01 juin, 2021

AU CHILI, LA RECOMPOSITION DU PAYSAGE POLITIQUE OUVRE UNE NOUVELLE ÈRE

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DESSIN LAUZAN

Le triomphe des candidatures indépendantes lors de l’élection des membres de l’Assemblée constituante marque l’aspiration des Chiliens à plus d’égalité.

Par Angeline Montoya

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Analyse. Il aura fallu trente et un ans au Chili pour tourner la page de la dictature militaire (1973-1990). C’est chose faite depuis l’élection, les 15 et 16 mai, des 155 membres de la convention qui sera chargée de remplacer la Constitution héritée du général Augusto Pinochet (1915-2006). Lors d’un scrutin historique, les Chiliens ont choisi une Assemblée constituante dominée par les indépendants et clairement marquée à gauche. « C’est, avant tout, la victoire du mouvement social de 2019 », dont une des principales revendications était la refonte complète de la Constitution pinochetiste, qui gravait dans le marbre le modèle néolibéral, analyse Carlos Ominami, ex-sénateur et candidat malheureux de la social-démocratie. « C’est une victoire de la critique de l’économie de marché, une victoire du féminisme et de l’écologie. » La loi fondamentale actuelle entérine le principe d’un État subsidiaire qui n’intervient que de manière très limitée, notamment dans les services publics.

Personne n’avait prévu un tel séisme. Alors que la droite, opposée à la réécriture de la Constitution et sourde à la contestation, avait présenté une liste unifiée, l’opposition avançait, elle, en ordre dispersé. Difficultés de financement des petits candidats, nouvelle vague de l’épidémie due au coronavirus : tout laissait croire que l’espoir de renouveau soulevé en 2019 – et confirmé par le vote massif (78 %) en faveur de la réécriture de la Constitution lors du référendum d’octobre 2020 – retomberait comme un soufflé.

C’est l’inverse qui s’est produit. La Lista del pueblo (« liste du peuple »), créée par les contestataires de 2019, a obtenu 27 des 255 sièges. Au total, 56,8 % des sièges seront occupés par des « indépendants » sans expérience du pouvoir. « Qui a gagné cette élection ? Mille minorités, la diversité », constate Marta Lagos, directrice de l’institut Latinobarometro. « On voit se dessiner un nouveau paysage électoral au Chili, estime Kevin Parthenay, professeur de sciences politiques à l’université de Tours. Ce n’est pas juste un changement politique : on assiste à l’arrivée au pouvoir de toute une génération qui avait commencé à lutter lors du mouvement des étudiants de 2011, et qui est devenue la nouvelle élite politique. »

La déroute de la droite

Les Chiliens ont montré l’ampleur de leur défiance vis-à-vis de la politique traditionnelle. Non seulement parce que seuls 43 % d’entre eux se sont déplacés pour voter, mais aussi parce que ceux qui l’ont fait ont infligé une défaite cuisante aux deux grands blocs qui ont mené la transition démocratique depuis 1990 : la droite – du très impopulaire président Sebastian Piñera – a obtenu à peine 37 sièges, moins que la minorité de blocage du tiers – les deux tiers des voix seront requis pour valider les articles de la nouvelle loi fondamentale. L’ancienne Concertation de centre gauche, qui a gouverné le pays pendant plus de vingt ans après la dictature, arrive, avec 25 sièges, derrière la coalition intégrée par le Parti communiste et la « nouvelle gauche » du Frente Amplio (« front élargi ») issue du mouvement de 2011 (28 sièges).

L’élection des maires et des gouverneurs de région, qui se tenait le même jour, a confirmé la déroute de la droite. Celle-ci a notamment perdu la mairie de Santiago, gagnée par la communiste Iraci Hassler, une économiste de 30 ans résolument féministe.

L’élection n’est que le commencement d’un profond processus de transformation de la société chilienne. La convention – paritaire entre femmes et hommes – s’attachera à redéfinir le rôle de l’État et le nouveau modèle politique, économique et social du pays, pour répondre aux exigences de moins d’inégalités et plus de justice. Elle réfléchira à la place des femmes, des personnes LGBT, à l’équité de l’accès aux biens communs – eau, santé, éducation. Et s’attaquera à des sujets toujours relégués, tels que les droits sexuels et reproductifs ou encore la restitution de leurs terres aux dix peuples indigènes qui composent le pays. L’atomisation des membres de la convention exigera une recherche constante d’équilibre et d’alliances – avec le risque d’une perte de leur radicalité qui pourrait leur être reprochée par une population fatiguée des promesses non tenues et des petits arrangements entre politiciens.

Un exemple pour le continent

À la fin des travaux, qui doivent commencer en juin ou juillet et durer un an maximum, la nouvelle Constitution devra être validée par un référendum, où, là encore, la majorité des deux tiers sera requise.

La région sud-américaine, marquée par de forts mouvements de contestations en 2019, a suivi avec intérêt l’élection de la convention, alors que le néolibéralisme chilien a longtemps fait office de modèle. Le Pérou connaît, à l’approche du second tour de la présidentielle, le 6 juin, des débats similaires autour de la Constitution héritée d’Alberto Fujimori en 1993. « Difficile de parler d’émulation régionale, estime Kevin Parthenay, mais, au Chili comme au Pérou, ces demandes d’une réforme répondent à un vrai manque de consolidation de la démocratie. On a considéré que les démocraties étaient installées après la fin des régimes dictatoriaux simplement parce qu’il y avait des élections à échéances régulières. Mais dans quelle mesure les élites au pouvoir ont-elles été représentatives des intérêts de la population ? La démocratie n’a pas été vécue sur le plan social, à cause d’inégalités criantes. C’est maintenant que démarre vraiment le pacte social autour duquel le pays va s’organiser, et que va se faire sa démocratisation profonde. »

Le Chili montre ainsi peut-être un chemin pour la région, alors que la parenthèse de la droite s’est déjà refermée en Argentine et en Bolivie, tandis que les contestations du modèle néolibéral, mises en pause par la crise sanitaire, connaissent un nouvel essor, notamment en Colombie.

Angeline Montoya

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