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DESSIN SELÇUK
Indigné à l’idée que la dictatrice bolivienne Jeanine Áñez puisse avoir à répondre de ses actes devant la justice de son pays, le Parlement européen a voté une résolution appelant à sa libération. Il semble moins préoccupé par la violente répression qu’ont subie les manifestants colombiens au mois de mai. Plusieurs dizaines de morts et des centaines de blessés n’ont suscité aucune réaction de sa part.
par Lola Allen & Guillaume Long
PHOTO LUIS ROBAYO / AFP |
Une réforme des impôts aurait pu ouvrir une nouvelle page dans l’histoire politique de la Colombie, État qui affiche la deuxième collecte fiscale la plus basse des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). À en croire le président conservateur Iván Duque, qui l’a présenté le 15 avril dernier, le projet n’avait que des avantages : il devait rapporter 23 400 milliards de pesos, l’équivalent de 5,2 milliards d’euros, contribuer à réduire le déficit budgétaire — estimé à 8,6 % du produit intérieur brut (PIB) en 2021 —, sortir 2,8 millions de personnes de la pauvreté extrême et alimenter un fonds de lutte contre les effets du changement climatique.
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Le jour suivant l’annonce de la réforme, la Centrale unitaire des travailleurs (CUT), la principale confédération syndicale du pays, appelle à une grève générale le 28 avril et reçoit le soutien d’une large coalition de mouvements sociaux. La grève donne lieu à des manifestations massives. Le mécontentement suscité par le projet de loi réveille de nombreux autres griefs accumulés. Le 29 avril, un rapport de l’agence de statistiques gouvernementale révèle que 45 % des Colombiens vivent sous le seuil de pauvreté, soit une hausse de 10 % par rapport à 2020, et que 15 % se trouvent en situation d’extrême pauvreté.
Alors que des foules croissantes se rassemblent, M. Duque perd le contrôle de la situation. Le 2 mai, il retire finalement son projet. Son ministre des finances Alberto Carrasquilla démissionne le lendemain. Aucun de ces deux signaux ne suffit toutefois à apaiser la colère populaire. Alors que les manifestants subissent une violente répression policière, les protestations contre le projet de réforme laissent place à la dénonciation de la stratégie sécuritaire du pouvoir. La marée humaine gonfle encore dans les rues du pays.
« L’appareil de sécurité colombien opère toujours sur la base d’une doctrine anachronique, constate le politiste Pedro Piedrahita, de l’université de Medellín. Celle de l’anticommunisme, de l’“ennemi interne”, de sorte que les manifestants ne sont pas vus comme des citoyens, mais comme des cibles militaires légitimes (2). » Les réseaux sociaux du monde entier sont bientôt inondés d’images des brigades antiémeute Esmad (Escuadrón Móvil Antidisturbios) s’en prenant aux manifestants. Le 12 mai 2021, le très renommé Institut d’études pour le développement et la paix (Indepaz) avait recensé 39 homicides commis par les forces de police, 1 055 cas de détention arbitraire et 16 de violences sexuelles.
Solide alliance avec Washington
De tels agissements ont déclenché une vague de condamnations internationales, dont celle du porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, qui, le 4 mai, s’est dit « extrêmement alarmé » par les événements. Le porte-parole adjoint du département d’État des États-Unis a quant à lui publié un communiqué plus nuancé, affirmant que « la violence et le vandalisme sont un abus [du] droit » de manifester pacifiquement et invitant « les forces de police à faire preuve de la plus grande retenue afin d’éviter de nouvelles pertes en vies humaines ». S’exprimant le même jour, lors de la 51e conférence annuelle de Washington sur les Amériques, le secrétaire d’État Antony Blinken a parlé des atteintes aux droits humains et du déficit démocratique au Venezuela, à Cuba, au Nicaragua et en Haïti… sans prononcer un mot au sujet de la Colombie. En dehors de l’Argentine et du Venezuela, l’Amérique latine a gardé le silence. La Havane a protesté contre l’expulsion d’un de ses diplomates, accusé de mener « des activités incompatibles avec les dispositions de la convention de Vienne (3) », et estime que Bogotá cherche à « détourner l’attention de la communauté internationale de la violente répression exercée par les forces militaires et policières contre les manifestants, qui a fait des dizaines de morts et des centaines de blessés (4) ».
Le président Joseph Biden a toujours signifié qu’il ne souhaitait aucune rupture concernant la Colombie : son administration continuerait à considérer le pays « comme une pièce maîtresse de la politique des États-Unis en Amérique latine et dans la Caraïbe ». Lors de la campagne qui l’a conduit à la Maison Blanche, il s’est employé à séduire les électeurs latinos de Floride — notamment ceux d’origine colombienne — en affichant son soutien au plan Colombie, clé de voûte de la politique sécuritaire de Bogotá. « J’ai défendu le plan Colombie dès le début, et je me suis assuré qu’il reçoive un soutien bipartite au Congrès, a-t-il ainsi écrit dans un quotidien de Floride. Il s’agit là de l’une de nos plus grandes réussites en termes de politique étrangère depuis un demi-siècle » (5).
Il n’exagérait pas. Inauguré par le président William Clinton en 1999, élargi par M. George W. Bush, maintenu par MM. Barack Obama et Donald Trump, le plan Colombie orchestre ce qui est sans doute une des plus solides relations sécuritaires bilatérales nouées par Washington dans le monde. Bogotá est ainsi depuis des décennies le premier récipiendaire d’aide militaire et l’un des principaux acheteurs d’équipements de combat américains sur le continent. L’alliance entre les forces armées des deux pays n’a cessé de se renforcer. Outre le fait qu’ils organisent des opérations conjointes, des entreprises de sécurité et des conseillers américains sont présents sur le sol colombien. Les États-Unis fournissent des systèmes de guidage installés sur les munitions de façon à atteindre les dirigeants des guérillas au moyen de « bombes intelligentes », et la National Security Agency (NSA) aide le pays — le seul partenaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) dans la région — pour les écoutes et l’espionnage. L’ambassade américaine à Bogotá demeure l’une des plus imposantes du monde.
Les proclamations de M. Biden selon lesquelles il comptait rompre avec la politique étrangère de M. Trump afin de placer la démocratie et les droits humains au cœur de ses préoccupations devraient le conduire à s’interroger sur les conséquences de la relation que Washington entretient avec son partenaire du Sud. De même, son soutien aux accords de paix signés en 2016 entre Bogotá et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) s’avère incompatible avec l’alignement inconditionnel sur les positions de M. Duque, qui semble tout faire pour saborder le processus.
Protégé politique de l’ancien président Álvaro Uribe (2002-2010), dont la proximité avec les organisations paramilitaires fait peu de doute, M. Duque s’est toujours opposé aux négociations avec les FARC. Le désintérêt affiché par M. Trump pour la continuité du processus de paix lui a laissé les mains libres pour s’employer à affaiblir l’accord et ses institutions — et ce avec d’autant plus de latitude vis-à-vis de son allié du Nord que la Colombie a joué un rôle-clé dans les diverses tentatives de renversement du président vénézuélien Nicolás Maduro, qui fut longtemps une priorité aux yeux de M. Trump. Les conséquences en termes de droits humains se font ressentir. L’an passé, la Colombie a connu 91 massacres, qui ont fait 384 victimes (6). En mars 2021, les Nations unies ont dénoncé le fait que 262 anciens combattants des FARC avaient été assassinés depuis la signature des accords de paix, en dépit de l’engagement du gouvernement à assurer leur protection (7).
De façon à apparaître ferme chez lui sur la question des drogues, M. Trump a exigé de la Colombie qu’elle accentue ses efforts pour éradiquer les cultures de coca : « Il va falloir arroser ! », a-t-il lancé (8), en référence à la reprise des épandages de glyphosate — un produit que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré génotoxique et cancérigène probable en 2015. M. Duque aurait été ravi de s’exécuter, mais la Cour constitutionnelle de son pays y a posé des conditions. De nombreux acteurs politiques et sociaux s’opposent à cette méthode, qui contrevient aux accords de paix de 2016, lesquels avaient pris acte de sa dangerosité. Le 12 avril, en dépit de la mobilisation de dizaines d’organisations, M. Duque a finalement émis un décret permettant la reprise des épandages, tout en promettant de respecter les limites établies par la Cour constitutionnelle.
Le président colombien s’évertue à convaincre l’administration de M. Biden, comme auparavant celle de M. Trump, que l’accroissement de la production de drogue dans son pays est dû à la marge de manœuvre offerte aux trafiquants par l’accord de paix. Un autre facteur explique pourtant davantage l’essor des organisations criminelles — y compris des cartels mexicains, désormais bien implantés dans le pays : l’incapacité du pouvoir à combler le vide créé par le retrait des guérillas. L’insistance de M. Duque à éradiquer les cultures illicites, alors que les programmes visant à permettre aux agriculteurs de se lancer dans des productions de substitution sont affaiblis, pousse ces derniers à poursuivre leur activité, tout en recherchant la protection d’organisations criminelles puissantes. Un cercle vicieux de la violence, en somme.
Dans la même logique, M. Duque a mis un terme aux négociations de paix avec l’Armée de libération nationale (ELN). En janvier 2019, le groupe armé a placé une bombe dans une école de police, causant vingt-trois morts. Le président a profité de l’effroi national provoqué par l’attentat pour mettre fin au dialogue. Il a ensuite exigé que Cuba, qui parrainait les discussions, remette les membres de la délégation de l’ELN aux autorités colombiennes afin de les poursuivre pour terrorisme. La Havane a refusé : un tel acte aurait violé le protocole de négociation signé par l’ensemble des parties — une décision saluée par la Norvège, l’un des pays garants du processus. M. Trump a aussitôt replacé Cuba (qui en avait été retiré par M. Obama) sur la liste américaine des États soutenant le terrorisme : une aubaine pour celui qui cherchait alors à séduire l’électorat latino-américain de Floride dans l’espoir d’être réélu.
Conspiration internationale
PHOTO ASSOCIATED PRESS (AP) |
Préoccupés par la réponse brutale de Bogotá aux manifestations, certains des alliés naturels de M. Biden — comme les organisations de défense des droits humains et quelques think tanks critiques de l’attitude de M. Duque sur les accords de paix — voudraient l’inciter à changer de cap. De nombreux élus démocrates au Congrès s’y emploient eux aussi de plus en plus activement. Le 6 juillet 2020, 94 membres de la Chambre des représentants ont adressé à M. Michael Pompeo, alors secrétaire d’État, une lettre ouverte exprimant leur extrême préoccupation quant à l’état du processus de paix en Colombie. Certains de ces élus dénoncent aujourd’hui avec fermeté la répression des manifestations.
De son côté, le gouvernement de M. Duque s’efforce de présenter les mobilisations comme le signe d’une conspiration internationale dont son pays serait la victime. La ministre des affaires étrangères, Mme Claudia Blum, a publié une vidéo en anglais où elle prétend que le sénateur Gustavo Petro, candidat probable de la gauche en 2022, « a cherché à profiter de la situation avec le soutien du président Nicolás Maduro et d’organisations narcoterroristes, en organisant des attentats et en payant des gens pour qu’ils terrorisent et qu’ils vandalisent les villes (10) ». Surtout, M. Duque va chercher à convaincre son homologue américain qu’il reste son soutien le plus déterminé et le plus essentiel sur ce qui demeure une priorité pour une bonne partie des élites de Washington : le renversement de M. Maduro et la lutte contre la « narcoguérilla ». La Colombie pèsera de tout son poids pour barrer la voie à une solution négociée à la crise que traverse le Venezuela.
Lola Allen & Guillaume Long
Chercheurs associés au Center for Economic and Policy Research (CEPR), Washington, DC.
Notes:
(1) « SOS Colombia », Internationale progressiste, 5 mai 2021.
(2) Cité par Joe Parkin Daniels, « UN condemns violent repression of Colombia protests after at least 18 die », The Guardian, Londres, 4 mai 2021.
(3) Communiqué du ministère des affaires étrangères colombien, Bogotá, 7 mai 2021.
(4) Tweet du ministère des affaires étrangères cubain, 7 mai 2021.
(5) Joe Biden, « Colombia is the keystone of US policy in Latin America and the Caribbean », Sun-Sentinel, Fort Lauderdale, 7 octobre 2020.
(6) « Informe de masacres en Colombia durante el 2020 y 2021 », Indepaz, 2 mai 2021.
(7) « United Nations verification mission in Colombia » (PDF), rapport du secrétaire général, 26 mars 2021, https://colombia.unmissions.org
(8) « Colombia will have to restart aerial spraying to destroy coca : Trump », Reuters, 2 mars 2020.
(9) Cité par Tracy Wilkinson, « Colombia’s far-right wing backs Trump, aiming to help him in crucial Florida vote », Los Angeles Times, 1er novembre 2020.
(10) Laura Gil, « La Canciller Blum circula video que acusa a Petro de terrorismo », La Línea del medio, 8 mai 2021, http://lalineadelmedio.com
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PHOTO ERNESTO GUZMAN |
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