01 février, 2024

ARGENTINE / COMME AVANT, LA VIOLENCE EN PLUS

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MANIFESTANTS DE LA CONFÉDÉRATION GÉNÉRALE DU TRAVAIL
CONTRE LES RÉFORMES DU PRÉSIDENT JAVIER MILEI,
DÉCEMBRE 2023 
 PHOTO MARIANA NEDELCU 
LOGO LE MONDE
DIPLOMATIQUE
En Argentine, syndicats menacés, élites confortées / Comme avant, la violence en plus / Pouvoir rémunérer ses salariés en lait ou en viande ? La « liberté » telle que l’entend le nouveau président argentin, M. Javier Milei, enchante le secteur privé ; moins les électeurs qui ont cru à ses recettes pour en finir avec la crise. Ceux-là découvrent le sens de sa promesse d’«éradiquer la caste » : servir l’oligarchie. Entre la rue et l’homme à la tronçonneuse, la bataille ne fait que commencer.

Un reportage de Anne-Dominique Correa

« Masochisme 2024 pour tous et à toutes »
Vœux de nouvelle année de Sergio Langer

Le masque sera rapidement tombé. Le 10 décembre, jour de son investiture, le président argentin Javier Milei diffuse la première photographie officielle de son gouvernement sur les réseaux sociaux. Il est désormais réduit à neuf ministères, contre vingt lors du mandat de son prédécesseur, M. Alberto Fernández : ministères du capital humain, des infrastructures, de la santé, de l’économie, de la justice, de la sécurité, de la défense, des affaires étrangères et de l’intérieur.

LE PRÉSIDENT ARGENTIN, JAVIER MILEI, ACCOMPAGNÉ DES MINISTRES,
LORS DU MESSAGE MERCREDI SOIR DEPUIS LA CASA ROSADA, À BUENOS AIRES.
PHOTO PRÉSIDENCE 
Sur l’image, deux figures familières pour les Argentins. Celle du nouveau ministre de l’économie, M. Luis Caputo, ancien secrétaire d’État puis ministre des finances du gouvernement de M. Mauricio Macri (2015-2019). Celle également de Mme Patricia Bullrich, qui retrouve le poste de ministre de la sécurité qu’elle occupait dans le gouvernement de M. Macri. D’ordinaire austère, elle affiche désormais un large sourire : celui d’une candidate défaite lors du premier tour de la présidentielle (sous la bannière du parti de la coalition conservatrice Juntos por el cambio, « Ensemble pour le changement ») parvenue à se faire une place au gouvernement grâce à l’alliance avec son rival d’hier…

Une équipe quelque peu conventionnelle pour celui qui se présentait, lors de la campagne présidentielle, comme un candidat « antisystème » et promettait de rompre avec « la caste » politique. En réalité, « la caste est au pouvoir », analyse David Copello, chercheur en science politique à CY Cergy Paris Université et spécialiste de l’Argentine, qui note par ailleurs que « plusieurs membres du gouvernement viennent du secteur privé ». M. Nicolas Posse, chef de cabinet du nouveau chef d’État, et M. Mariano Cúneo Libarona, nouveau ministre de la justice, ont tous deux travaillé pour Corporación América, le conglomérat financier et médiatique de M. Eduardo Eurnekian, un important homme d’affaires à qui M. Milei a prodigué des conseils économiques. L’économiste-président lui doit d’ailleurs ses débuts sur les plateaux télévisés en 2016, dans le programme « Animales sueltos » (« Animaux en liberté ») sur la chaîne America TV (propriété du groupe), qui l’a rendu célèbre.

« Milei n’est pas anticaste, mais antikirchneriste », analyse Gabriel Vommaro, professeur de sociologie politique à l’Université nationale de San Martín (EIDAES) et chercheur au Conseil national de la recherche scientifique et technique (Conicet), en référence aux mandats de Néstor Kirchner (2003-2007) puis de Mme Cristina Fernández de Kirchner, sa veuve (2007-2015). Finalement, les premières mesures de M. Milei « rappellent les autres programmes d’ajustement structurel de l’histoire de l’Argentine », souligne-t-il, faisant référence aux gouvernements néolibéraux de Carlos Menem (1989-1999) et de M. Macri.

Celles-ci se résument en deux points : l’austérité et la libéralisation de l’économie. Dès le 12 décembre, après une dévaluation de plus de 50 % du peso, M. Caputo annonce des coupes budgétaires massives équivalentes à quelque 20 milliards de dollars, soit 5 % du produit intérieur brut (PIB), notamment à travers la réduction des subventions aux transports publics, à l’électricité, au gaz et à l’eau (1). L’ajustement « pèsera presque entièrement sur l’État et non sur le secteur privé », se félicitait M. Milei lors de son discours d’investiture.

Dix jours plus tard, le nouveau président annonce la signature d’un décret de « nécessité et d’urgence » comprenant 366 réformes visant à « déréguler le commerce, les services et l’industrie sur l’ensemble du territoire national ». Qualifié par la presse de « decretazo » (« méga-décret »), il met fin, entre autres, à l’encadrement des loyers, des mutuelles, des prix de produits essentiels, des services liés à Internet (pour ouvrir la porte à Starlink, l’entreprise du milliardaire Elon Musk en Argentine). Il facilite également les privatisations, et flexibilise le droit du travail : la période d’essai pour tout nouvel emploi passe de trois à huit mois et les indemnités pour licenciement se trouvent amputées.

PROMENEUSE DE CHIENS, BUENOS AIRES, 2022.
DE LA SÉRIE « INFLATION ! »
PHOTO IRINA WERNING

Si M. Milei innove, c’est par la « violence » et la « précipitation » : « Jamais auparavant, un gouvernement n’avait osé mettre en œuvre un aussi grand nombre de réformes sans passer par le Congrès », constate Vommaro. Alors que M. Macri misait sur une stratégie « gradualiste » pour éviter toute rébellion populaire, M. Milei a choisi la stratégie du choc. « Pour faire dans le gradualiste, il faut de l’argent. Malheureusement, je dois vous le répéter : il n’y a pas d’argent (2)  », justifiait M. Milei, lors de son premier discours.

AU CENTRE, JAVIER MILEI, LE NOUVEAU PRÉSIDENT ARGENTIN,
ULTRALIBÉRAL D'EXTRÊME DROITE, ALORS EN CAMPAGNE
À BUENOS AIRES, LE 18 OCTOBRE.
PHOTO NATACHA PISARENKO / AP

Pourtant, après sa victoire, les « grands titres » de la presse internationale assuraient que, faute de majorité au Congrès, le « libertarien (3) » allait devoir se « modérer ». Si La Libertad avanza (« La liberté avance »), la formation politique de M. Milei, a remporté 56 % des voix lors du second tour de la présidentielle contre le péroniste Sergio Massa le 19 novembre, elle n’a obtenu que trente-huit des 257 sièges (15 %) de la Chambre des députés et sept des 72 sièges (10 %) du Sénat. « Pour faire passer des réformes difficiles, M. Milei aura besoin du soutien du Congrès, écrivait The Economist, le 23 novembre 2022. Il devra négocier avec Juntos por el Cambio, une coalition de centre-droit, et avec les péronistes modérés (4).  » Le Financial Times s’était dit « rassuré » par la nomination de M. Caputo au ministère de l’économie : pour la bible de la City londonienne, il s’agissait d’un « signe » prouvant que M. Milei était en train de laisser son « excentricité de côté » pour se muer en « chef d’État ». La presse libérale sous-estime volontiers l’autoritarisme quand il sert les marchés…

En réalité, M. Milei n’a jamais entendu faire de concessions sur son programme. Dès son investiture, il a annoncé la couleur : il prononce, symboliquement, son premier discours dos au Congrès. Puis, le 27 décembre, une semaine après avoir signé le decretazo, il présente son projet de « loi omnibus », qui, outre de nouvelles privatisations (41 entreprises publiques dont le géant pétrolier YPF et la compagnie aérienne Aerolíneas Argentinas), concède les pleins pouvoirs à l’exécutif.

« Nous n’avions pas connu cela depuis la dictature »

La loi, qui comprend 664 articles, déclare « l’état d’urgence en matière économique, financière, fiscale, administrative, de sécurité sociale, tarifaire, sanitaire et sociale jusqu’au 31 décembre 2025 ». Elle autorise l’exécutif à gouverner par décrets au moins jusqu’à la fin 2025. Voire jusqu’à la fin du mandat de M. Milei, puisque l’« urgence » pourrait être renouvelée une fois pour deux ans.

Le texte, censé « défendre la liberté et les Argentins », restreint leur droit à manifester. Il définit tout rassemblement de plus de trois personnes comme une « manifestation » qui devra faire l’objet d’une information aux autorités au minimum quarante-huit heures à l’avance. Si la manifestation entrave la liberté de circulation ou la fourniture de services publics, le texte prévoit des peines pouvant aller jusqu’à six ans de prison pour les participants et les organisateurs. « Nous n’avions pas connu un tel dispositif depuis la dictature », s’inquiète M. Jorge Sola, le porte-parole de la Confédération générale du travail (CGT), principale centrale syndicale en Argentine.

Le Congrès, qui doit examiner tous les articles de la « loi omnibus » lors de sessions extraordinaires convoquées jusqu’au 31 janvier 2024, a encore la possibilité de la rejeter. Plusieurs articles, notamment ceux portant sur la réforme du système politique, devront obtenir la majorité absolue. L’application du decretazo peut elle aussi être bloquée par le Parlement à la majorité, avant la fin de ses sessions extraordinaires, soit avant le 15 février.

Pour l’heure, l’autoritarisme de M. Milei suscite toutefois peu de réactions dans le monde politique. « L’opposition est déstabilisée et se cache sous le lit », regrette M. Juan Grabois, président du front Patria Grande (gauche), qui s’était présenté à la primaire présidentielle du parti péroniste face au centriste Sergio Massa. « Elle ne parle pas aux médias, elle n’a pas de stratégie parlementaire claire. Il n’y a pas d’union transpartisane pour défendre la démocratie. »

Ne pouvant compter sur le Congrès, la CGT a saisi la Chambre nationale du travail, instance régissant le droit du travail argentin, afin de contester la constitutionnalité de certains aspects du decretazo. « Nous n’avons pas eu d’autre choix », explique M. Sola, qui, pendant notre entretien le 3 janvier, reçoit « une bonne nouvelle » sur son smartphone : un message l’informant que les juges ont décidé de suspendre provisoirement le chapitre du décret touchant au droit du travail, s’interrogeant sur la réalité de l’« urgence » invoquée.

Une victoire ? « Pas encore », estime-t-il. La décision finale de la Chambre nationale du travail reste incertaine : elle dépendra de l’examen législatif du texte. Or, quelques minutes après la réception du message par M. Sola, le gouvernement a annoncé qu’il ferait appel. En outre, comme en témoigne le harcèlement judiciaire dont fait l’objet l’ancienne présidente Fernández de Kirchner (gauche), visant à lui barrer un éventuel retour au pouvoir, la justice argentine ne se range pas toujours du côté de la loi…

Pour le chercheur Pablo Semán, la résistance à M. Milei ne « viendra pas des institutions » mais « de la rue ». Ce ne serait pas la première fois. En 2001, la politique néolibérale du gouvernement Menem déclenche une crise économique inédite. Des milliers de personnes manifestent alors, munies de casseroles, pour exiger « qu’ils s’en aillent tous ! ». Face à la pression de la foule, le président Fernando de la Rúa (du Parti radical, centre), qui avait succédé à Menem, finit par prendre la fuite en hélicoptère, le 20 décembre 2001.

Mais ces mobilisations ont laissé derrière elles trente-neuf morts et un demi-millier de blessés… « Quand les politiques ne font pas leur travail, ce sont toujours les pauvres qui finissent par sacrifier leur corps et leur sang dans la lutte », regrette M. Grabois, qui avait participé aux mobilisations de 2001 et a alors été détenu par les forces de l’ordre.

PHOTO NA

L’histoire se répétera-t-elle ? Déjà, la colère gronde. « Moins de trente jours se sont écoulés [depuis la prise de fonctions de M. Milei] et le mal-être social s’observe déjà », remarque M. Sola. Selon un sondage du Centre d’études de l’opinion publique (CEOP) (5), sa popularité avait déjà chuté de six points de pourcentage le 22 décembre — soit seulement douze jours après son arrivée aux affaires. Le 24 janvier, la grève générale décrétée par les syndicats a été accompagnée d’imposantes manifestations dans tout le pays.

Alors qu’il avait réussi à gagner le soutien des classes populaires en leur promettant de mettre fin à l’inflation qui les a paupérisées sous les gouvernements de MM. Macri et Fernández (2015-2019), la « révolution libérale » de M. Milei se contente pour l’heure de tout aggraver.

CETTE ANNONCE DU FMI INTERVIENT UN MOIS APRÈS L'INVESTITURE
 DE JAVIER MILEI,  NOUVEAU PRÉSIDENT ARGENTIN ULTRALIBÉRAL
 ET AUX IDÉES D'EXTRÊME DROITE.
CRÉDITS  REUTERS

En décembre, l’inflation a encore grimpé de 25 %, atteignant un taux annuel de 211 %. Rien n’indique qu’elle baissera dans les mois à venir. « Milei n’a pas de plan pour réduire la dette argentine [contractée par le gouvernement de M. Macri auprès du Fonds monétaire international (FMI)], qui est la principale cause de l’inflation », analyse l’avocat Carlos Maslatón, l’une des principales figures libérales du pays et ancien conseiller de M. Milei. Le remboursement des quelque 44 milliards de dollars (6) que le pays doit au FMI met la pression sur ses faibles réserves en dollars (7), l’obligeant à se procurer des billets verts en augmentant les exportations, ce qui incite à la dévaluation du peso. Le 18 octobre 2023, le gouvernement de M. Fernández avait négocié l’extension d’un accord d’échange de devises avec la Chine afin d’obtenir 6,5 milliards de dollars pour le remboursement du prêt. À la suite des promesses du candidat Milei de « rompre diplomatiquement » avec la Chine « communiste », Pékin a suspendu le dispositif le 20 décembre. Le président chinois Xi Jinping est resté insensible à la lettre « de regrets » envoyée par M. Milei une semaine plus tôt, le suppliant de maintenir son soutien financier à Buenos Aires (8).

LE  MINISTRE DE L'ECONOMIE,  LUIS CAPUTO,  ET  LE  PRÉSIDENT DE
LA BANQUE CENTRALE D'ARGENTINE, SANTIAGO BAUSILI, MERCREDI
LORS DE L'ANNONCE DE L'ACCORD ENTRE L'ARGENTINE ET LE FMI.
PHOTO LUIS ROBAYO / AFP  

Félicitations du Fonds monétaire international

D’où viendront alors les dollars ? Pour M. Milei, il est hors de question de décevoir le FMI. « J’ai été très clair, la dette sera payée », avait-il ainsi déclaré le 14 septembre, après une réunion avec les représentants de l’organisme international alors qu’il était toujours candidat à la présidentielle. Le FMI s’en réjouit : sans se formaliser des dérives autoritaires du nouveau président argentin, le 11 janvier, l’organisme le félicite pour sa « rapidité » et sa « détermination » (9).

DES PERSONNES PARTICIPENT À UNE MANIFESTATION ORGANISÉE
PAR DES FONCTIONNAIRES CONTRE LA POLITIQUE D'AUSTÉRITÉ DU
 PRÉSIDENT ARGENTIN JAVIER MILEI À BUENOS AIRES, ARGENTINE,
LE 22 DÉCEMBRE 2023.
PHOTO CRISTINA SILLE, REUTERS

À la suite de l’annonce du « méga-décret », la CGT a appelé à une première mobilisation, qui a réuni entre 25 000 et 30 000 personnes dans la capitale. Mme Sandra Pettovello, ministre du capital humain, a immédiatement menacé de suspendre les allocations des manifestants qui oseraient bloquer des rues. M. Manuel Adorni, porte-parole du gouvernement, a quant à lui promis qu’il ferait payer aux mouvements sociaux la facture (10) du déploiement des 5 000 policiers et gendarmes. En dépit de ces tentatives d’intimidation, la CGT refuse de baisser les bras.

Anne-Dominique Correa

Notes :

(1)  Mar Centenera, « Primer martillazo de Javier Milei : devaluación de más del 50 % y paralización de la obra pública », El País, Madrid, 12 décembre 2023. 

(2)  Gerardo Lissardy, « “No hay alternativa al ajuste” : 5 frases del primer y duro discurso de Javier Milei como presidente argentino », British Broadcasting Corporation (BBC), 10 décembre 2023.

(3)  Lire « En Argentine, la droite rugit mais innove peu », Le Monde diplomatique, octobre 2023.

(4)  « Javier Milei will be Argentina’s first libertarian president », The Economist, Londres, 23 novembre 2023.

(5)  Raúl Kollmann, « La encuesta que muestra la caída de imagen de Javier Milei : la mayoría está en contra del DNU », Página 12, Buenos Aires, 24 décembre 2023.

(6)  À l’origine, elle s’élevait à 57 milliards de dollars, mais ce montant a été réduit à la suite de la renégociation de la dette sous le gouvernement de M. Fernández. 

(7)  « Argentine : le FMI adoube le plan “ambitieux” du président Milei avec une première tranche d’aide », La Tribune, Paris, 11 janvier 2024.

(8)  Jaime Rosemberg, « Javier Milei pidió por carta a Xi Xinping que interceda por el swap con China », La Nación, Buenos Aires, 12 décembre 2023.

(9)  Anaïs Dubois, « Le FMI octroie une bouffée d’oxygène à l’Argentine de Milei », Les Échos, Paris, 11 janvier 2024. 

(10)  « En Argentine, Javier Milei présente la facture aux organisateurs d’une manifestation », France 24, 23 décembre 2023.



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DESSIN SERGIO LANGER


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