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PHOTO IVAN ALVARADO / REUTERS « LE SYSTÈME DE RETRAITE À LA SAUCE CHILI»Privé et reposant sur la capitalisation individuelle, le modèle actuel est très décrié. Le Parlement a déjà donné son feu vert à trois retraits de l’épargne-retraite, et un quatrième volet de 10 % est actuellement en débat.
Par Flora Genoux (Buenos Aires, correspondante)
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«LES DIABLOTINS DES RETRAITES» DESSIN ALEN LAUZAN |
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« Sans les retraits, ça aurait été compliqué de m’en sortir l’année dernière », admet José Antonio, 36 ans, travailleur social santiagois qui cumule les contrats précaires que la pandémie de Covid-19 et les confinements à répétition pendant une grande partie de l’année 2020 ont laissé sans emploi. Un deuxième retrait de 10 % a ensuite été autorisé, en décembre 2020. Puis un troisième, en avril 2021. Des mesures votées jusque par les parlementaires de la majorité présidentielle, tandis que le président, Sebastian Piñera (droite), y était initialement opposé.
Une quatrième autorisation, de 10 % de nouveau, est actuellement débattue au Parlement et ces ponctions répétées remettent en question la pérennité de ce système de retraites mis en place pendant la dictature de Pinochet, sous l’influence des Chicago Boys (un groupe d’économistes chiliens des années 1970, influencés par Milton Friedman), qui testaient leurs théories néolibérales.
Maigre pécule
Les conséquences immédiates sur l’économie de ces mesures restent contrastées. Fermement opposé au quatrième retrait, Sebastian Piñera a annoncé, mardi 7 septembre, un projet de loi visant à revaloriser les plus faibles pensions. Au total, environ 11 millions de personnes − quasiment la totalité des affiliés au système − ont retiré l’équivalent de près de 49 milliards de dollars (environ 41,5 milliards d’euros), dans ce pays de 19 millions d’habitants, selon un relevé datant de la fin du mois d’août de la Superintendance des retraites (organisme public).
« Ce système est un échec absolu, qui force les gens à épargner sans offrir de sécurité sociale. Et les employeurs ne versent pas un seul peso ! » Alvaro Gallegos, économiste
Dans le même temps, un schéma de montants minimaux retirables a totalement vidé l’épargne de près de 4 millions de personnes, celles disposant d’un maigre pécule sur leur compte, pour qui le pourcentage théorique de 10 % a été, de fait, largement dépassé. Selon le ministre du travail, Patricio Melero, un quatrième retrait assécherait la moitié des comptes épargne gérés par des entreprises privées, les « administratrices de fonds de pension » (AFP), dont le fonctionnement repose sur la cotisation obligatoire, de la part des travailleurs uniquement, à hauteur de 10 % de leur salaire. Ces fonds sont ensuite censés faire fructifier cette épargne sur les marchés financiers.
« À bas les AFP ! » : la révolte sociale de 2019 s’est largement fait l’écho du rejet de ce système – qui avait déjà animé les rues, en 2016. Hérité de la dictature (1973-1990), il est accusé de perpétuer, durant la vieillesse, les inégalités de la vie active dans un pays où 1 % de la population détient plus d’un quart des richesses. Avant les trois retraits, les fonds de pension brassaient une véritable manne, représentant environ 70 % du PIB chilien.
« Ce système est un échec absolu, qui force les gens à épargner, sans offrir de sécurité sociale. Et les employeurs ne versent pas un seul peso ! », fustige Alvaro Gallegos, économiste qui a pourtant rejoint la direction de la Superintendance des retraites pendant quatre mois, lors du deuxième mandat de Michelle Bachelet (2014-2018, centre gauche), dans l’espoir, « avorté, de changer les choses ». Selon un calcul du mois de juillet 2021 de la Superintendance, la moitié des retraités percevaient moins de 165 000 pesos mensuels, soit 181 euros, sans compter le complément de l’État qui relève la retraite médiane à l’équivalent de 265 euros. Un repère en deçà du salaire minimum de 337 000 pesos (370 euros).
Un taux de remplacement net particulièrement bas
La retraite par capitalisation privée « dépend des fluctuations du marché et le risque repose sur l’individu, au lieu d’être pris en charge par la communauté », critique Eugenio Rivera, économiste à la Fondation Chile 21, cercle de réflexion marqué à gauche. Le taux de remplacement net des pensions (le pourcentage du dernier revenu d’activité que l’on conserve lorsque l’on part à la retraite), particulièrement bas, s’établit en moyenne à 37,3 % pour les hommes et 34,4 % pour les femmes, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), soit plus de 20 points en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE, dont le Chili est membre. En France, ce taux s’établit à 74 %.
« Les dernières estimations sont encore plus basses, avec une forte disparité entre les hommes, qui ont un taux de remplacement de 32 %, et les femmes, dont le taux est de 12 %, ça aussi c’est inacceptable », soutient Alvaro Gallegos. Les retraitées sont pénalisées par des carrières en pointillé, liées à la maternité, et une prévalence plus importante du travail informel, qui représente au total plus d’un quart du marché du travail chilien.
C’est notamment pour celles et ceux qui sont restés dans l’informalité toute leur vie professionnelle qu’un pilier solidaire a été introduit en 2008, garantissant le versement d’une pension, totale ou complémentaire, de la part de l’État à près de 1,7 million de Chiliens. «Si les retraites sont très basses au Chili, c’est parce que les salaires sont très bas, avec une grande instabilité de l’emploi », remarque Hugo Castro, économiste et ancien gérant d’un fonds de gestion, qui admet pourtant lui aussi sans ambages : sur le volet du montant des pensions versées, le modèle actuel est « très mauvais ».
« C’est le système qui ne fonctionne pas. Mais les administratrices des fonds de pension marchent bien, la rentabilité de l’épargne (4,5 % environ) est d’ailleurs bonne », soupèse, plus clément, Manuel Agosin, économiste à l’université du Chili. Cette rentabilité – qui contraste avec les forts bénéfices dégagés par les fonds de pension eux-mêmes – a pourtant fléchi depuis les débuts du modèle lancé en 1981 par l’économiste libéral José Piñera, frère du président chilien.
« Très cruel »
Dans ce contexte, ces retraits répétés représentent-ils une aubaine pour la population ? « Finalement, ce sont les Chiliens qui ont dû puiser dans leur propre épargne pour assumer le prix de la crise ! C’est très cruel », déplore Alvaro Gallegos, alors que le premier retrait a été lancé à une époque où les aides peinaient à arriver. « De très nombreux pays ont largement emprunté avec la crise sanitaire, mais le Chili s’accroche à la discipline budgétaire et reste faiblement endetté, à hauteur de 34 % de son PIB environ », regrette Eugenio Rivera. « Ces retraits ont notamment été cruciaux pour la classe moyenne et les petites entreprises, restés en dehors des dispositifs publics », poursuit l’économiste. Depuis, le gouvernement a renforcé les aides, avec notamment un revenu familial d’urgence, distribué à plus de 15 millions de personnes entre le mois de juin et celui de décembre cette année.
Sur le court terme, les différentes ponctions ont généré un afflux d’argent inespéré, relançant la consommation dans le pays. Les dernières prévisions de croissance pour 2021 ont encore été relevées par la Banque centrale du Chili : l’économie devrait bondir de 10,5 % à 11,5 %, outrepassant l’absorption de la contraction de 2020 (− 5,8 %). « J’ai retiré [l’équivalent de 4 500 euros] de mon épargne pour rembourser mes crédits, essentiellement ceux que j’ai contractés pour vivre et manger », rapporte Maria Soledad, une retraitée de 65 ans dans la région de Valparaiso, reflétant le périlleux modèle d’une consommation impulsée par l’endettement. Environ un quart de la population ne parvient pas à honorer le remboursement de ses crédits. A l’instar de nombreux Chiliens, Maria Soledad a aussi ponctionné son épargne pour manifester son mécontentement, écœurée par « un système pourri, qui nous a trompés».
« Ces retraits sont le signal de la fin d’un modèle. Le sentiment général est que le système n’a pas fonctionné, alors il faut le changer. » Hugo Castro, économiste
Conséquence de l’arrivée massive de liquidités dans l’économie : une reprise de l’inflation, qui devrait s’établir à 5,7 % en 2021, selon la Banque centrale du Chili. Cette dernière a ainsi relevé ses taux d’intérêt. « Cela va devenir plus compliqué pour les entreprises et les ménages d’emprunter », anticipe Manuel Agosin. « Et puis les plus riches ont dévoyé les mesures, en retirant leur épargne et en la réinvestissant dans d’autres fonds privés, sans passer par la case impôt », poursuit l’économiste. Un montage légal contrastant avec la situation des plus démunis, au compte vidé. « Ils vont représenter une charge budgétaire pour l’État qui devra verser une retraite minimum », anticipe Manuel Agosin. Les classes moyennes, en dehors des radars des aides publiques mais aux comptes déjà largement amputés, payeront le prix fort, anticipent les experts.
« Ces retraits sont le signal de la fin d’un modèle. Le sentiment général est que le système n’a pas fonctionné, alors il faut le changer », juge Hugo Castro. « Ceux qui trouvent un intérêt dans ce système sont les propriétaires des fonds de pension, les grands groupes économiques, les banques », poursuit-il. Selon Manuel Agosin, le relèvement de l’âge du départ à la retraite − actuellement de 65 ans pour les hommes et de 60 ans pour les femmes − s’avère nécessaire, alors que le Chili est, comme d’autres pays, confronté au défi du vieillissement de sa population.
« Il faut mettre en place un système tripartite et solidaire avec un apport des travailleurs, des employeurs et de l’État, et une cotisation globale plus élevée », juge Eugenio Rivera. Dans l’immédiat, le pays se trouve à la croisée des chemins. Une assemblée constituante − principal aboutissement de la révolte sociale de 2019 − planche depuis le 4 juillet sur l’écriture d’une nouvelle Loi fondamentale. Penchant à gauche, elle pourrait graver dans le marbre l’existence d’un système de retraites solidaire. L’élection présidentielle, le 21 novembre, placera également les Chiliens face au choix du modèle. Flora Genoux (Buenos Aires, correspondante)
PHOTO MARTIN BERNETTI / AFP |
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