EUGENIO BERRIOS
Eugenio Berrios, le spécialiste chilien des poisons, a été l'un des artisans des basses oeuvres de la dictature de Pinochet. Il en a aussi été l'ultime victime, le pouvoir chilien redoutant qu'il lais...
eugenio Berrios, le spécialiste chilien des poisons, a été l'un des artisans des basses oeuvres de la dictature de Pinochet. Il en a aussi été l'ultime victime, le pouvoir chilien redoutant qu'il laisse échapper des secrets compromettants.
EN AVRIL 1995, lorsque deux pêcheurs découvrent, sur la plage uruguayenne d'El Pinar, à 25 kilomètres de Montevideo, les restes d'un homme à moitié enterré, ils pensent d'abord à un règlement de comptes. Le cadavre a les mains coupées, et trois balles dans le corps, deux dans la tête, une dans la poitrine. Sans le savoir, les pêcheurs viennent de déterrer un véritable secret d'État, replongeant l'Amérique latine dans le passé noir des dictatures. Car l'autopsie révèle qu'il s'agit d'Eugenio Berrios, le spécialiste chilien des poisons, aux ordres de la junte militaire du général Augusto Pinochet. En 1995, la démocratie est rétablie au Chili, mais l'ex-dictateur, maître de Santiago pendant dix-sept ans, est toujours à la tête de l'armée. D'Eugenio Berrios, on ne sait plus rien. On le dit en cavale en Italie. Pourtant, la justice chilienne a lancé un mandat d'arrêt international contre celui qu'elle considère responsable de la mort de plusieurs militants de gauche. Pour sa femme, Gladys, la découverte macabre vient confirmer une certitude : c'est Pinochet lui-même qui a ordonné la mort de son ancien employé.
La carrière d'Eugenio Berrios coïncide avec l'histoire de la dictature. Né en 1947, le jeune homme a 20 ans à la fin des années 1960, dans un Chili en pleine ébullition politique. Passionné de sciences, il commence à étudier la chimie à l'université de Concepcion et se rapproche, par curiosité, du Mouvement de gauche révolutionnaire (MIR) jusqu'à être rejeté par l'une de ses militantes, dont il convoitait les faveurs. Humilié, le brillant garçon quitte la ville, pour terminer son cursus à l'université du Chili, à Santiago. Il y rencontre un certain Michael Townley, un Américano-Chilien qui deviendra très vite son ami. Tous deux ont en commun une haine viscérale du communisme et une amitié pour les réseaux nazis installés au Chili depuis la Seconde Guerre mondiale. En 1970, ils ont assisté avec effroi à la victoire à l'élection présidentielle du leader de l'Unité populaire, Salvador Allende, avant de rejoindre le parti d'extrême droite Patrie et Liberté. Le 11 septembre 1973, ils fêtent le coup d'État organisé par le général Pinochet, et c'est tout naturellement que Michael Townley, un fou d'électronique, propose en 1974 au génie de la chimie Eugenio Berrios d'intégrer, comme lui, les services secrets de la junte, la Dina. Hermes sera son nom de guerre.
La Colonie Dignidad, enclave de l'horreur
Le régime a deux obsessions : s'équiper en armes non conventionnelles dans l'éventualité d'une guerre avec les pays voisins - les tensions avec le Pérou, l'Argentine et la Bolivie sont récurrentes - et en finir avec les opposants à Pinochet, sur le territoire chilien comme à l'étranger. Pour mener à bien ce projet, la Dina a mis en place le plan Andrea. L'équipe infernale se constitue : Townley rapporte d'Europe et des États-Unis bacilles et ingrédients chimiques, Berrios les transforme en armes. Le laboratoire est installé dans la maison du couple Townley, via Naranja, à Santiago. L'apprenti sorcier parvient à y fabriquer du gaz sarin, un poison capable de décimer des populations entières ou, administré à petites doses à une personne, de simuler une crise cardiaque en s'attaquant au système nerveux.
Le jeune biochimiste commence par tester ses produits sur des chiens, des ânes, et bientôt des humains. Ses expériences ont probablement lieu dans la Colonie Dignidad, propriété coupée du monde dirigée par un ancien brancardier de la Wehrmacht, le docteur Paul Schaeffer. Proche du régime - Pinochet qualifiait la colonie de « paradis d'ordre et de propreté » -, Paul Schaeffer accueille volontiers sur ses terres les prisonniers politiques destinés à être torturés puis éliminés. Eugenio Berrios peut travailler en toute discrétion. Et ses produits s'avèrent efficaces. En avril 1976, grâce à ses inventions, le régime élimine l'Espagnol Carmelo Soria, employé de l'antenne économique de l'ONU installée à Santiago. Séquestré par un agent de la Dina, le fonctionnaire est conduit chez Michael Townley, où il est torturé, puis empoisonné. Sept mois plus tard, c'est à l'avocat Renato Leon de succomber à une injection. Administrateur de biens, il avait eu le mauvais goût de s'opposer à l'expropriation, par l'État chilien, de maisons appartenant à des opposants au régime assassinés. L'autopsie a conclu à une « intoxication aiguë ».
Déjà responsable, en 1974, de l'assassinat, à Buenos Aires, du général Carlos Prats, un officier resté fidèle au régime d'Allende, Michael Townley envisage de recourir aux services de son ami pour supprimer un autre grand adversaire au régime, l'ex-ministre de la Défense Orlando Letelier, réfugié à Washington. Hermes est chargé d'introduire dans un flacon de Chanel N° 5 une substance mortelle censée provoquer une crise cardiaque chez le militant en exil. Une jeune femme devra par la suite séduire Letelier pour lui faire respirer ce parfum. Au dernier moment, Townley juge le plan trop compliqué et revient à une tactique moins subtile, mais plus efficace : la voiture piégée. Le 21 septembre 1976, une bombe tue Letelier en plein quartier des ambassades de Washington. Michael Townley et son patron Manuel Contreras, le chef de la Dina, ont fait une grossière erreur. Même sympathisante du régime de Pinochet, l'Administration américaine ne peut tolérer l'organisation d'attentats sur son territoire ni l'assassinat de citoyens américains. En 1978, Santiago doit accepter d'extrader Michael Townley vers les États-Unis.
Privé de son ami et de son ancien laboratoire, Berrios ne prend pas pour autant sa retraite. Travaillant désormais pour le compte du Complexe chimique de l'armée, le chercheur plein d'imagination multiplie les assassinats - dont celui, en 1978, de Manuel Leyton, un jeune agent de la Dina qui avait désobéi aux ordres - et se consacre à l'étude de la toxine botulique. Le 7 décembre 1981, une ONG dénonce l'état de santé de sept détenus de la prison publique de Santiago : cinq d'entre eux, prisonniers politiques, ont reçu comme à l'accoutumée un repas envoyé par leurs familles et l'ont partagé avec deux prisonniers de droit commun. Ces derniers succombent alors que les intéressés, après plusieurs semaines de lutte, survivent. Appelés à leur chevet, les médecins font un diagnostic incroyable, les prisonniers souffrent de botulisme, une maladie éradiquée depuis plusieurs décennies au Chili.« Les prisonniers politiques ont probablement été utilisés comme cobayes par Eugenio Berrios, qui avait un objectif plus ambitieux : la clinique Santa Maria », estime Patricia Verdugo, auteur de plusieurs livres sur les années de la dictature.
C'est dans cette clinique qu'était en effet hospitalisé l'ex-président Eduardo Frei Montalva, pour une opération de routine. En 1981, l'ancien chef d'État chrétien-démocrate, prédécesseur de Salvador Allende à la tête de l'État, est devenu le leader de l'opposition contre Pinochet. Alors que le dictateur s'apprête à organiser un référendum sur son maintien au pouvoir, Eduardo Frei Montalva rejoint les partisans du non. Les plus fameux sont bannis du pays. Mais le régime n'ose pas en faire de même avec Eduardo Frei, très respecté à l'étranger. Âgé de 71 ans, l'ex-chef d'État est rapidement autorisé à regagner son domicile après l'opération, mais son état se détériore très vite. Malgré deux nouvelles opérations et des antibiotiques venus d'Europe et des États-Unis, les médecins sont incapables de faire face à une incompréhensible infection généralisée, et Eduardo Frei meurt le 22 janvier 1982, officiellement d'une « maladie nosocomiale ». Une disparition opportune pour le gouvernement.
L'homme qui en savait trop et parlait beaucoup...
Pendant toutes ces années, Hermes ne se contente pas de plaire à ses patrons de la Dina. Ce fêtard au goût prononcé pour l'alcool et les drogues veut aussi faire fortune. Il tente d'exploiter ses travaux de jeunesse sur la boldine, une substance qui aurait le pouvoir de camoufler l'odeur de cocaïne. Une aubaine pour les trafiquants. Mais le chimiste n'a aucun talent pour les affaires, il multiplie les mauvais coups et plonge dans une situation financière préoccupante.
En 1989, quand, à l'issue d'un nouveau référendum, Pinochet accepte enfin de se retirer du pouvoir, Eugenio Berrios fait partie des personnes suivies de près par l'armée. Son penchant pour la boisson et son caractère instable pourraient l'inciter à trop en dire. Justement, un juge s'apprête à l'interroger sur l'assassinat d'Orlando Letelier à Washington. Pour l'armée et la police chiliennes, plus loyales à Pinochet qu'au président démocrate-chrétien Patricio Alwyn, élu en 1990, il devient impératif d'exfiltrer l'ex-agent.
En novembre 1991, Berrios est conduit en Uruguay via l'Argentine. Bien que formellement libre, il est soumis à la surveillance de deux officiers uruguayens. À Montevideo, les autorités font mine de ne pas s'apercevoir de sa présence, malgré le mandat déposé auprès d'Interpol. L'ambassade chilienne à Montevideo fait de même.
En 1992, lorsque l'ancien agent de la Dina fait part de son désir de rentrer au pays, quitte à affronter la justice, il est enfermé dans une villa à cinquante kilomètres de Montevideo. Désormais sans illusion sur ses anciens patrons, il s'enfuit et se réfugie, le 15 novembre 1992, dans le commissariat de police de la station balnéaire de Parque del Plata, où il fait une déclaration solennelle : « Je m'appelle Eugenio Berrios, citoyen chilien, biochimiste de profession. Je suis séquestré par l'armée uruguayenne et chilienne depuis plusieurs jours. Je suis arrivé en Uruguay avec une fausse identité et aidé par les militaires chiliens, argentins et uruguayens pour fuir des poursuites de la justice chilienne. » Malgré sa bonne volonté, le commissaire ne parvient pas à le protéger et des militaires uruguayens l'emmènent. C'est la dernière fois qu'on verra Eugenio Berrios vivant.
En 1995, la découverte du cadavre provoque un véritable scandale. C'est la preuve que malgré le rétablissement de la démocratie dans les deux pays, le plan Condor, qui organisait la collaboration entre les dictatures pour supprimer leurs opposants, est toujours en place. Selon le rapport d'autopsie effectué, Hermes a été assassiné à l'aide de deux armes, une chilienne et une uruguayenne. Le sceau d'un pacte de silence entre les services secrets des deux pays.