Au palais présidentiel de la Moneda, à Santiago, Michelle Bachelet fait visiter à Christine Ockrent le salon Bleu où elle tient ses réunions privées. Au mur, El Espejo de Cronos (Le miroir de Cronos), un tableau monumental du célèbre peintre surréaliste chilien Roberto Matta, peint en 1981, propriété de BancoEstado, la banque d’Etat chilienne. Photo : D.r.
Ancienne prisonniere de la dictature Pinochet, elle est presidente de la Republique chilienne depuis juste un an. elle a reçu Christine Ockrent Et parle des femmes en politique.
Affaissée dans son fauteuil de bois, la petite géante dort. Elle ronfle même, à la grande joie des enfants massés au pied des barrières métalliques qui, près du marché central de Santiago du Chili, contiennent la foule qui s’agglutine joyeusement sous le soleil de l’été austral. «Réveille-toi, réveille-toi !» crient des voix aiguës tandis que les acteurs et les machinistes de Royal de Luxe s’affairent pour donner vie à la gigantesque marionnette. Voilà deux jours que la troupe française de théâtre de rue, très populaire au Chili, parcourt la capitale avec une histoire de rhinocéros qui détruit tout sur son passage avant que la petite géante ne le capture. Qui va la réveiller ? La présidente de la République en personne. Sous les acclamations, sans protocole ni mesures de sécurité particulières, Michelle Bachelet, tailleur pantalon noir à manches courtes, tout sourire, attend que la marionnette ouvre l’œil. Les télés retransmettent l’événement en direct, les journaux l’annoncent à la une. Encouragée par les flonflons, la petite géante lentement se met debout et salue la première femme démocratiquement élue à la tête d’un Etat d’Amérique du Sud. Hilare, «la Michelle», comme l’appellent ses concitoyens, l’accompagne pendant quelques mètres et m’aperçoit à côté de ses collaborateurs et de l’ambassadeur de France : «Tu as vu ? Formidable, non ! me lance-t-elle en français. Tout va bien ?» Et elle me gratifie d’un baiser sonore sur la joue avant de retourner en son palais et de laisser la petite géante, poursuivie par la foule, partir à la recherche du rhinocéros. Elle est comme ça, «la Michelle». Elle aime les gens, elle est naturelle et surtout elle est gaie – le genre de créature qui vous donne l’impression de la connaître depuis toujours dès la première rencontre et à qui vous confieriez sans réticence ce que vous avez de plus cher. C’est ce qu’ont fait les Chiliens, massivement, il y a un an tout juste, en la chargeant de diriger le pays pour un mandat de quatre ans non renouvelable. A 55 ans, ce petit bout de femme un peu ronde, aux cheveux blonds et courts, pédiatre de formation, affiche une énergie, une capacité d’empathie et une franchise de ton bien éloignées du rituel politique ordinaire.
Michelle Bachelet a fait son apprentissage à la pire des écoles, celle de la dictature militaire. A 22 ans, elle étudie la médecine à l’université de Santiago quand le général Pinochet renverse Salvador Allende. Sa mère est archéologue, son père général de l’armée de l’air. Proche d’Allende, ce dernier est accusé de trahison. Arrêté et torturé par ses frères d’armes, il mourra d’une crise cardiaque en prison. Dénoncées, Michelle et sa mère sont arrêtées à leur tour, interrogées et torturées. Libérées quelque temps plus tard, elles partent en exil en Allemagne de l’Est où Michelle reprend ses études – elle aurait pu à l’époque croiser l’étudiante Angela Merkel : les deux femmes l’évoqueront lorsque la présidente du Chili, en visite officielle à Berlin à l’automne 2006, rencontrera la chancelière d’Allemagne.
Franchissant l’entrée du palais présidentiel de la Moneda gardé par des carabiniers débonnaires, je songeais à cette époque tragique et pas si lointaine, au milieu des années 70, quand la dictature militaire assassinait et torturait par milliers, bafouant les libertés publiques tout en jetant les bases d’une économie de marché qui allait favoriser l’entreprise privée, développer la classe moyenne et creuser des disparités sociales auxquelles le gouvernement doit faire face aujourd’hui. Au deuxième étage de l’immense bâtiment blanc, ce ne sont qu’enfilades de salons tapissés de velours cramoisi et alourdis de meubles de bois sombre. Au mur, quelques portraits figés d’époque incertaine. Dans les couloirs s’affairent des collaborateurs qui en paraissent plus jeunes encore. Tout à coup un rire fuse, un vrai rire, joyeux, sans retenue, inouï dans un tel lieu : Michelle Bachelet accourt et demande pardon pour son retard. Depuis qu’elle a pris ses fonctions, on a beau lui expliquer qu’un chef d’Etat n’a pas besoin de s’excuser, surtout en Amérique latine, rien n’y fait. La Michelle n’a pas changé, au pouvoir sa bonhomie n’est pas devenue rictus. Elle m’entraîne dans un immense salon bleu qui semble assorti à son tailleur pantalon turquoise relevé d’un rang de perles. Au mur, une gigantesque toile de Matta, le maître surréaliste chilien – propriété d’une banque, me précise-t-elle, pas question d’en payer l’assurance sur fonds publics. Derrière les fines lunettes qu’elle ne quitte jamais, le regard est direct et perspicace. Le visage est frais, à peine maquillé – on n’y voit pas trace de cette fatigue du pouvoir qui flétrit le teint, surtout celui des femmes. Les difficultés n’ont pourtant pas manqué depuis que Michelle Bachelet a pris ses fonctions : elle a dû faire face à une révolte de lycéens, remanier son gouvernement qu’elle a voulu paritaire, mettre en route une réforme des retraites, et la presse, aux mains de l’opposition conservatrice, accuse tous les jours de corruption une des formations de la coalition réunissant son propre Parti socialiste et la Démocratie chrétienne. Plus populaire encore qu’elle ne l’était au second tour de l’élection présidentielle, elle n’en paraît pas affectée. Dans une culture aussi macho que la chilienne, cette femme présidente trouble-t-elle le jeu politique au point de paralyser l’adversaire ? Ou serait-ce l’effet de cette démocratie participative qui lui servit d’argument de campagne avant que Ségolène Royal ne s’en empare en France ? «Le fait d’être une femme ne me protège en rien, au contraire. Vous le savez bien : si un homme échoue dans les mêmes circonstances, personne ne dira qu’il est nul. Si je m’enlise, on affirmera aussitôt qu’une femme est incapable d’être présidente ! C’est une sacrée responsabilité, non seulement à l’égard des femmes ici, au Chili, qui éprouvent maintenant un immense espoir, mais partout !» Elle rit, on sent que ce poids n’est pas pour lui déplaire. «Le secret, c’est de travailler dur, d’affronter la réalité sans la masquer et d’annoncer ce qu’on va faire. J’ai créé des commissions consultatives sur toutes sortes de problèmes qui jusque-là étaient tranchés d’en haut. Aussitôt, on s’est écrié : vous voyez, elle ne sait rien décider toute seule ! Moi, je suis convaincue qu’il existe une autre façon de faire de la politique, différente de celle des partis, sans pour autant les détruire comme le craignent leurs barons. Je crois à la démocratie par les citoyens et avec eux. Les gens savent bien que je ne peux pas faire de miracles et je ne leur en ai pas promis. Mais dans un système jusqu’ici entièrement dédié à l’économie de marché, je veux introduire de la protection sociale et faire du Chili une société plus solidaire.»
La campagne électorale avait été rude. Son adversaire conservateur faisait pleuvoir les quolibets sur «la gordita», «la petite grosse», qui n’aurait pas l’épaisseur pour diriger le pays. «Quand je lis dans vos journaux certaines critiques de Ségolène Royal, je retrouve les mêmes, au mot près !» sourit la présidente, qui a adressé, le 7 mars dernier, un message d’encouragement à la candidate socialiste lors d’un meeting à Dijon. Mais la Michelle a su jusqu’ici éviter les gaffes et les erreurs. Elle a géré avec habileté la disparition de Pinochet, refusant à la famille des funérailles nationales mais accordant à la dépouille les honneurs militaires, permettant ainsi à l’émotion de s’exprimer tant du côté des nostalgiques que de celui de leurs ennemis, qui brandissaient les mêmes drapeaux. Elle semble apporter à un pays qui a digéré son passé en se ruant vers la prospérité sans filets protecteurs une ambition sociale et une dimension affective nécessaires.
Une femme aurait-elle des qualités spécifiques pour exercer le pouvoir ? «Franchement, je suis très différente d’Angela Merkel, non ? Je dirais que les femmes, en général, s’intéressent aux résultats et aux façons de les obtenir plutôt qu’aux postures d’autorité. Et qu’elles ont plus souvent le sens de l’humour ! Enfin je l’espère ! Moi, j’ai appris à rire de moi-même...» Et la Michelle le prouve aussitôt dans le silence feutré de son grand palais blanc.
Christine Ockrent publie, ce mois-ci, «Madame la...», un ouvrage consacré aux femmes qui gouvernent (éd. Plon).
Michelle Bachelet a fait son apprentissage à la pire des écoles, celle de la dictature militaire. A 22 ans, elle étudie la médecine à l’université de Santiago quand le général Pinochet renverse Salvador Allende. Sa mère est archéologue, son père général de l’armée de l’air. Proche d’Allende, ce dernier est accusé de trahison. Arrêté et torturé par ses frères d’armes, il mourra d’une crise cardiaque en prison. Dénoncées, Michelle et sa mère sont arrêtées à leur tour, interrogées et torturées. Libérées quelque temps plus tard, elles partent en exil en Allemagne de l’Est où Michelle reprend ses études – elle aurait pu à l’époque croiser l’étudiante Angela Merkel : les deux femmes l’évoqueront lorsque la présidente du Chili, en visite officielle à Berlin à l’automne 2006, rencontrera la chancelière d’Allemagne.
Franchissant l’entrée du palais présidentiel de la Moneda gardé par des carabiniers débonnaires, je songeais à cette époque tragique et pas si lointaine, au milieu des années 70, quand la dictature militaire assassinait et torturait par milliers, bafouant les libertés publiques tout en jetant les bases d’une économie de marché qui allait favoriser l’entreprise privée, développer la classe moyenne et creuser des disparités sociales auxquelles le gouvernement doit faire face aujourd’hui. Au deuxième étage de l’immense bâtiment blanc, ce ne sont qu’enfilades de salons tapissés de velours cramoisi et alourdis de meubles de bois sombre. Au mur, quelques portraits figés d’époque incertaine. Dans les couloirs s’affairent des collaborateurs qui en paraissent plus jeunes encore. Tout à coup un rire fuse, un vrai rire, joyeux, sans retenue, inouï dans un tel lieu : Michelle Bachelet accourt et demande pardon pour son retard. Depuis qu’elle a pris ses fonctions, on a beau lui expliquer qu’un chef d’Etat n’a pas besoin de s’excuser, surtout en Amérique latine, rien n’y fait. La Michelle n’a pas changé, au pouvoir sa bonhomie n’est pas devenue rictus. Elle m’entraîne dans un immense salon bleu qui semble assorti à son tailleur pantalon turquoise relevé d’un rang de perles. Au mur, une gigantesque toile de Matta, le maître surréaliste chilien – propriété d’une banque, me précise-t-elle, pas question d’en payer l’assurance sur fonds publics. Derrière les fines lunettes qu’elle ne quitte jamais, le regard est direct et perspicace. Le visage est frais, à peine maquillé – on n’y voit pas trace de cette fatigue du pouvoir qui flétrit le teint, surtout celui des femmes. Les difficultés n’ont pourtant pas manqué depuis que Michelle Bachelet a pris ses fonctions : elle a dû faire face à une révolte de lycéens, remanier son gouvernement qu’elle a voulu paritaire, mettre en route une réforme des retraites, et la presse, aux mains de l’opposition conservatrice, accuse tous les jours de corruption une des formations de la coalition réunissant son propre Parti socialiste et la Démocratie chrétienne. Plus populaire encore qu’elle ne l’était au second tour de l’élection présidentielle, elle n’en paraît pas affectée. Dans une culture aussi macho que la chilienne, cette femme présidente trouble-t-elle le jeu politique au point de paralyser l’adversaire ? Ou serait-ce l’effet de cette démocratie participative qui lui servit d’argument de campagne avant que Ségolène Royal ne s’en empare en France ? «Le fait d’être une femme ne me protège en rien, au contraire. Vous le savez bien : si un homme échoue dans les mêmes circonstances, personne ne dira qu’il est nul. Si je m’enlise, on affirmera aussitôt qu’une femme est incapable d’être présidente ! C’est une sacrée responsabilité, non seulement à l’égard des femmes ici, au Chili, qui éprouvent maintenant un immense espoir, mais partout !» Elle rit, on sent que ce poids n’est pas pour lui déplaire. «Le secret, c’est de travailler dur, d’affronter la réalité sans la masquer et d’annoncer ce qu’on va faire. J’ai créé des commissions consultatives sur toutes sortes de problèmes qui jusque-là étaient tranchés d’en haut. Aussitôt, on s’est écrié : vous voyez, elle ne sait rien décider toute seule ! Moi, je suis convaincue qu’il existe une autre façon de faire de la politique, différente de celle des partis, sans pour autant les détruire comme le craignent leurs barons. Je crois à la démocratie par les citoyens et avec eux. Les gens savent bien que je ne peux pas faire de miracles et je ne leur en ai pas promis. Mais dans un système jusqu’ici entièrement dédié à l’économie de marché, je veux introduire de la protection sociale et faire du Chili une société plus solidaire.»
La campagne électorale avait été rude. Son adversaire conservateur faisait pleuvoir les quolibets sur «la gordita», «la petite grosse», qui n’aurait pas l’épaisseur pour diriger le pays. «Quand je lis dans vos journaux certaines critiques de Ségolène Royal, je retrouve les mêmes, au mot près !» sourit la présidente, qui a adressé, le 7 mars dernier, un message d’encouragement à la candidate socialiste lors d’un meeting à Dijon. Mais la Michelle a su jusqu’ici éviter les gaffes et les erreurs. Elle a géré avec habileté la disparition de Pinochet, refusant à la famille des funérailles nationales mais accordant à la dépouille les honneurs militaires, permettant ainsi à l’émotion de s’exprimer tant du côté des nostalgiques que de celui de leurs ennemis, qui brandissaient les mêmes drapeaux. Elle semble apporter à un pays qui a digéré son passé en se ruant vers la prospérité sans filets protecteurs une ambition sociale et une dimension affective nécessaires.
Une femme aurait-elle des qualités spécifiques pour exercer le pouvoir ? «Franchement, je suis très différente d’Angela Merkel, non ? Je dirais que les femmes, en général, s’intéressent aux résultats et aux façons de les obtenir plutôt qu’aux postures d’autorité. Et qu’elles ont plus souvent le sens de l’humour ! Enfin je l’espère ! Moi, j’ai appris à rire de moi-même...» Et la Michelle le prouve aussitôt dans le silence feutré de son grand palais blanc.
Christine Ockrent publie, ce mois-ci, «Madame la...», un ouvrage consacré aux femmes qui gouvernent (éd. Plon).
Auteur : Christine Ockrent