À l'entrée de l'exposition du Louvre, sur un socle portant une dédicace à deux déesses, Déméter et Chorée, on peut lire (en caractères grecs) la formule traditionnelle : "Praxitèle a fait." Mais le socle est vide, l'oeuvre a disparu. Pourtant, l'inscription est l'une des très rares traces tangibles du sculpteur qui vécut à Athènes entre l'an 400 et l'an 330 avant J.-C.
Pourquoi une exposition Praxitèle? Et pourquoi le Louvre l'a choisi pour faire la première exposition de sculpture de son histoire? Parce que cet artiste, plus de deux mille ans après sa mort, reste une légende pour la critique. La preuve? La centaine d'oeuvres rassemblée dans le hall Napoléon traduit son rôle dans l'histoire de l'art. Fils et père de sculpteur, issu d'une famille riche - parmi les 300 les plus imposées d'Athènes -, Praxitèle a vécu à la fin de la période classique. Son oeuvre sera abondamment louée et commentée, par ses contemporains et par les voyageurs de l'Antiquité, de Pausanias à Lucien en passant par Pline l'Ancien.
ESSAIS D'IDENTIFICATION
Elle sera surtout recopiée à l'infini par ses admirateurs romains pendant quatre siècles (en gros du IIe siècle avant au IIe siècle après J.-C.). Et c'est comme ça que nous la connaissons, car tous les modèles originaux ont disparu. Aussi les historiens se battent-ils toujours pour savoir si telle copie appartient bien au "corpus praxitélien".
Pour Alain Pasquier, un des commissaires de l'exposition, "on est à peu près sûr de trois modèles : la Vénus de Cnide - on doit à Praxitèle les premiers nus féminins de l'histoire de la sculpture - l'Apollon Sauroctone (qui joue avec un lézard) et sans doute un jeune satyre au repos". On sait aussi, qu'à l'inverse des autres sculpteurs grecs Praxitèle travaillait plus le marbre que le bronze et que ses statues étaient mises en couleurs par un peintre célèbre, Nicias, dont l'oeuvre a elle aussi été anéantie.
S'appuyant sur les textes anciens et les copies antiques, l'Allemand Johan Winckelmann fut, au XVIIIe siècle, l'un des premiers à tenter une recension critique des statues de Praxitèle. Un siècle plus tard, son compatriote Adolf Furtwängler se lancera dans un essai d'identification des caractéristiques du sculpteur grec. Et il dressera un corpus d'une vingtaine de pièces à partir desquelles des modèles furent diffusés avec d'innombrables variantes. La critique contemporaine a resserré cet éventail au point que certains ne lui attribuent plus aujourd'hui, avec certitude, que la Vénus de Cnide.
L'exposition de Paris reprend l'enquête. Si le Louvre n'a pu exposer l'Apollon en bronze du Musée de Cleveland (Ohio) en raison de l'opposition de la Grèce qui voit dans cette oeuvre une pièce sortie clandestinement de son territoire, ainsi que l'Ephèbe de Marathon, autre bronze jugé trop fragile par les autorités grecques, il présente, venue d'Athènes, une nouvelle pièce qu'un critique grec, Georgios Despinis, assure être la seule pièce originale connue due au ciseau de Praxitèle. Il s'agit d'une tête monumentale d'Artémis, retrouvée non loin de l'Acropole, au XIXe siècle, puis enfouie dans les réserves d'un musée dont elle est sortie pour être examinée à la loupe.
Mais cette attribution laisse sceptique un grand nombre de spécialistes. En effet, l'esthétique de la sculpture contredit à peu près complètement le style que l'on prête habituellement à Praxitèle : une certaine délicatesse, voire une mollesse des formes, une langueur rêveuse, une mélancolie heureuse, dans certains cas une ambiguïté sexuelle. "On attendait la grâce et on a la majesté", résume Alain Pasquier.
UN MAÎTRE DE L'AMBIGUÏTÉ
Toute l'exposition joue donc de ces infinies variations sur une oeuvre évanouie mais dont on a tiré cent modèles que les collectionneurs, à commencer par l'empereur Néron, Richelieu et quelques papes - plus tard les musées - s'arrachent depuis toujours. Ce ne sont pas les seuls : les artistes ont longtemps été fascinés par ce maître de l'ambiguïté : la main de la Vénus de Cnide cache-t-elle son sexe (la pudeur) ou le désigne-t-elle (la volupté) ? Sans parler du public toujours friand des aventures du sculpteur et de son modèle (et amante), la courtisane Phryné, dont quelques épisodes croustillants ont fait le bonheur des peintres pompiers au XIXe siècle (certaines toiles figurent dans l'exposition).
Le visiteur du XXIe siècle passe et repasse devant ces statues blanches, parfaites en dépit de leurs mutilations. En faisant l'effort, pour tenter de les apprécier à leur juste valeur, d'oublier les mille nudités qui, depuis deux ou trois cents ans, ont fleuri sur les places des villes et les façades de nos monuments, sous prétexte de célébrer l'agriculture ou l'industrie, un fleuve, le commerce, la justice ou la tempérance. Toutes ces allégories sont nées du modèle grec, au premier rang desquels se trouve Praxitèle. Perfection idéale, d'autant plus idéalisée qu'il n'existe plus aucun original réel. Réduite à une beauté virtuelle, la légende de ce fantôme continue, de manière subliminale, à peser sur nous.
Praxitèle, Musée du Louvre, hall Napoléon, du mercredi au lundi, de 9 heures à 18 heures (nocturnes les mercredis et vendredis, jusqu'à 22 heures). Tél. : 01-40-20-53-17. De 6 € à 9,50 €. Du 23 mars au 18 juin.
Catalogue sous la direction d'Alain Pasquier et Jean-Luc Martinez, éd. Somogy/Musée du Louvre, 456 p., 39 €.
Album de l'exposition, éd. Somogy/Musée du Louvre, 48 p., 8 €.
"Praxitèle", de Jackie Pigeaud, éd. Dilecta, 60 p., 16 €.
Emmanuel de Roux