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PHOTO WALLY GOBETZ CHEZ FLICKR ARCHIVES / Les dirigeants de l'I.T.T. avaient préparé en 1970 un plan d'intervention contre M. Allende en accord avec la CIA / Publié le 23 mars 1973 / Washington. - La société I.T.T. (International Telephone and Telegraph) a offert en 1970 la somme de 1 million de dollars aux services secrets américains (Central Intelligence Agency, C.I.A.) pour financer un plan destiné à empêcher M. Salvador Allende de devenir président de la République du Chili. Telle est la plus importante révélation - mais elle est de taille - qui ait été faite depuis le début de l'enquête publique menée depuis mardi par une sous-commission des affaires étrangères du Sénat. Présidée par le sénateur libéral Frank Church (démocrate, Idaho), cette sous - commission est notamment chargée d'étudier l'impact que peuvent avoir les sociétés multinationales sur la vie politique et économique des pays dans lesquels elles ont des intérêts.
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Dés la création de la sous-commission, il fut évident que les agissements de l'I.T.T. au Chili allaient particulièrement retenir l'attention du sénateur Church et de ses collègues. Les révélations du journaliste Jack Anderson, il y a un an, sur les manœuvres de l'I.T.T. au Chili jouèrent un rôle important dans la décision du Sénat d'analyser de plus prés le poids des sociétés multinationales.
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L'offre de 1 million de dollars à la C.I.A. a été révélée par M. John McCone, un expert, si l'on peut dire. M. McCone, qui est actuellement membre du conseil d'administration de l'I.T.T., est, en effet, un ancien directeur de la C.I.A. C'est John Kennedy qui l'avait nommé à ce poste en 1961, au lendemain du fiasco de la baie des Cochons. Il y resta jusqu'en 1965, date à laquelle Johnson le remplaça par M. Richard Helms, qui vient lui-même d'être remercié par M. Nixon.
Pour élire M. Frei
Selon M. McCone, c'est lui-même qui transmit la proposition de l'I.T.T. au gouvernement américain. M. McCone, qui travaillait déjà en 1970 pour l'I.T.T., affirme avoir agi sur ordre de M. Harold Geneen, le président du groupe. La proposition fut présentée d'abord à M. Henry Kissinger, puis à M. Richard Helms lui-même, un " très proche ami personnel ", a précisé M. McCone. Toujours selon l'ancien directeur de la C.I.A., M. Kissinger n'aurait manifesté aucun enthousiasme pour la proposition de l'I.T.T., et M. Helms aurait fini par lui faire savoir que le gouvernement américain " avait pris la décision de ne rien faire " pour empêcher l'arrivée de M. Allende au pouvoir.
Le plan de l'I.T.T. consistait, selon les documents étudiés par la sous-commission d'enquête, à favoriser par fous les moyens une coalition du parti national et du parti démocrate-chrétien, afin d'obtenir une nouvelle élection présidentielle, qui se serait jouée entre M. Allende et le leader démocrate-chrétien, M. Eduardo Frei. Mais ce plan échoua lorsque M. Alessandri décida de se retirer de la compétition.
Était-ce bien un plan purement I.T.T. ? On peut sérieusement en douter. Selon le témoignage d'un autre dirigeant de la société, il semble, en effet, que celle-ci et certains éléments de la C.I.A. aient travaillé au Chili, la main dans la main, dès le début de l'été 1970, c'est-à-dire avant l'élection présidentielle chilienne. C'est ainsi que M. William Merriam, vice-président de l'I.T.T. et son ancien chef du bureau de Washington, a reconnu avoir été en contact quasi permanent dès juillet 1970 avec un haut fonctionnaire de la C.I.A., M. William Broe, comme par hasard responsable à cette époque des activités clandestines de la C.I.A. en Amérique latine. Toujours selon le témoignage de M. Merriam, M. Broe aurait tenté à plusieurs reprises, après l'élection de M. Allende, de monter une campagne de pressions économiques contre le Chili, en battant le rappel des firmes américaines ayant des intérêts dans ce pays. Cette campagne, déclara M. Merriam, ne réussit pas, à la suite du manque d'enthousiasme d'entreprises comme General Motors, Ford et de plusieurs banques de Californie et de New-York. Toujours selon M. Merriam, M. Broe aurait beaucoup insisté pour que les dirigeants mènent également une campagne de pression à la Maison Blanche, ce qui se serait traduit par plusieurs rencontres entre M. Merriam et des hommes comme M. John Mitchell, alors secrétaire à la justice, et M. John Erlichmann, conseiller de M. Nixon pour les affaires intérieures.
L'enquête ne fait que commencer et elle apportera sans doute d'autres informations. Dès à présent, en tout cas, les choses se présentent mal pour l'I.T.T. comme pour la C.I.A. La note risque d'être particulièrement lourde pour la société multinationale : s'il est établi qu'elle s'est immiscée indûment dans les affaires intérieures chiliennes, elle pourrait se voir refuser par l'agence gouvernementale américaine garantissant les investissements à l'étranger la somme de 92,2 millions de dollars qu'elle réclame en compensation de la nationalisation de ses installations chiliennes : si, au contraire, l'I.T.T. réussit à prouver qu'elle a travaillé contre l'arrivée de M. Allende au pouvoir en accord avec une agence gouvernementale américaine (la C.I.A. en l'occurrence), elle peut espérer au contraire rentrer dans ses frais. Voilà pourquoi, sans doute, M. McCone a présenté l'offre de 1 million de dollars faite par l'I.T.T. comme s'inscrivant dans le droit fil de l'aide américaine accordée à la Grèce en 1947, du plan Marshall et du pont aérien de Berlin. " Le communisme international a affirmé à maintes reprises que son objectif était de détruire le monde libre, économiquement, militairement et politiquement. Voilà à quoi nous pensions. " Peut-être. Cela, en tout cas, n'explique pas pourquoi I.T.T. est en ce moment en pourparlers avec Moscou pour la construction d'une chaîne d'hôtels, de centraux téléphoniques et même pour l'ouverture de bureaux de location de voitures dans plusieurs villes soviétiques par la compagnie AVIS, qui est une de ses filiales.
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INTERNATIONAL TELEPHONE AND TELEGRAPH CORPORATION - ITT - CERTIFICAT D'ACTIONS |
« État souverain »
ARCHIVES / L'I.T.T., " État souverain " / Publié le 13 septembre 1973 Alors que l'armée prenait le pouvoir à Santiago, les représentants de cinq compagnies multinationales témoignaient à New-York devant une commission d'enquête des Nations unies réunie à la demande de M. Wald-heim. L'enquête avait été décidée à la suite d'une plainte déposée par le Chili concernant les activités dans ce pays de l'International Telegraph and Telephone, la gigantesque I.T.T.
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Il paraît en effet difficile de séparer l'histoire contemporaine du Chili de celle de cette société, et même celle des Etats-Unis. C'est en septembre 1971 qu'a éclaté l'affaire. " Pour des raisons de sécurité nationale ", le président Allende annonce alors qu'il projette de nationaliser les intérêts locaux de l'I.T.T., évalués à 153 millions de dollars (les plus grands investissements américains au Chili après les investissements dans le cuivre). Peu de temps après, on apprend que l'I.T.T. aurait versé quelque 400 000 dol-lanrs pour financer la campagne de M. Nixon ; en contrepartie, le ministère de la justice appliquerait de façon fort flexible la législation anti-trust, sous le coup de laquelle pourrait tomber le géant.
En mars 1972, le journaliste Jack Anderson révèle que l'I.T.T. a projeté, avec l'aide de la C.I.A., de tout mettre en œuvre en 1970 pour empêcher l'arrivée au pouvoir de M. Allende. Il faudrait, dit un document secret, " plonger le Chili dans un véritable chaos économique " afin d'inciter des militaires amis à faire un putsch. M. John McCone, ancien directeur de la C.I.A. entré au service du trust, confirmera ensuite qu'il avait envisagé un tel plan avec de hauts responsables américains.
Le Sénat américain s'émeut : les documents publiés tant aux États-Unis qu'au Chili sont en effet accablants. Une commission d'enquête sénatoriale commence ses travaux en mars dernier. On apprend alors de la bouche de M. McCone que l'I.T.T. a offert en 1970 la somme de 1 milliard de dollars à divers services secrets américains pour financer le plan destiné à barrer la route à M. Allende ; des rencontres auraient eu lieu entre des représentants de la firme et de hautes personnalités américaines (on cite MM. Kissinger, Helms, Mit-chell, Erlichmann).
C'est un peu plus tard que l'I.T.T. fit intervenir - une autre enquête l'a révélé - plusieurs responsables afin d'éviter les rigueurs de la législation antitrust, et on cite les noms de MM. Agnew, Stans, Connally, etc. En avril, alors que M. Allende dénonce pour la première fois en public " la complicité des autorités américaines " dans les agissements de l'I.T.T., l'organisme para-gouvernemental américain Overseas Private Invest-ment Corporation rejette la demande de paiement d'assurance formulée par la compagnie à la suite de l'expropriation de sa filiale chilienne.
Les événements intervenus mardi au Chili constituent une victoire pour " l'I.T.T., Etat souverain ", pour reprendre la formule d'Anthony Sampson, auteur d'un ouvrage sur le trust (à paraître prochainement en France aux éditions Alain Moreau). Avec un chiffre d'affaires de 8,5 milliards de dollars, l'I.T.T. emploie quelque 428 000 personnes (dont environ 25 000 en France, dans vingt-cinq filiales), réparties dans mille sociétés œuvrant dans soixante-dix pays. Ce monstre, a révélé A. Sampson, a l'art de s'allier avec les dirigeants politiques étrangers, ceux du moins qui se montrent accommodants (elle avait conclu des accords avec le IIIème Reich).
Les liens tissés par l'I.T.T. avec les milieux politiques, militaires et financiers, sont innombrables (" le Monde " du 5 septembre) : Et voici que l'immense empire commence à déborder sur l'U.R.S.S., pourtant amie de M. Allende : il négocie la construction d'une chaîne d'hôtels, de centraux téléphoniques, d'une station de réception de signaux de satellites, et de bureaux de location de voitures.
On comprend, dans ces conditions, que l'ONU ait commencé à s'intéresser de près aux agissements de l'I.T.T., comme à ceux d'autres firmes telles que Du Pont et I.B.M. Les géants de l'économie capitaliste contemporaine tendent à déborder les États, à les investir, ou, comme ce fut le cas au Chili, à tenter de se débarrasser des dirigeants qui refusent de se soumettre à leurs oukases.
Le Monde