25 septembre, 2007

MARCEL MARCEAU, LEÇON DE SILENCE



IL parle de lui à la troisième personne, il dit : "Le mime Marceau fait ceci, cela." C'est royal, dans un premier temps. On croyait le genre disparu, des grands mégalomanes affichés qui se vouvoient eux-mêmes, qui vous disent tranquillement à quel point ils sont extraordinaires, quel talent baigne leur vie, et comme ils ont bien mérité leurs médailles, et en l'occurrence leur fauteuil à l'Académie des beaux-arts. Et puis non, c'est autre chose. Dans un deuxième temps, on y regarde mieux, on entend un autre ton. Si peu dédaigneux que soit l'homme des vanités, cette troisième personne, intermittente au demeurant, traduit plutôt l'indépendance, l'autonomie de son personnage. Il y a Marcel, d'abord, qui incarne assez souvent le mime Marceau, et Marcel Marceau qui joue le rôle de Bip, un double de lui-même qu'il a créé en 1947. Et entre ces trois-là, même si c'est à la vie, à la mort, il y a parfois, comme chez tout le monde, des courants d'air qui passent.

C'est palpable, dès qu'il entre en scène, avec ses pantalons blancs à bord rond, son gilet à gros boutons, son maquillage blanc et son chapeau déglingué où pousse une rose de tissu un peu bébête, on dirait qu'il descend d'une toile de poulbot montmartrois. Il n'a pas l'air d'être d'ici. Il est d'ailleurs, d'un monde plus poétique. Du reste, il fait, dans le silence le plus mat, des tas de gestes qu'on ne comprend pas toujours. Il faut un peu d'attention pour le suivre, puisqu'il travaille dans l'invisible, sans quoi on est perdu. Ainsi, il pose quelque chose et l'ouvre. Puis tire sur un, deux, trois pieds télescopiques. C'est un chevalet avec sa toile. Il ne faut pas l'oublier quand, par la suite, il revient y poser des touches délicates, avec un pinceau invisible trempé dans des couleurs invisibles.

De même, quand il pose un verre sur une table, puis un autre, et les remplit, alors qu'il n'y a réellement ni verre, ni bouteille, ni table, ni vin, il faut bien mémoriser en quel endroit de l'espace il a posé ceci ou cela qui n'existe pas et qu'il reviendra chercher très exactement à sa place précise et absente. Donc rester vigilant. Et apprendre quelques points de syntaxe simples. Quand il fait un tour sur lui-même, cela signifie qu'il change de personnage, d'interlocuteur. Quand du plat des deux mains il fait un rond vertical, cela indique qu'il se regarde dans un miroir, etc. Une fois ces repères intégrés, on ne le lâche plus, et la puissance de son art est magistrale.

Cet homme plutôt mince et qui a tout de même soixante-quatorze ans se démène comme un gamin, danse, saute, fait des grimaces, s'agite, aligne des gestes impeccables comme des signatures dans l'espace et, en quelques instants, vous peuple toute une scène avec un tribunal au complet, avocats, juges, jurés, accusé, témoins, raconte les faits, accuse, défend, condamne, fait résonner les plaidoiries en jouant des claquettes, prend l'air implorant, furibard, consterné. Sans un mot. Marceau, c'est notre nô, notre kabuki bien de chez nous, avec l'accent de Prévert et le souvenir de Chaplin.

"Je suis né à Strasbourg en 1923, quand l'Alsace était redevenue française. Mes parents se sont fixés un temps à Lille, et c'est là que j'ai fait ma rencontre avec Chaplin au cinéma. Une révélation. Je n'ai pas ri, j'ai pleuré. Ce devait être La Ruée vers l'or. Puis on est revenus à Strasbourg. J'allais au lycée Fustel-de-Coulanges, près de la cathédrale. Mon père élevait des pigeons sur les vieux toits, et mes nuits étaient remplies de chants d'oiseau. Mon père était boucher, nous étions d'un milieu populaire et simple, mais il y avait une volonté d'éducation très forte. Mon père m'emmenait à la boxe et à l'Opéra. Il avait une belle voix, il y avait beaucoup de musiciens de son côté. Du côté de ma mère, on était plutôt philosophe."

En Alsace, une de ses tantes tenait une maison d'enfants et c'est avec eux qu'il fait ses premières armes théâtrales, montant des spectacles avec des enfants, en étant un enfant lui-même. "J'avais dix ans quand j'ai créé ma première troupe. A douze ans, je montais des Charlot, des contes taoïstes. Je le faisais avec un tel sérieux que le public des villageois était ébranlé. Je sentais le poids de l'âme." Il ne pensait pas être mime un jour, se voyait professeur d'anglais. Ou peintre, parce que, dès l'âge de cinq ans, ses dons de dessinateur frappaient ses professeurs. Il n'a jamais cessé de dessiner et de peindre, du reste, dans un style curieux qui, lorsqu'il est d'humeur noire, est à son meilleur et fait penser à James Ensor.

Au moment où la seconde guerre mondiale est déclarée, il a quinze ans. Strasbourg doit être évacuée en quarante-huit heures, les habitants doivent partir en laissant tout, les meubles et le reste. " Les Alsaciens ont été repliés sur la Dordogne, et c'est là que je me suis inscrit aux Arts déco de Limoges. Je faisais des dessins, des émaux. En 1942-1943, la guerre est devenue vraiment tragique. Je suis rentré très tôt dans la Résistance, vingt ans. Mon père a été déporté en février 1944. Un cousin m'a caché dans une maison d'enfants à Sèvres. Ça me fait penser au film de Louis Malle. On était quatre-vingt-dix enfants chrétiens et juifs, et sur la maison était écrit ``Service social du maréchal Pétain``. C'étaient des socialistes qui sauvaient des enfants et se cachaient sous cette identité pétainiste. "" J'ai donc été moniteur d'art dramatique dans cette maison et j'en ai profité pour aller chez Dullin, poursuit-il. C'est là que j'ai rencontré le mime Decroux. Il y avait des cours de voix, d'escrime, de chant, etc. Et de mime, avec Decroux qui était le maître de Jean-Louis Barrault et qui allait jouer le rôle du père de Baptiste dans Les Enfants du paradis. Il me demande mon nom. Je lui dis : ``Marceau.`` Il me dit : ``Quel beau nom de général.`` Je l'avais pris dans la Résistance à cause du vers de Hugo : ``Hoche sur l'Adige, Marceau sur le Rhin.`` J'étais né dans le Bas-Rhin et je voulais bouter les Allemands hors de France. Donc je lui ai joué la pantomime de l'assassin, que m'avait inspiré la lecture de Crime et Châtiment et il a déclaré que j'étais un mime-né. "

Le mime vient de la Grèce antique et de Rome, et plus près de nous, de la comédie italienne traditionnelle. Pierrot est le successeur de Pedrollino, qui bégayait. Le Pierrot silencieux a été créé par le grand Deburau, au XIXe siècle, au Théâtre du Temple, qui n'existe plus. La pantomime blanche était tout de même sur la voie du déclin en France au lendemain de la guerre quand Marceau devient, après Barrault, le deuxième disciple d'Etienne Decroux, inventeur de la marche sur place. Marceau travaille donc avec deux maîtres, Dullin et Decroux, et les quitte tous deux pour choisir le silence, sur scène. En 1946, Barrault ouvre sa compagnie au Théâtre Marigny et demande quelqu'un pour jouer Arlequin. "Je me présente en même temps que Béjart. Je l'emporte, j'avais plus le physique de l'emploi que lui. Barrault avait déjà monté plusieurs mimodrames à l'époque, La Faim, d'après Knut Hamsum, Numance, d'après Cervantès. En 1947, j'ai quitté Barrault pour créer Bip au Théâtre de Poche. Le nom de Bip, je l'ai trouvé en m'inspirant du Pip des Grandes Espérances de Dickens."

Contrairement à une idée reçue, Marceau n'a jamais été un pur soliste. Entre 1948 et 1959, il a monté vingt-six mimodrames avec sa troupe. Le programme commençait par des pantomimes de style et de Bip, un peu comme l'Opéra de Pékin qui donne des fables courtes, et les mimodrames suivaient. " On jouait au Théâtre des Champs-Elysées, à l'Ambigu. Grâce à Bip, j'ai pu faire manger ma troupe. On faisait des tournées dans le monde entier, l'Europe, les Etats-Unis. Je vais en Amérique en 1955 pour deux semaines. Le succès est tel que j'y reste six mois et que j'y retourne tous les ans pratiquement. A partir de là, je suis devenu le Français le plus connu dans le monde, avec le commandant Cousteau. Je suis devenu producteur de ma compagnie jusqu'en 1964, date à laquelle je me suis totalement ruiné en montant le Don Juan de Tirso de Molina."

Les politiques sont là et veillent sur le sort de celui que les Japonais ont déclaré " trésor national vivant ", ce qui est superbe, mais n'aide pas tous les jours à faire son marché. Jacques Chirac, alors maire de Paris, permet à Marceau de créer son école de mimodrame dans les sous-sols du Théâtre de la Porte-Saint-Martin, où il reçoit des élèves de tous les coins du monde. "Un jour, j'ai invité Mitterrand et Jack Lang. Je faisais une pantomime qui s'appelait Bip se souvient, et Mitterrand a été touché au coeur. Quand les théâtres privés, non subventionnés, ont été vidés par la guerre du Golfe, parce que les gens restaient devant leurs téléviseurs en pensant que la troisième guerre mondiale avait commencé, j'ai demandé une audience à Mitterrand et on a reçu une subvention qui continue encore, et j'ai pu remonter Le Manteau, d'après Gogol."
Si le mime offre l'immense avantage d'être libéré des contingences du langage (beaucoup de touristes ne parlant pas le français viennent aux spectacles de Marceau, parce qu'il n'y a pas besoin de traduire), il doit néanmoins s'adapter aux cultures, aux moments de l'histoire. On ne représente pas en Chine la justice par une balance, par exemple. " Quand, après le Printemps de Prague, je me suis rendu dans cette ville et j'ai joué La Cage, une idée d'Alexandre Jodorowski, l'histoire d'un homme prisonnier d'une cage et qui s'en échappe pour se retrouver dans une cage plus grande, le public était fou. En Argentine, quand je suis venu, après la dictature, j'ai donné Bip se souvient, et tous les soirs le public se levait et chantait. "

Marcel Marceau se souvient aussi de son unique rencontre avec Chaplin. A Orly, attendant l'avion qui devait l'emmener à Rome pour tourner avec Vadim dans Barbarella, il aperçoit Chaplin, cheveux gris, entouré d'une ribambelle de ses enfants. " Il me regarde. Je m'approche, on parle, je lui dis : ``Vous êtes un dieu pour moi.`` Je lui embrasse la main. Il en a les larmes aux yeux. Plus personne ne reconnaissait Chaplin en 1967. Vadim m'a dit que Michel-Ange avait eu la même réaction à soixante-dix-sept ans quand un jeune homme de dix-huit ans, du nom de Raphaël, avait embrassé son soulier. C'est un hommage, c'est aussi l'annonce de la mort. "

Dans le beau livre d'entretiens qu'il a réalisé avec Valérie Bochenek (Editions Somogy), on voit tous les visages du mime et de ses proches, ceux de l'enfance notamment quand il imitait Charlot et le Kid, ceux des parents, une grande photo de ce père tant aimé qui n'est pas revenu d'Auschwitz. Le silence de Bip est-il le silence que demande George Steiner sur le génocide des juifs ? " Les gens qui revenaient des camps ne pouvaient pas en parler, ne savaient pas comment raconter. Je m'appelle Mangel, j'ai des origines juives. Peut-être cela a-t-il compté dans le choix du silence, inconsciemment. Mais j'ai reçu une éducation religieuse très ouverte, très tolérante. Je déteste les fanatismes, les intégrismes. Mes grands enthousiasmes d'adolescence étaient patriotiques, c'était Bonaparte sur le pont d'Arcole, Rouget de l'Isle écrivant La Marseillaise, Jeanne d'arc au bûcher. Je n'ai jamais compris comment on pouvait être chrétien et antisémite... "

Notre trésor national vivant est dans une forme olympique. A un rythme d'au moins deux cents représentations par an, il est parfaitement entretenu, souple et vigoureux, plein de ferveur, de rigueur, au plus près de son personnage tendre et chaleureux, lâche et audacieux, colérique et doux, amoureux et suicidaire, humain, tellement humain. Qui parmi ses élèves pourra lui succéder, qui disposera d'une pareille aura, qui ne s'apprend pas dans les écoles ? C'est peu dire que le maître aura payé de sa personne pour maintenir la leçon du silence et transmettre ses secrets. Il y est allé de sa peine et de sa poche. Reste le caractère imprévisible des dons et des choix, de la chance aussi. Marceau, rêveur, laisse entendre sobrement : "On ne pourra plus faire ce que Marcel Marceau a accompli quand il est parti en solitaire introduire le mime dans toutes les nations."