29 novembre, 2023

UNE AMÉRIQUE LATINE AUX CÔTÉS DE GAZA

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AFFICHE DE SOLIDARITÉ ENTRE LA COLOMBIE ET LA PALESTINE.
CONÇUE PAR LES JAPONAIS KOHEI URAKAMI ET TAKETO IKEGAMI, 2021.
EXPLICATIONS SUR LE SITE INTERNET DE L’UN DES DIFFUSEURS.

« S’il faut suspendre nos relations avec Israël, alors nous les suspendons » / Une Amérique latine aux côtés de Gaza / « L’histoire ne pardonnera pas aux indifférents », a averti le président cubain Miguel Díaz-Canel au sujet des opérations militaires menées par Israël contre Gaza. Près de 10 000 kilomètres séparent les côtes latino-américaines des terres palestiniennes mais de la Havane à Santiago, le regain de violences au Proche-Orient suscite des prises de position d’autant plus fortes qu’elles sont rares dans le monde.

par Meriem Laribi  

« Enfance , Espagne, Palestine »
DESSIN ENEKO LAS HERAS

«Les camps de concentration sont interdits par le droit international et ceux qui les développent deviennent des criminels contre l’humanité. » Les propos du premier président de gauche de Colombie, M. Gustavo Petro, ne passent pas inaperçus sur la plateforme X (anciennement Twitter), le 9 octobre 2023. Deux jours plus tôt, il pointe la différence de traitement par les puissances occidentales de « l’occupation russe en Ukraine » et de « l’occupation israélienne de la Palestine ». La phrase introductive du premier communiqué de la diplomatie colombienne publié le 8 octobre au matin appelle au « dialogue entre Israël et la Palestine ». La Colombie condamne les exactions du Hamas contre des civils israéliens mais ne les qualifie pas de « terroriste ». Elle dénonce simultanément les attaques contre les civils palestiniens.

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Quand le ministre de la défense israélien Yoav Galant annonce le siège de Gaza en expliquant, le 9 octobre, lutter « contre des animaux humains et [agir] en conséquence », M. Petro rétorque : « C’est ce que disaient les nazis à propos des Juifs. Les peuples démocratiques ne peuvent permettre au nazisme de se rétablir sur la scène politique internationale. Les Israéliens et les Palestiniens sont des êtres humains soumis au droit international. Ce discours de haine, s’il continue, ne fera qu’entraîner un holocauste. » L’ambassadeur israélien à Bogotá, M. Gali Dagan, propose alors à M. Petro d’aller visiter le camp de concentration d’Auschwitz avec lui. « J’y suis déjà allé (…) et maintenant j’en observe le calque à Gaza », répond le président latino-américain, toujours sur Twitter. « S’il faut suspendre nos relations avec Israël, alors nous les suspendons. Le président colombien ne se fait pas insulter », prévient-il en réponse à une convocation comminatoire de l’ambassadrice de Colombie par la chancellerie israélienne qui qualifie le chef d’État colombien d’« hostile » et d’« antisémite » (X, 15 octobre). Le 10 novembre, devant l’intensité et l’ampleur du massacre, et après le bombardement de plusieurs hôpitaux gazaouis, M. Petro annonce que les équipes juridiques de son gouvernement préparent des poursuites contre Israël devant tous les tribunaux internationaux. Le 13, il annonce sur X que la Colombie présentera des propositions aux Nations unies pour que la Palestine, qui ne jouit que d’un statut d’observateur non-membre dans cette enceine, « soit acceptée comme État de plein droit ».

Une telle attitude frappe d’autant plus qu’ailleurs dans le monde, les proclamations de soutien inconditionnel à Tel Aviv côtoient de bien timides appels à la modération. Enfin, sauf en Amérique latine, une région qui, une fois de plus, se distingue.

Lorsqu’Israël bombarde le camp de réfugiés de Jabaliya, dans le nord de Gaza, le 31 octobre, la Colombie n’est pas le seul pays de la région à rappeler son ambassadeur à Tel-Aviv : Belize et le Chili en font autant, cependant que la Bolivie va jusqu’à rompre ses relations diplomatiques avec Israël : le président Evo Morales (2006-2019) les avait déjà rompues en 2009, mais après le coup d’État dont il avait été la cible en 2019, elles avaient été rétablies par la dictatrice Jeanine Áñez. Deux jours plus tard, c’est au tour du Honduras de rappeler son ambassadeur. On aurait pu s’attendre à trouver Cuba et le Venezuela sur cette liste mais ils n’entretiennent plus de relations diplomatiques avec Tel-Aviv depuis longtemps. Les deux pays socialistes multiplient les condamnations d’Israël dans les termes les plus forts. « Il faut virer des pays arabes de la Ligue arabe et les remplacer par le Chili, la Bolivie, la Colombie… », conclut M. Taoufiq Tahani, président d’honneur de l’Association France Palestine solidarité (AFPS), le 1er novembre 2023 sur X.

Plus modérée du fait de son importante communauté juive — elle compte neuf ressortissants parmi les victimes de l’attaque du 7 octobre et 21 parmi les otages du Hamas —, l’Argentine condamne les bombardements israéliens, de même que le Pérou et le Mexique. Le Brésil, la Colombie, la Bolivie, le Chili et l’Argentine annoncent la livraison d’aide humanitaire à Gaza. Même le Venezuela, encore dans une situation économique désastreuse, envoie une cargaison de 30 tonnes aux Palestiniens.

Une importante diaspora palestinienne

Le continent sud américain abrite une importante diaspora palestinienne dont l’évaluation varie de 600 000 à un million de personnes, avec une forte présence au Chili où vit la plus grande communauté en dehors du Proche-Orient (de 350 000 à 400 000 personnes). Excepté le Panama, l’ensemble des pays du continent reconnaissent l’État de Palestine. Le Mexique a la particularité de ne pas l’avoir fait mais d’accueillir un ambassadeur palestinien, M. Mohamed Saadat, et d’avoir une représentation à Ramallah.

La majorité des pays du continent entretenaient jusqu’à cette guerre des relations diplomatiques avec Israël. Après une dizaine d’années d’hésitation (1), condamnant sans réserve l’oppression des Palestiniens et considérant dans le même temps l’existence d’Israël comme légitime au regard de la souffrance des Juifs dans l’histoire, Cuba décide finalement de les rompre en 1973 et envoie même des troupes sur le plateau du Golan pour soutenir les forces syriennes pendant la guerre du Kippour. Avant même l’arrivée de la révolution socialiste au pouvoir, l’île fut le seul pays du continent américain à s’opposer au plan de partage de la Palestine en 1947, protestant ainsi contre la dépossession des Palestiniens. Depuis 1992, au côté des États-Unis, Israël vote systématiquement contre toutes les résolutions de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies dénonçant l’embargo américain contre Cuba. Lors du dernier vote en date, le 2 novembre 2023, pour la 31e année consécutive, une majorité écrasante de 187 pays a voté pour la levée de l’embargo. Deux ont voté contre : les États-Unis et Israël. Un s’est abstenu : l’Ukraine.

Quant au Venezuela, le président Hugo Chávez avait rompu les liens avec Tel-Aviv en 2009 après la guerre qui durait depuis un an à Gaza et avait tué plus de 1 000 Palestiniens. Il avait alors condamné le « deux poids, deux mesures » de la politique américaine qui accusait le Venezuela de soutenir le terrorisme, tout en soutenant celui d’Israël. M. Chávez avait également accusé le Mossad d’avoir essayé de le tuer et Israël de financer l’opposition vénézuélienne. Dix ans plus tard, quand l’opposant Juan Guaidó s’est autoproclamé président par intérim du Venezuela, en 2019, Israël lui a ouvert une ambassade à Tel-Aviv. La même année, le gouvernement vénézuélien accusait un groupe de « terroristes israéliens » d’avoir participé à la planification de l’assassinat du président Nicolás Maduro.

Dans son tweet du 15 octobre, le président colombien évoque les Israéliens MM. Yair Klein et Rafael Eitan qu’il accuse d’avoir « déclenché le massacre et le génocide en Colombie ». « Un jour, l’armée et le gouvernement d’Israël nous demanderont pardon pour ce que leurs hommes ont fait dans notre pays », écrit alors M. Petro. Dans le cadre d’une longue coopération entre les différents gouvernements de droite de la Colombie et Israël en matière de sécurité et de défense, des instructeurs de l’armée israélienne ont formé la Division des forces spéciales de l’armée colombienne (EJC) (2). M. Rafael Eitan, qualifié en Israël de « maître-espion » du Mossad, est accusé d’être à l’origine du plan orchestré par l’ancien président colombien Virgilio Barco Vargas (1986-1990). En tant que conseiller spécial de ce dernier, il est soupçonné d’avoir planifié le massacre de plus de six mille membres du parti Union patriotique, fondé en 1985 par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et le Parti communiste après un plan de paix (3).

Quant à M. Klein, ancien lieutenant-colonel de l’armée israélienne, à la tête d’une société de mercenaires au service de narcotrafiquants, la justice colombienne l’a condamné en 2001, par contumace, à dix ans et huit mois de prison pour « instruction, entraînement aux tactiques, techniques et procédures militaires terroristes, aggravés par le fait d’avoir été commis avec des mercenaires, et complot en vue de commettre un crime ». Il est aussi accusé par la justice colombienne de la formation d’escadrons de la mort au service de grands propriétaires terriens et de personnalités politiques à partir des années 1980, les fameuses Autodéfenses unies de Colombie (AUC), accusées d’exactions massives contre les populations civiles : 70 000 morts et plus de trois millions de déplacés, entre 1985 et 2005. M. Klein coule ses vieux jours en Israël qui a refusé son extradition. Il assure que son activité en Colombie était validée au préalable par les gouvernements israélien et colombien (4).

En Amérique latine, Israël étend aussi son influence politique par le biais du phénomène religieux évangélique (5), un courant du protestantisme qui réunissait 133 millions de fidèles dans le continent en 2020. Les évangéliques font du soutien à Israël une cause centrale, aux motivations religieuses : l’établissement de tous les juifs sur la terre d’Israël serait, selon eux, la condition pour reconstruire le Temple à Jérusalem afin de permettre le retour du Christ. Ce « sionisme chrétien » prend, ces dernières années, une ampleur inédite et déploie une influence considérable dans la région. Le mouvement évangélique a d’ailleurs largement contribué à faire élire M. Jair Bolsonaro au Brésil, en 2018. Son poids politique dans ce pays pourrait-il expliquer les hésitations de l’actuel président brésilien, M. Luiz Inácio Lula da Silva ?


Timidité brésilienne

Car l’attitude du Brésil au sujet de la guerre à Gaza a parfois surpris, étant donné l’engagement internationaliste reconnu du président Lula. Se joignant au chœur des nations occidentales, ce dernier a immédiatement dénoncé les attaques « terroristes » du Hamas, tout en plaidant pour des négociations en vue d’une solution à deux États, une perspective de paix dans l’impasse (6) mais que la plupart des pays latino-américains réclament pour tenter de sortir de l’engrenage de la violence. C’est que le Brésil, qui assure la présidence tournante du Conseil de sécurité au mois d’octobre, est candidat pour y obtenir un siège permanent. Il propose, le 18 octobre, une timide résolution (bloquée par l’habituel et prévisible veto américain) demandant des « pauses humanitaires » alors qu’Israël bombarde les civils gazaouis auxquels Tel-Aviv impose un siège les privant d’eau, de nourriture, d’électricité et de carburant après seize ans de blocus, trois guerres et une société asphyxiée dans tous les domaines. Le texte de la résolution condamne « tous les actes de violence et d’hostilité dirigés contre des civils ainsi que tous les actes de terrorisme », notamment « les attentats terroristes odieux perpétrés par le Hamas » et la prise d’otages civils. Pas de cessez-le-feu donc, même si dans ses déclarations sur X, M. Lula da Silva le demande.


Le 25 octobre, le président brésilien commence néanmoins à parler de « génocide » contre les Palestiniens devant la presse. On approche alors de la fin de la présidence du Brésil au Conseil de sécurité. « L’adoption d’une résolution à l’ONU est une mission difficile, mais pas impossible. Nous travaillerons jusqu’au bout pour y arriver », veut croire un négociateur brésilien cité par Le Monde (27 octobre). « Jusqu’au bout », à savoir le 31 octobre, date à laquelle le président brésilien, qui n’a rien obtenu, tance le Hamas sans le nommer. « Et les irresponsables qui ont fait la guerre pleurent maintenant la mort de ces enfants ? Vous ressentez le poids des choses ? » interroge-t-il sur X alors qu’Israël bombarde Gaza depuis 24 jours. Obtenir la reconnaissance de la « communauté internationale » serait-il à ce prix ?

par Meriem Laribi  Journaliste.

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«Il y a quelqu'un là-bas?
Nous venons négocier un cessez-le-feu...»
DESSIN SERGIO LANGER


NOTES : 

(1) Lire Éric Rouleau « L’attitude de Cuba à l’égard du problème palestinien diffère de celle des pays arabes “progressistes” », Le Monde diplomatique, février 1968.

(2) Erich Saumeth, « Israel capacita a las Fuerzas Especiales del Ejército Colombiano », 1er octobre 2020.

(3) Luis Reygada, « Pourquoi le président colombien a accusé Israël d’avoir “suscité des massacres” dans son pays ? », L’Humanité, 24 octobre 2023.

(4) Dan Cohen, « El rol de agetes israelíes en el genocido político colombiano », Mision Verdad, 16 octobre 2023 ; Brandon Barret, « Israeli mercenary Yair Klein trained paramilitary “with the approval of the Colombian authorities” », Colombia Reports, 26 mars 2012.

(5) Lire Akram Belkaïd et Lamia Oualalou : « L’internationale réactionnaire », Le Monde diplomatique, septembre 2020.

(6) Lire Thomas Vescovi, « L’échec de la solution à deux États », Le Monde diplomatique, novembre 2023.

 

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