25 octobre, 2019

CHILI. «CE NE SONT PAS 30 PESOS, CE SONT 30 ANS»

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]  

ILLUSTRATION A L'ENCONTRE

L’augmentation des tarifs du métro – principal moyen de transport public dans la capitale chilienne – et les déclarations insultantes des ministres sur les besoins sociaux ont été la goutte qui a fait déborder le vase dans la société chilienne. Avec elles, ont commencé les manifestations il y a plus d’une semaine dans les rues de plusieurs villes du pays.

Par Karol Morales

«Ce ne sont pas 30 pesos [l’augmentation du billet de métro a été fixée à 830 pesos aux heures de pointe, soit plus d’un euro], ce sont 30 ans.» C’est ce que dit l’un des multiples messages, devenu viral sur les réseaux sociaux, en référence à l’augmentation de 30 pesos du prix du métro et aux 30 ans de «transition vers la démocratie». Une transition convenue entre les partis politiques (tous, sauf le Parti communiste, qui à l’époque était encore illégal) et le régime militaire et qui fut approuvée lors du plébiscite sur la réforme de la Constitution de 1989. C’est précisément cette démocratie convenue, ce pacte d’une démocratie sous tutelle et menottée aux piliers dictatoriaux inscrits dans la Constitution de Pinochet, encore en vigueur dans le pays, qui est à l’origine de l’énorme malaise contenu, qui explose maintenant avec une force inhabituelle.

La surexploitation de la main-d’œuvre, avec des salaires bas contenus par le déni de toute négociation collective sectorielle et des entraves au droit de grève; la privatisation des ressources naturelles et ce cas unique dans le monde où l’eau est un bien privé; l’absence d’un système de sécurité sociale qui s’exprime dans la gestion privée et lucrative de l’épargne individuelle des retraites par les administrateurs des fonds de pension fonctionnant par capitalisation individuelle (AFP); le démantèlement de l’enseignement public et l’énorme endettement pour éducation qui limite l’accès à l’enseignement supérieur sont quelques-uns des piliers d’un système issu de la dictature et qui sont maintenus et consolidés par les gouvernements du duopole [duopolio] [1] avec, comme résultat, un Chili affichant des indices macroéconomiques qui le placent dans le club des pays à revenu élevé, mais avec des inégalités énormes, insoutenables.

Cette inégalité n’est pas seulement économique, elle est aussi d’ordre juridique. La consolidation progressive d’une justice pour les pauvres et d’une autre pour les riches s’exprime très souvent dans les amnisties fiscales récurrentes [perdonazos tributarios] et les pénalités dérisoires pour l’élite économique et politique. Aucune des personnes récemment reconnues coupables de financement illégal de partis ou de collusion d’entreprises avec des partis n’a été condamnée à une peine d’emprisonnement, mais seulement à des amendes beaucoup moins élevées que les gains issus du crime. La figure du président de la république (Sebastián Piñera) reflète cette réalité: un homme d’affaires qui a fait fortune grâce à l’évasion fiscale et qui n’a jamais payé pour cela.

Une lueur d’espoir?

Et puis ont commencé les «évasions du métro» [prendre le métro sans payer le ticket, en sautant par-dessus les portillons] par les lycéens, les mêmes acteurs de la révolution des pingouins de 2006 [référence à la couleur des uniformes, manifestations convoquées par les étudiants du secondaire contre la privatisation de l’éducation] et du mouvement étudiant de 2011 ont été les protagonistes des premières manifestations, des manifestations qui se sont ensuite étendues à de larges secteurs de la population et à toutes les régions du pays.

L’explosion sociale de ces jours d’octobre exprime la rage accumulée depuis si longtemps, et pour bien des raisons. C’est une rage contre les abus, contre l’injustice quotidienne et contre la frustration du bien-être que la consommation est censée nous apporter mais qui n’existe pas; car la vérité est que «le modèle» prend appui sur la base d’une pression énorme et constante sur les travailleurs et les familles qui s’endettent pour satisfaire les besoins les plus fondamentaux. Comme l’ont déclaré de nombreux universitaires et spécialistes ces jours-ci, la pression était déjà excessive et ne pouvait qu’exploser: «Les élites ont trop serré l’étau.»

L’absence de légitimité de l’autorité de l’Etat se manifeste aujourd’hui par le mépris du couvre-feu [l’état d’urgence a été déclaré le vendredi 18 octobre]: les quartiers ont continué à manifester leur rejet de la militarisation et de la criminalisation de la contestation sociale. Et cela semble être une lueur d’espoir, on peut sortir de cette crise en faisant un pas vers une plus grande justice sociale.

Mais le contraire peut aussi se produire. La protestation populaire est désorganisée, tout comme l’explosion de rage. Elle n’a pas de direction claire, pas de programme de revendications et aucun acteur politique, pas même les partis traditionnels de gauche [Parti communiste] ou les nouveaux [Frente Amplio, Front élargi] n’ont de légitimité pour s’ériger en représentants de ce malaise.

Le plus inquiétant est que la gestion de la crise faite par les élites, que ce soit par incapacité ou de manière délibérée, cherche à créer un scénario de chaos et à construire un ennemi interne, un fantôme qui permettrait de justifier un «état de guerre», de rétablir l’ordre public comme objectif supérieur auquel pouvoir subordonner toute autre exigence populaire légitime. Les déclarations initiales de Piñera, qui proclame «nous sommes en guerre», ne peuvent être plus éloquentes sur cette volonté de mettre fin à la protestation populaire par la force [2].

Dans cette même optique, les médias apportent une fois de plus une contribution inestimable au gouvernement en mettant exclusivement l’accent sur le pillage, propageant ainsi un sentiment d’insécurité dans les mêmes quartiers qui se soulèvent, alimentant ainsi la version officielle du conflit. Le résultat prévisible d’une telle insistance est une situation politique nationale dans laquelle l’ultra-droite est renforcée et la crise structurelle est désactivée, ne serait-ce que temporairement, avec un nombre élevé de morts [3].

Au cinquième jour des manifestations de masse, la protestation ne semble pas encore avoir une direction claire. Tout reste à définir. Les convocations des étudiantes et de la coordonnatrice féministe 8M [8 mars, Journée internationale pour les droits des femmes] à se mobiliser, les grèves des travailleuses portuaires et du secteur minier déjà en cours, les appels à des grèves sectorielles et générales dans les jours à venir seront décisifs pour la suite des événements [autrement dit, les mobilisations appelées par diverses forces pour la fin de la semaine].

Les acteurs déjà constitués et qui ont joué un rôle de premier plan dans les revendications structurelles de la population ces dernières années, comme le mouvement pour les retraites, l’éducation publique, la santé, la réappropriation de l’eau, entre autres, ont la possibilité de devenir les représentants socialement légitimes pour présenter un programme minimum et une feuille de route, avec les forces politiques anti-néolibérales, en permettant une sortie vers plus de justice sociale ou, autrement dit, mettre fin à l’héritage dictatorial. Il reste à savoir si nous serons en mesure d’aller de l’avant, d’aller plus loin. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, le 24 octobre 2019; traduction par Ruben Navarro pour A l’Encontre)


Karol Morales, sociologue chilienne travaillant à l’Institut de recherche universitaire pour le développement social durable de l’Université de Cadix et membre de la Coordinadora No Más Afp [association qui milite contre les retraites gérées par des fonds de pension et pour un système de retraites par répartition, géré par l’État].


Notes :

[1] Il est fait référence aux deux coalitions de partis politiques [la droite, Alianza por Chile, et l’ancienne Concertación de centre-gauche] qui ont participé aux pactes de transition et garanti l’administration du modèle hérité de la dictature par le système électoral binominal. (Réd.)

[2] Le mardi 22 octobre au soir – au terme d’une cinquième journée de manifestations massives dans les grandes villes du pays –, Sebastian Piñera s’est adressé pour la seconde fois à la population au cours d’une déclaration télévisée. Il a rétropédalé, tout en maintenant l’état d’urgence: «Nous avons entendu la voix de ceux qui ont exprimé leur douleur et leurs espoirs… Nous n’avons pas été capables de reconnaître l’ampleur de cette situation d’inégalités et d’abus. Je vous demande pardon pour ce manque de vision.» Implorer le pardon n’a pas mis fin aux mobilisations qui exigent, entre autres, le départ des militaires qui occupent les rues, les places et les stations de métro. (Réd.)

[3] Selon l’institut chilien des droits de l’homme, un organisme public indépendant, en date du 25 octobre, plus de 2500 personnes ont été arrêtées en une semaine, des centaines de manifestants blessés, et cinq personnes auraient été tuées par les forces de l’ordre. Le principal syndicat chilien de médecins, dont fait partie Enrique Morales, s’alarme de la gravité des blessures constatées dans les hôpitaux: «Les chiffres que nous avons compilés sont terribles: 43 personnes au moins ont été blessées aux yeux, avec perte de vision, et des séquelles à vie.» (Réd.)