne, en prenant ses distances avec la dictature d’Augusto Pinochet », souligne Stéphanie Alenda, sociologue à l’université Andrés-Bello.

Son premier mandat (2010-2014) est marqué par la reconstruction du pays, après le séisme de février 2010 (plus de cinq cents morts), mais aussi par le sauvetage de trente-trois mineurs ensevelis, la même année. « Face aux catastrophes, c’était un as. Il connaissait à fond les dossiers, avait une immense mémoire », loue Juan José Ossa, ami et ancien porte-parole sous son deuxième mandat. « C’était une personne très exigeante, rigoureuse et rationnelle », complète Isabel Pla, qui fut sa ministre de la femme et de l’égalité des genres, de 2018 à 2020.

Si Sebastian Piñera s’était prononcé contre la dictature militaire lors du référendum de 1988 qui interrogeait les Chiliens sur la continuité du régime, il ne remet pas en cause le modèle néolibéral adopté par la junte – et que le centre gauche reprendra à son compte. Au contraire, il entend faire prospérer ce legs, fortement influencé par sa vision de gestionnaire.

Président, il peine à se mettre en retrait de ses activités d’entrepreneur, se désengageant tardivement de ses affaires, au risque de donner corps à de fortes accusations de conflit d’intérêts. Sous son premier mandat, caractérisé par une forte croissance, « il poursuit les politiques sociales modérées [du centre gauche], augmente les impôts après le séisme, ce qui représente une mesure inhabituelle pour la droite. Mais il ne met pas en œuvre de grandes innovations sociales », remarque Mme Alenda.

Les réalités du président milliardaire

Le bilan de son second mandat est bien plus controversé. Le 18 octobre 2019, une révolte sociale historique éclate. Au moment où des milliers de personnes dénoncent l’augmentation du prix des transports, puis les inégalités, Sebastian Piñera est aperçu en train de dîner dans une pizzeria, dans un quartier chic de la capitale. L’image symbolisera pour beaucoup la déconnexion des réalités du président milliardaire, membre d’une élite lointaine et sourde aux colères sociales.

« Le Chili est une vraie oasis ! », se félicitait-il, quelques jours avant la révolte, chiffres de la croissance à l’appui mais faisant fi des inégalités croissantes. Alors que les protestations se multiplient, il déclare : « Nous sommes en guerre », au risque d’attiser la colère des manifestants. « Ces propos ont choqué car ils font écho à l’existence d’un ennemi intérieur, un argument utilisé pendant la dictature au Chili. Sa gestion de la révolte sociale a été très mauvaise », conclut Cristobal Rovira, politologue à l’Université catholique.

Surtout, les manifestations sont marquées par la répression policière et les violations des droits humains. Une trentaine de personnes y perdent la vie et plus de quatre cents sont blessées aux yeux. Acculé, Sebastian Piñera, dont le nom est conspué lors des rassemblements, participe cependant à une sortie institutionnelle et démocratique de la crise. Au mois de novembre 2019, il signe un « accord de la paix », en vue d’organiser un processus de réécriture de la Constitution héritée de la dictature. Un projet largement porté par son adversaire de l’époque et successeur à la présidence, Gabriel Boric (gauche).

Lors de la pandémie de Covid-19, en 2020, l’arrivée tardive des aides sociales dans les quartiers pauvres lui est reprochée. Néanmoins, « son versant entrepreneur se manifeste de façon positive quand il arrive à négocier très tôt l’achat de vaccins », observe Cristobal Rovira. Ainsi, quand d’autres pays de la région attendent, désespérés, l’arrivée des premières doses, le Chili vaccine à tour de bras.

« Pandora papers » et procédure de destitution

C’est également lors de son second mandat que Sebastian Piñera est rattrapé par les soupçons de confusion entre sa fonction politique et ses activités d’homme d’affaires. En 2021, son nom apparaît dans les « Pandora Papers » – une enquête du Consortium international des journalistes d’investigation – pour soupçons de corruption. Une enquête est ouverte. Le Parlement lance une procédure de destitution. Sebastian Piñera y échappe, au Sénat, mais termine son mandat avec une popularité au plus bas.

Peu avant la fin de son mandat, il crée la surprise en faisant du mariage pour tous, approuvé au Parlement en décembre 2021, une urgence. Une manière de participer à la rénovation de la droite, en lui donnant un visage moderne, dans la lignée de son projet originel de 2010. Lorsqu’en décembre 2021 Gabriel Boric, de plus de trente-cinq ans son cadet, remporte l’élection, Sebastian Piñera se pose en patriarche, observateur plus qu’acteur, en prodiguant ses conseils à son successeur : « Il faut toujours savoir conjuguer la force, l’idéalisme et l’esprit de la jeunesse avec la prudence et l’expérience des cheveux blancs. »

Après la fin de son mandat présidentiel, il a continué d’influencer la vie publique du pays, de loin, en accordant des interviews ou se mettant à la disposition de son successeur, dont il ne manque pas de critiquer la gestion. Lors d’un entretien accordé au quotidien La Tercera, en janvier 2024, il appelle de ses vœux un retour au pouvoir de la droite. À tout prix. La victoire doit passer, selon lui, par « une alliance politique », allant du centre jusqu’à l’extrême droite.


Sebastian Piñera en quelques dates

1er décembre 1949 Naissance à Santiago (Chili)

2010-2014 et 2018-2022 Président du Chili

6 février 2024 Mort à Lago Ranco (Los Rios)


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