29 juin, 2024

NOUS Y SOMMES

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« MISTY MORNING »
 (MATIN BRUMEUX), 2023
AARON JOHNSON

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DIPLOMATIQUE
Dossier : France, de la crise au chaos politique / Nous y sommes / Un demi-siècle après sa fondation, le Rassemblement national est le premier parti de France. Ses priorités idéologiques — durcissement pénal, combat contre les immigrés et les « assistés » — inspirent les politiques du président Emmanuel Macron. Mais l’extrême droite se nourrit depuis longtemps des renoncements et des accommodements des partis de gouvernement.

par Benoît Bréville, Serge Halimi & Pierre Rimbert

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Par Pierre Rimbert et Benoît Bréville et Serge Halimi • Lu par Thibaud Delavigne
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«NOUS Y SOMMES»
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« Le Monde diplomatique » 



Le Rassemblement national (RN) au centre du jeu, l’ordre politique décomposé : comment en est-on arrivé là ? Décidée par M. Emmanuel Macron à l’issue du scrutin européen du 9 juin, où le parti de M. Jordan Bardella a réuni deux fois plus de suffrages que celui du président, la dissolution de l’Assemblée nationale ne sanctionne pas seulement l’échec cuisant d’un extrême centre convaincu qu’on dirige un pays comme on administre une banque, ni même celui du personnage impulsif et arrogant qui s’est prétendu rempart contre l’extrême droite avant de lui ouvrir les portes du pouvoir : « Si on gagne, prétendait-il pourtant à La Plaine Saint-Denis le 20 mars 2017, ils s’effondreront le jour d’après. Aucun doute. »

► À lire aussi :     PATRICK BOUCHERON, HISTORIEN : « LE NOUVEAU FRONT POPULAIRE EST LA SEULE ALTERNATIVE À UN POUVOIR SÉDITIEUX »

SOUS LE VERNIS SOCIAL MIS EN AVANT PAR JORDAN BARDELLA,
LES MESURES PRÉVUES SONT CELLES MARTELÉES DEPUIS LES
 PREMIÈRES ANNÉES DU FN, AVEC EN TÊTE LA PRÉFÉRENCE NATIONALE.
PHOTO NICOLAS MESSYASZ

Le caprice de M. Macron clôt un long cycle d’hypocrisie consistant, pour les gouvernements qui se sont succédé depuis que l’extrême droite a pris son envol, à dénoncer les effets dont ils ont favorisé les causes. Les pre­miers succès du Front national (FN) enregistrés lors de scrutins locaux en 1983 coïncident avec la soumission aux con­traintes eu- ropéennes des socialistes au pouvoir lorsqu’ils renoncent à la politique de « rupture avec le capitalisme » prévue dans leur programme. Si rien ne relie alors les deux événements, l’obéissance des partis de droite comme de gauche aux règles d’une mondialisation qu’ils présenteront parfois comme « heureuse » fournira le terreau fertile d’un parti qui totalisait cent mille voix aux élections législatives de 1981. À mesure que les classes dirigeantes abandonnent à des instances supranationales des pans croissants de leur souveraineté économique, monétaire, juridique, le débat public, jusque-là dominé par l’opposition entre libéralisme et socialisme, se trouve reformulé en clivages nationaux, culturels, sécuritaires, identitaires, voire civilisationnels.

Le groupuscule fondé en 1972 par des partisans de Vichy et de l’Algérie française va s’épanouir dans le chaos social né de la désindustrialisation et du chômage de masse. Il convertit la colère suscitée par une oligarchie libérale ou socialiste devenue gestionnaire de la mondialisation en un ressentiment dirigé, vers le haut, contre ses dirigeants successifs, ses alliés intellectuels et médiatiques et, vers le bas, en une haine inquiète envers certains des plus fragiles : les travailleurs arabes « qui occupent nos emplois » pendant la première vague de chômage de masse, puis les musulmans « qui menacent nos valeurs » après le 11 septembre 2001 et, plus encore, après les attentats terroristes en France (2012-2016). Le succès de l’extrême droite a pour condition — insuffisante — le chômage, la précarisation du travail, la désorganisation de la vie et l’incertitude de l’avenir qu’ils engendrent. Mais il découle aussi d’une instrumentalisation politique cynique. Parce qu’elle imagine le FN puis le RN inéligibles, la classe dirigeante espère se faire réélire en faisant campagne contre la formation paria, non sans avoir préalablement composé avec ses priorités relatives à l’immigration et à la sécurité (1). Omniprésent depuis le 9 juin, le thème du « combat contre les extrêmes » réactive le vieux refrain du parti du juste milieu destiné à réserver au seul « bloc central, progressiste, démocratique et républicain », ainsi que vient de le qualifier M. Macron, le droit de diriger le pays pour l’éternité.

Car la dissolution marque aussi la fin d’un théâtre d’ombres politiques. Sa dramaturgie suit une logique dont les acteurs ont accepté les prémisses dès le début des années 1990 : si, premièrement, la montée des nationalismes — ici, celle du FN — est largement le sous-produit politique de la mondialisation et des bouleversements, des peurs qu’elle induit et que, deuxièmement, les dirigeants politiques jugent néanmoins celle-ci inévitable, voire souhaitable, alors la vie démocratique doit désormais battre au rythme d’une priorité scandée scrutin après scrutin : empêcher l’extrême droite d’accéder au pouvoir, lui « faire barrage ». Au fil des ans, le FN puis le RN ont ainsi constitué une rente pour les partis traditionnels, qui bénéficiaient déjà d’un mode de scrutin taillé à leur avantage : jusqu’en 2022, le RN ne disposait que d’une poignée de parlementaires ; aujourd’hui encore il ne contrôle l’exécutif d’aucune des treize régions françaises. En somme, les formations de l’« arc républicain » se sont présentées alternativement contre le FN-RN avec la quasi-certitude de l’emporter et la faculté de se désintéresser des racines de son succès.

« La seule Internationale de style fasciste est rouge et non pas brune », juge Raymond Aron en 1983

 RAYMOND ARON À PARIS,
FRANCE,  30 JANVIER 1982.
PHOTO DE LOUIS MONIER 

Mettre en avant la frange de militants et de cadres frontistes ouvertement racistes sert alors de prétexte pour éliminer du jeu électoral la part, croissante, des classes populaires puis des classes moyennes qui utilisent ce parti rejeté pour exprimer leur rejet des partis. Les électeurs du FN ou plus tard du RN effarouchaient un instant les élites avant d’être renvoyés, comme les abstentionnistes, au néant politique. L’exigence « républicaine » de contourner la « démocratie », sujette aux peurs, menacée par des passions politiques sans nuance, plus récemment par les fausses nouvelles et les ingérences étrangères, a permis de justifier les verdicts d’experts contre les choix populaires. Bien au-delà du seul vote pour l’extrême droite, le mépris des suffrages « populistes » tint lieu de vertu politique : les exigences de Bruxelles, Moody’s et McKinsey s’imposent plus spontanément comme l’évidence aux anciens élèves de Sciences Po, de l’École nationale d’administration (ENA) ou de Polytechnique que celles des 54,8 % de « non » au référendum du 29 mai 2005, des « gilets jaunes », des soignants, des grévistes, des 70 % de Français opposés à la dernière réforme des retraites… Durant ces décennies, des responsables politiques de droite comme de gauche ont pourtant montré qu’ils pouvaient encore agir vite et fort, écarter les règles européennes qu’ils avaient présentées comme intangibles lorsque leurs adversaires réclamaient qu’on les transgresse, mais uniquement afin que tout continue comme avant. On négocia de nouveaux traités de libre-échange, on renfloua les banques, on finança l’économie pendant la pandémie.

Le cas français n’est pas une exception, tant les grandes orientations économiques et sociales des pays occidentaux s’accordent au même diapason. La mise en concurrence universelle des ouvriers, des employés, des cadres puis des services publics a partout tracé les mêmes oppositions nationales entre stables et précaires, actifs et chômeurs, métropoles connectées et territoires abandonnés, classes cultivées et non-diplômés (2). Et, sous des formes diverses, la même montée en puissance de formations d’extrême droite plaidant pour un capitalisme national dirigé par des élites locales. Le développement du FN présente toutefois des spécificités. Suivre le méandre qui conduit de la fermeture d’une usine, d’un bureau de poste, d’une perte de pouvoir d’achat, aux 31,4 % des suffrages exprimés le 9 juin en faveur d’un parti xénophobe implique de revisiter le comportement des élites de tous bords qui, pendant quarante ans, ont vécu comme une divine surprise la présence d’un croquemitaine qu’il suffisait d’écarter indéfiniment du jeu pour que leur joie demeure.

Le vote d’extrême droite en France, de 1981 à aujourd’hui , Cécile Marin

Le 24 avril 1988, M. Jean-Marie Le Pen, qui vient de réunir 14,39 % des suffrages au premier tour de l’élection présidentielle, célèbre à la télévision le « grand élan de la renaissance nationale » qui emportera les « tenants du déclin et de la décadence ». Il talonne de deux points l’ancien premier ministre Raymond Barre et écrase le communiste André Lajoinie (6,76 %). Depuis sa fondation en 1972, le FN défend un programme d’extrême droite classique mêlant rejet de la Révolution française, anticommunisme forcené, renvoi des immigrés et rétablissement de la peine de mort. L’ordre moral n’est pas oublié : patriarcal, le FN est furieusement opposé à la liberté d’avorter et aux droits des minorités sexuelles. Sur le plan économique, il s’oppose au marxisme, à l’économie mixte que défend Valéry Giscard d’Estaing au ministère des finances (1959-1966, 1969-1974), puis à son libéralisme économique lorsqu’il devient président (1974-1981). Il entend concilier économie nationale (protectionnisme) et démantèlement de l’État social, baisse des impôts et suppression de la Sécurité sociale, retraites par répartition et privatisations massives. Un programme inspiré à la fois par le président américain Ronald Reagan, en compagnie de qui M. Le Pen s’évertue à se faire photographier, et par le dictateur chilien Augusto Pinochet, dont il soutient qu’« il a sauvé son pays ».

Le premier succès national du Front remonte aux européennes de 1984 (11 %) : M. Le Pen obtient ses meilleurs résultats chez les petits patrons et les cadres diplômés de l’enseignement technique et commercial ainsi qu’au sein d’une bourgeoisie réactionnaire souvent catholique et nostalgique de l’Algérie française. Quatre ans plus tard, une part croissante (27 %) des artisans, commerçants et chefs d’entreprise menacés par la désindustrialisation rejoint l’électorat frontiste, et avec elle une proportion significative (19 %) d’ouvriers. Ce coudoiement de populations aux intérêts divergents persistera pendant deux décennies.

Le contexte porte le parti plus que son programme. Dès l’élection de François Mitterrand, la question, sociale, des travailleurs immigrés et de leurs enfants est reformulée en un problème d’ordre public et de sécession ethnico-religieuse. Les conflits de 1982-1984 dans les usines automobiles, où les licenciements s’enchaînent par milliers, soulèvent une houle xénophobe dans la presse conservatrice. Le premier ministre socialiste Pierre Mauroy la conforte lorsqu’il évoque en janvier 1983 « des travailleurs immigrés (…) agités par des groupes religieux et politiques ». Un chômage de masse qui frappe en priorité les ouvriers spécialisés d’origine immigrée, le désarroi du gouvernement de gauche, la surenchère de la droite sur le thème du désordre et de la délinquance, la forte audience médiatique des thèmes liés à l’immigration et à l’insécurité favorisent le décollage électoral du FN : 11,26 % dans le XXe arrondissement de Paris en mars 1983 avec comme programme : « Immigration, insécurité, chômage, fiscalisme, ras-le-bol ! » L’automne suivant, c’est l’élection municipale de Dreux et les 16,72 % du FN. « La seule Internationale de style fasciste est rouge et non pas brune », estime néanmoins l’intellectuel modéré de référence Raymond Aron, dont on prétend qu’il ne s’est jamais trompé. Que « quatre compagnons de [Jean-Marie] Le Pen » siègent au conseil municipal de Dreux lui « semble moins grave que d’accepter quatre communistes au conseil des ministres ». De son côté, la gauche socialiste réplique à cette progression sur le terrain culturel plutôt que social : ses médias célèbrent la « culture beure » et le Parti socialiste (PS) parraine SOS Racisme, dont nombre de cadres le rejoindront. L’un d’eux, M. Harlem Désir, dirigera même le PS au début du quinquennat de M. François Hollande, avant de devenir sous-ministre des affaires européennes.

Le FN devient l’épouvantail indispensable des socialistes : il permet de remobiliser des militants étourdis par le grand tournant libéral de 1983-1984 et crée un levier pour semer la discorde chez l’ennemi. « On a tout intérêt à pousser le FN, explique en juin 1984 Pierre Bérégovoy, ministre des affaires sociales. Il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattables. C’est la chance historique des socialistes. » Anticipant un raz-de-marée de droite aux élections législatives de 1986, Mitterrand fait voter le scrutin proportionnel, qui provoque l’entrée de trente-cinq députés frontistes au Palais-Bourbon. À intervalles réguliers, pour faire monter le FN et entraver ainsi les succès électoraux de la droite parlementaire, les socialistes agitent le chiffon rouge du droit de vote des immigrés aux élections locales sans jamais légiférer en ce sens. M. Le Pen doit d’ailleurs ses premiers coups médiatiques au locataire de l’Élysée. Répondant à une lettre du fondateur du FN qui s’offusque de son invisibilité médiatique, Mitterrand intervient personnellement en juin 1982 pour qu’il passe en direct au journal télévisé puis, en février 1984, qu’il soit l’invité de « L’Heure de vérité », instance médiatique de consécration politique. Le président socialiste ne voit alors en M. Le Pen qu’« un notable » inoffensif. Il ne pouvait pas soupçonner qu’en 2022 la Nièvre, son fief électoral, voterait pour… Mme Marine Le Pen.

Entre-temps, le parti adopte les deux traits qui resteront sa marque de fabrique. D’une part, tirer profit des transformations du champ médiatique pour présenter l’actualité comme une validation de ses thèses. De la radicalisation sécuritaire de la droite sous la férule du couple Charles Pasqua - Robert Pandraud (1986-1988) aux émeutes de Vaulx-en-Velin en octobre 1990 commentées en direct à la télévision comme une « Intifada des banlieues » en passant par la première affaire du foulard islamique à Creil et la fatwa de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny contre l’écrivain Salman Rushdie un an plus tôt, la toile de fond médiatico-politique alimente la crainte d’une deuxième génération d’immigrés moins loyaux à la France qu’à leurs origines arabes, et bientôt qu’à l’islam. D’autre part, le FN contrebalance son dogmatisme nationaliste par une déconcertante souplesse tactique. La mise en place du marché unique (1986-1993), que plébiscitent la droite et les socialistes, et la fin concomitante de la guerre froide inspirent à M. Le Pen un virage serré. Initialement favorable à une monnaie et une défense européenne communes contre la « menace » soviétique jusqu’au milieu des années 1980, il dénonce désormais « une Europe mondialiste et tiers-mondiste », les « fédérastes » de Bruxelles et les « banquiers apatrides » qui seraient à l’origine du traité de Maastricht, auquel il s’oppose (3). Tout comme il combattra la politique agricole commune (PAC), les accords de libre-échange, le traité de Constitution européenne en 2005 et, deux ans plus tard, celui de Lisbonne.

Sur ce point, l’actualisation du programme économique du FN intervient dès 1992. Le parti insiste désormais sur la lutte contre le « libéralisme sauvage » et sur la « notion de nouvel ordre mondial soutenue par les grandes multinationales que le sens de leurs intérêts pousse à la recherche d’un libre-échange mondial généralisé et dérégulé ». Au moment où un « oui » étriqué au référendum de Maastricht (51 %) révèle à une classe politique et médiatique quasiment unanime la popularité très relative de l’Europe des marchés qu’elle imaginait consensuelle, le FN enterre l’ultralibéralisme de Reagan. Il se découvre défenseur des « nombreux services publics, commissariats, maternités ou services hospitaliers » menacés par l’Union. La dévotion proeuropéenne des milieux d’affaires, des classes cultivées, des médias et des partis de gouvernement offre alors au FN un quasi-monopole de la critique radicale d’une architecture bruxelloise de plus en plus impopulaire. À la différence de la gauche, il ne prétend pas la réformer dans le sens d’une « Europe sociale » : « L’Union européenne est devenue un système totalitaire et son bilan est un véritable désastre économique et social : récession, délocalisations, mépris des peuples, explosion des prix depuis l’instauration de l’euro, disparition de notre agriculture (…) et de nos services publics, immigration massive, destruction de notre identité nationale », explique l’Euromanifeste frontiste de 2009. Mme Le Pen prolongera cette orientation en réclamant la sortie de l’euro, ce qui restera sa position jusqu’en 2018.

Plusieurs facteurs ralentissent périodiquement la progression de l’extrême droite. D’abord les scissions ou crises internes. Celle de 1998-1999 entre M. Le Pen et M. Bruno Mégret prive le FN de nombreux cadres et contribue à son résultat exécrable lors de l’élection présidentielle de 2002. Certes, il parvient au second tour, mais pour y recueillir moins de 18 % des suffrages, soit à peine plus qu’au premier… Le « plafond de verre » paraît alors singulièrement bas, presque rédhibitoire. Cinq ans plus tard, grâce à une campagne sur les thèmes de l’insécurité, de l’immigration et de l’identité nationale dans la foulée des émeutes de novembre-décembre 2005, le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy séduit une partie de l’électorat frontiste, ramenant le score présidentiel de M. Le Pen à 10,4 % des voix lors de sa cinquième et dernière candidature à la magistrature suprême. Pour tous, le danger semble alors écarté. D’autant qu’un autre élément paraît démontrer que dorénavant les militants de gauche incarnent mieux la protestation contre les réformes néolibérales : l’embarras du FN lors des mouvements sociaux qui se multiplient.

En avril 2015, le député sarkozyste Éric Ciotti prétendait que « le programme économique de Mme Le Pen est très exactement celui de M. [Jean-Luc] Mélenchon et de M. [Olivier] Besancenot », dirigeant du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). « Très exactement », assurément pas. Mais les électorats de la droite et de l’extrême droite, proches sur les questions de l’islam et de l’immigration, divergeaient déjà de plus en plus dans leurs appréciations respectives du retour à la retraite à 60 ans, de la suppression de l’impôt sur la fortune, d’une réforme « en profondeur » du système capitaliste, voire d’une « justice sociale prenant aux riches pour donner aux pauvres ». Dans chacun de ces cas, les frontistes étaient environ deux fois plus nombreux à appuyer des réformes réclamées par la gauche de gauche et par les syndicats (4). L’alliance des droites semble alors impossible ; d’ailleurs Mme Le Pen n’en veut pas.

Cependant, lorsqu’il s’agit de se mobiliser contre les politiques néolibérales mises en œuvre par des gouvernements conservateurs mais aussi socialistes, le FN-RN est aux abonnés absents. Certes, les syndicats le repoussent, mais leur cause embarrasse plutôt l’extrême droite vu qu’en réunissant « Français » et immigrés elle relègue au second plan les clivages identitaires qui constituent son fonds de commerce. Qu’il s’agisse du grand mouvement social de novembre-décembre 1995, partiellement victorieux, de la réforme des retraites en 2010, de la grève des cheminots en 2014, de la loi travail en 2016, du mouvement des « gilets jaunes » en 2018 ou d’une nouvelle réforme des retraites l’année suivante, le FN-RN n’est pas dans son élément. Il doit à la fois être proche de son électorat, solidaire des protestations sociales, et rester associé au « parti de l’ordre » contre d’éventuels débordements de manifestants face à la police. Pour résoudre cette contradiction, il prétend que les politiques sociales néolibérales, qu’il combat lui aussi, sont la conséquence des traités européens que certains syndicats et militants de gauche ont soutenu, et des gouvernements successifs qu’ils ont élus pour faire barrage à l’extrême droite (2002, 2017, 2022). Le fait que dès 1992 Mitterrand et Jacques Chirac aient battu la campagne en faveur du traité de Maastricht, tout comme treize ans plus tard MM. Sarkozy et Hollande soutiendraient le traité constitutionnel européen, parut valider cette observation : entre 1981 et 2017, quatre présidents de la République, deux de droite, deux de gauche, et pourtant un même choix relatif à l’Europe alors même qu’elle déterminait un nombre croissant d’orientations économiques et sociales. « UMPS » : en apposant le sigle du principal parti de droite (Union pour un mouvement populaire, UMP) à celui du PS, l’un et l’autre associés dans la même majorité au Parlement européen, le FN-RN affichait sa singularité sans trop maltraiter la réalité.

Même adhésion aux traités européens, même majorité à Bruxelles, même combat au sein d’un « front républicain » contre l’extrême droite à l’occasion des grands scrutins : comment s’étonner que le FN-RN apparaisse comme la grande force d’alternance, et le « vote barrage » comme une coalition du statu quo au service d’un syndicat des sortants ? D’autant qu’une telle stratégie, compréhensible pour barrer la route du pouvoir à une formation extraparlementaire et fascisante — le cas du Front populaire en 1936 —, parut moins convaincante au fil du temps. D’une part, parce que l’extrême droite se banalisait, arrondissait son propos, se prétendait même philosémite. D’autre part, parce que les partis qui se liguaient contre elle ne cessaient de plagier des éléments-clés de son programme. Le 16 novembre 2016, M. Hollande déclare devant le Parlement réuni en Congrès : « Nous devons pouvoir déchoir de sa nationalité française un individu condamné pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou un acte de terrorisme, même s’il est né français, je dis bien : même s’il est né français, dès lors qu’il bénéficie d’une autre nationalité. » Mme Le Pen se félicite aussitôt qu’un président socialiste opère cette distinction entre citoyens français en fonction de leur origine : « Le FN a un programme réaliste et sérieux qui est même source d’inspiration pour François Hollande. » Avec M. Macron, ce sera carrément Noël pour l’extrême droite : une police débridée, des manifestations interdites, une loi immigration, une autre contre le « séparatisme », l’emploi des termes « ensauvagement », « décivilisation », « immigrationnisme ». Cette fois, c’est le député RN Jean-Philippe Tanguy qui se réjouit : « Le fait de valider nos thèses rend possible et probable et souhaitable aux yeux des Français notre arrivée au pouvoir. L’original gagne toujours sur la mauvaise copie, ou même la copie excessive concernant [le ministre de l’intérieur Gérard] Darmanin ». Lequel avait jugé Mme Le Pen « trop molle » face à l’islamisme…

Le 11 septembre 2001, la question du terrorisme, de l’islam radical, s’installe durablement au centre des débats français. Les attentats d’Al-Qaida inaugurent une ère d’instabilité internationale génératrice d’une hausse considérable des migrations dont l’extrême droite saura profiter. En 1980, on comptait 8,4 millions de déplacés dans le monde. Puis 17,3 millions en 1990, 19,1 millions en 2001, 41 millions en 2013. Fin avril 2024, leur nombre atteint 120 millions. Simultanément, les débats sur le voile et la burqa envahissent l’actualité, en particulier après les attentats meurtriers contre une école juive, Charlie Hebdo, le Bataclan, Nice, Samuel Paty, etc. Le FN ajuste alors son discours à un courant intellectuel qui, des Pays-Bas à l’Italie, présente l’islam comme un ennemi mortel de la civilisation européenne. Les chaînes d’information en continu y contribuent. Ce qui permet au FN-RN de combattre l’immigration du Sud sans trop mettre en avant des préjugés racistes, dédiabolisation oblige, mais la défense de libertés et d’un vivre-ensemble — égalité femmes-hommes, droits des gays et lesbiennes, liberté d’expression et de caricature — qui seraient menacés par un « séparatisme » musulman dans les « territoires perdus de la République ». La convergence entre cette idéologie et la « laïcité », instituée en nouvelle religion séculière après les massacres de Charlie Hebdo, offre aux discours de l’extrême droite une onction républicaine.

Pourtant, l’hégémonie idéologique croissante ne se traduisait toujours pas en positions de pouvoir. La crise de 2008 et ses ondes de choc sociales allaient y remédier en étendant l’aire d’influence du FN-RN. Tandis que les contrecoups du choc pétrolier avaient, dans les années 1980, balayé les grandes usines des métropoles, la débâcle décime cette fois les établissements modestes des campagnes et des petites villes, les secteurs du bois, du carton, du matériel de transport, de l’agroalimentaire, du médicament… Des dizaines de milliers d’ouvriers perdent leur emploi dans des territoires qui n’en regorgent pas, à moins de s’éloigner de son domicile et d’alourdir sa facture automobile. L’État laisse se désintégrer ce tissu manufacturier qui avait jusque-là résisté aux délocalisations. Le fossé entre les métropoles mondialisées, rapidement remises sur pied, et le reste du pays s’accroît.

S’ensuit un sentiment d’injustice que la numérisation à marche forcée, l’austérité imposée par Bruxelles et défendue par Paris accentuent, et qui font naître une défiance envers la puissance publique (lire « Vous avez dit “sentiment d’abandon” ? »). En quelques années, écoles, gares, tribunaux, maternités, services d’urgences, centres des impôts ferment par centaines, dans les grandes villes mais surtout dans les petites et les villages : entre 2011 et 2016, la moitié des bureaux de poste de la Sarthe tirent le rideau. L’État s’efface du paysage. Le FN déroule alors sans effort sa stratégie de mise en concurrence des pauvres : l’argent public ne profite pas selon lui à ceux qui le méritent, mais aux étrangers qui exploitent la protection sociale, aux banlieues qui refusent de se soumettre aux lois de la République… Fin 2014, raconte l’historienne Valérie Igounet, « Thierry Lepaon, alors secrétaire général de la Confédération générale du travail (CGT), se trouve en séance de bureau confédéral de son syndicat. Il lit à haute voix un tract dont les grandes lignes sont, entre autres, un nécessaire protectionnisme et la défense des services publics par un État stratège recouvrant sa souveraineté “bradée” à Bruxelles. Il récolte l’assentiment général de ses camarades. “Il y a juste un problème”, explique-t-il, “ce tract a été rédigé par des gens du Front national. Alors on fait quoi maintenant ?” (5) »

La paupérisation des campagnes accélère le maillage territorial du RN

Inspiré par les thèses du géographe Christophe Guilluy sur la « France périphérique » et par les analyses du sondeur Jérôme Fourquet, ce positionnement de défenseur des exclus de la mondialisation, méprisés par les classes supérieures, est d’autant plus efficace qu’il s’appuie sur un constat juste. De fait, les élites urbaines se contentent souvent d’un rapport de villégiature avec les campagnes, dont elles ignorent les préoccupations. Or, avec la montée en puissance des enjeux environnementaux, cette France s’est transformée. Longtemps vanté comme un idéal — par opposition au citadin aliéné par le « métro-boulot-dodo » —, le modèle du petit propriétaire pavillonnaire se trouve métamorphosé en antimodèle par l’urgence climatique. L’avenir appartient au citoyen écoresponsable, qui se déplace à vélo, mange des légumes bio, privilégie les circuits courts et… érige sa coûteuse vertu en impératif moral. Cette nouvelle modernité progressiste, que l’austérité cantonne aux métropoles, renvoie des pans entiers du monde populaire à l’obsolescence. Ne lui restait plus qu’à mal voter… Le FN saura se tourner vers cette ruralité pour étendre son implantation, qui pendant deux décennies avait été concentrée autour de ses bastions du sud-est et du nord-est du pays.

L’indifférence de M. Macron à la ruralité, son mépris des « gens qui ne sont rien », ses grandes réformes contre les retraites, l’assurance-chômage, le code du travail, sans oublier la taxe sur les carburants, ont provoqué un soulèvement politique et populaire contre la paupérisation de la France non métropolitaine. Inédit par sa composition sociale et ses modes d’action, le mouvement des « gilets jaunes » s’est heurté à l’hostilité des médias, à la défiance d’une partie de la gauche, à la répression du gouvernement. Puis à la récupération de l’extrême droite. « Je suis là pour vous parler au nom d’une France qui se sent humiliée parce qu’on leur a dit “vous n’êtes rien, vous êtes des riens”, s’emporte Mme Le Pen (Europe 1, 29 novembre 2018). Maintenant, ça suffit : la classe politique s’est occupée prioritairement et même exclusivement de toutes les minorités possibles et imaginables dans notre pays depuis des années. Nous, nous sommes la majorité et nous méritons la considération et le respect. »

« Nous » ? L’électorat populaire dont parle Mme Le Pen a choisi l’abstention aussi souvent que le vote. Si une partie de celui-ci accorde ses suffrages à l’extrême droite, c’est également pour faire barrage à une mondialisation qui a ravagé le monde des ouvriers, des employés, des petites classes moyennes. Elle fait un pari assurément perdant. Car à mesure qu’il contamine la droite et le centre avec ses obsessions sécuritaires et migratoires, le parti de Mme Le Pen parachève sa normalisation économique, notamment sur la question européenne. Son accession au pouvoir apporterait donc à son électorat « de petits, de sans-grade, d’exclus, de mineurs, de métallos, d’ouvrières, d’ouvriers, d’agriculteurs acculés à des retraites de misère » invoqué le 21 avril 2002 par M. Le Pen les mesures xénophobes auxquelles certains aspirent peut-être. En revanche, cette victoire de l’extrême droite ne ferait rien pour inverser la dynamique qui les a broyés. Une gauche qui enfin s’y emploierait n’aurait donc plus aucun rival, juste un chemin semé d’embûches à éviter et une page blanche à écrire. Pari gagnant ?

C’est à présent le seul qui reste.

Par Pierre Rimbert et Benoît Bréville et Serge Halimi

Notes :

(1)  Lire Serge Halimi, « Le Front national verrouille l’ordre social », Le Monde diplomatique, janvier 2016.

(2)  Lire le dossier « Pourquoi la gauche perd », Le Monde diplomatique, janvier 2022.

(3)  Cité par Emmanuelle Reungoat, « Le Front national et l’Union européenne », dans Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer, Les Faux-Semblants du Front national, Presses de Science Po, Paris, 2015.

(4)  Le Figaro, Paris, 8 avril 2015. 

(5)  Valérie Igounet, « La conversion sociale du FN, mythe ou réalité ?», Projet, n° 354, Paris, octobre 2016.


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Par Pierre Rimbert et Benoît Bréville et Serge Halimi • Lu par Thibaud Delavigne
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Scarlett Bain

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En historien, Patrick Boucheron dénonce la mise en équivalence « des extrêmes », et souligne la gravité inédite de la situation. Selon l’auteur du Temps qui reste (Seuil, 2023), nous vivons l’aboutissement d’un long processus de dégradation de la parole publique, qui nous a rendus largement insensibles au péril de l’extrême droite, et nous maintient aujourd’hui dans une profonde léthargie face à l’urgence. Étrillant le macronisme, cyniquement engagé dans la « composition » avec le RN, il refuse toutefois de se résigner, et en appelle à la reconstruction de la gauche autour de la question du travail.

Pour le premier tour des législatives, dimanche 30 juin, quel bulletin faut-il mettre dans l’urne ?

Je n’ai aucune hésitation. Je le dis d’autant plus fermement et gravement que je n’ai jusqu’alors jamais dit publiquement pour qui je votais. D’abord parce que je répugne à adhérer à mes propres convictions. Ensuite parce que je pense que le bulletin de vote n’est pas une carte d’identité : il ne dit pas qui vous êtes, mais ce que vous faites, à un moment donné.

Or l’enjeu du moment est clair : l’extrême droite est en position de prendre le pouvoir en France, pour la première fois depuis Vichy. Nous sommes au bord du précipice. Ce fait massif devrait, chez toutes les femmes et les hommes de bonne volonté, disqualifier l’escroquerie sémantique de la symétrisation des extrêmes. Voici pourquoi je voterai Nouveau Front populaire (NFP).

Pourquoi prenez-vous aussi clairement position ?

Je le fais car en ce moment nous sommes comme des enfants apeurés : nous nous réveillons la nuit submergée par la tristesse, la colère et l’effroi. Il y a de quoi. Cette fois, ce n’est pas le coup ordinaire qu’on nous fait depuis si longtemps. Toute ma vie politique aura donc été sinistrement rythmée par l’ascension inexorable du Front national (FN), cette ritournelle qui nous a bercés, et qui a fini par nous berner.

Macron, comme Mitterrand avant lui, a bien compris que le seul moyen de remporter une élection était de se retrouver opposé à l’extrême droite. Mais ce n’est plus vrai aujourd’hui. Le vote Rassemblement national (RN) est à la fois protestataire et conservateur, mais il est aussi un vote d’adhésion. De nombreux électeurs du RN s’apprêtent à exercer leur pouvoir, ils savent très bien ce qu’ils font. Et ils le veulent ardemment.

PATRICK BOUCHERON, HISTORIEN
PHOTO MAGALI BRAGARD 

Patrick Boucheron : « Il faut réinventer une manière de mener la bataille d’idées »

À quelle logique répond la mise en équivalence de l’extrême droite et du Nouveau Front populaire ?

« Les extrêmes », voilà une fausse symétrie qui s’impose à force d’être assénée, que l’on répète sans y penser, mais qui ne décrit aucune réalité. J’ai toujours refusé de mettre sur un même plan l’extrême gauche et l’extrême droite, ne serait-ce que parce que s’il y a bien une rationalité politique, elle consiste à prioriser les périls et les espérances.


Certes, j’ai du mal à composer avec une certaine frange du NFP, et je comprends ce que cela peut coûter à certains électeurs. Je respecte infiniment leurs scrupules, et je crois qu’il faut leur laisser faire ce chemin, sans les brusquer. C’est donc à eux que je voudrais m’adresser, en leur disant que l’on a souvent voté à contrecœur au second tour ; mais à présent, dans certaines circonscriptions, il est de notre responsabilité de le faire dès le premier tour.

La clarification à gauche sera nécessaire. « On s’engueulera après », lit-on sur des affiches : c’est plus qu’une précaution, c’est une promesse. Mais dans un pays où le centre de gravité s’est largement déplacé vers la droite, l’alliance à gauche devait être le plus large possible pour faire face à la menace du RN. Et c’est la seule alternative face à un pouvoir séditieux, qui joue avec des forces antidémocratiques.

“Il y a une autre hypothèse, que l’on refuse de voir : c’est que les négociations entre le parti macroniste et la formation de la famille Le Pen ont déjà commencé.”

Quelle forme prend ce rapprochement entre le camp présidentiel et l’extrême droite ?

Le président de la République reprend le langage de l’extrême droite, en dénonçant le programme « immigrationniste » de la gauche. Ces derniers jours, le recentrage opéré par Jordan Bardella pour trouver un terrain d’entente avec Emmanuel Macron a été spectaculaire. Le programme du RN fait désormais moins peur aux milieux d’affaires patronaux que celui du Nouveau Front populaire, qui reprend au fond la tradition d’une gauche réformatrice et redistributrice.

On pourrait croire qu’il s’agit de la poursuite de la dédiabolisation de l’extrême droite, et de son double inversé : la diabolisation d’une gauche qu’on fait semblant de confondre avec l’extrême gauche. Mais il y a une autre hypothèse, que l’on refuse de voir : c’est que les négociations entre le parti macroniste et la formation de la famille Le Pen ont déjà commencé.

Le président serait d’ailleurs inconséquent de ne pas avoir anticipé ce scénario, qui s’annonce comme le plus probable. D’autant plus qu’il dispose de tous les moyens rhétoriques, idéologiques, clientélaires et financiers pour discuter avec le RN. On anticipe une cohabitation, mais il se pourrait que ce soit plutôt une composition, la poursuite d’une coalition de fait.

C’est une question de culture politique : rien n’empêche le macronisme, absolument pas vertébré politiquement, de s’entendre avec l’extrême droite. C’est par pragmatisme qu’il se dit opposé à elle, tout en servant les mêmes intérêts. Le moment de bascule dans ce processus de rapprochement a été le vote commun de la loi « Asile et Immigration ». Depuis la dissolution, on assiste à la concrétisation, légitimée par le suffrage, d’un accord déjà engagé. En somme, Emmanuel Macron, Éric Ciotti et Jordan Bardella ont commencé à gouverner ensemble.

Peut-on dire que cette dérive est surprenante ?

On refuse de le regarder en face, et on continue de perdre du temps à psychologiser l’inconséquence, l’arrogance et le cynisme d’Emmanuel Macron alors que seule compte la pathologie du pouvoir dont il est le nom. Il suffit d’entendre la manière dont il nous parle. Il a accéléré le pourrissement de la parole publique, entamé sous Sarkozy.

Tout est empoisonné dans cette dégradation de l’esprit public, et cela finit par tout emporter. Il ne s’agit pas d’une trahison brutale, mais d’un glissement progressif. Il n’y a plus de digues, et la vague est là. Même si, au fond, la seule position éthique, consiste à se placer du bon côté de la métaphore, et cette histoire de vague, vraiment, j’en ai marre. Il y a des gens qui se noient en Méditerranée, et on a réussi à nous faire croire que nous étions les victimes d’une vague migratoire. Cette métaphore de la vague est une manière de nier la réalité.

Comment expliquer que l’appel à faire barrage à l’extrême droite ne suffise plus ?

Il y a une léthargie terrifiante, où se mêle le sentiment de l’imminence avec celui de l’inéluctable : il faudrait s’en sortir, mais c’est déjà trop tard, et donc on renonce. On ne ressent plus la menace. Ce qui me frappe beaucoup dans la société, c’est cette insensibilité. C’est ce qu’il y a de plus rageant. Pourtant, imaginez ce que cela va être quand les verrous vont lâcher.

Ils commencent déjà à lâcher, tout le monde le sait, et plus personne n’est indemne. Vous avez lu le Barrage contre le Pacifique de Duras ? On en est là. Tout est à refaire, et il n’est pas vrai que l’on reprendra les choses plus facilement dans un gouvernement d’extrême droite. Dans ces moments-là, tout vaut mieux que l’extrême droite. Il faudra s’en souvenir entre les deux tours.

Que répondre à l’argument du « on n’a jamais essayé » ?

Tout dépend de quel « on » il s’agit. En Europe, on ne cesse pas d’essayer. Et même si l’extrême droite gouverne mal, ça ne l’empêche pas d’être réélue. Pourquoi ? Parce qu’elle arrive très vite à se venger de son impuissance, notamment concernant les promesses non tenues sur « l’endiguement de la vague migratoire ».

Son électorat ne lui en veut pas, car, comme le disait Léopold Sédar Senghor, « les racistes sont des gens qui se trompent de colère », donc le travail de la droite consiste toujours à la dévier vers d’autres cibles. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que, dans les classes populaires, la question n’est pas l’hostilité à l’immigration, mais à ce que l’on associe à l’immigration : à l’époque de Jean-Marie Le Pen, c’était immigration et chômage, aujourd’hui, c’est immigration et insécurité, immigration et violence.

Anthropologiquement, cette haine de l’immigration est d’abord une haine de la diversité. En Italie, depuis deux ans, Giorgia Meloni ne fait pas autre chose, elle détourne cette haine vers d’autres cibles : les femmes, les minorités sexuelles, les institutions culturelles, les libertés publiques, les droits fondamentaux. Et elle trouve un assentiment. Il ne faut pas croire qu’au pouvoir, l’extrême droite s’épuise et se disqualifie, elle s’enracine et s’organise.

“Concernant Emmanuel Macron, la rancœur à son égard se résume donc essentiellement à son mépris pour toutes les formes de travail, y compris le travail parlementaire.”

En face, l’alliance de gauche n’est-elle pas néanmoins porteuse d’une certaine dynamique sociale ?

J’ai été heureusement surpris par la rapidité avec laquelle les partis de gauche se sont réunis. Ils ont travaillé ensemble, ont nivelé leurs différences, ont tu leurs désaccords les plus criants, et sont parvenus à un texte commun, sobre et acceptable, y compris sur des sujets dont on pensait 48 heures plus tôt qu’ils rendaient les gauches irréconciliables.

Du reste, il n’y avait pas d’autre solution : elle ne sera peut-être pas gagnante, mais c’est la seule. En réaction, le pouvoir est devenu nerveux, très véhément, pris de court parce qu’il pensait que la gauche ne parviendrait pas à s’entendre. Elle y est arrivée, mais force est de constater que cette dynamique n’est pas relayée par le système médiatique, qui par engagement ou renoncement, entretient la torpeur.

Pour remédier à cette inertie, quel chantier la gauche doit-elle prioriser ?

Le rapport au travail, parce qu’il s’agit d’un chantier vraiment populaire, qui permettrait à la gauche de renouer, sociologiquement, avec les classes travailleuses. Cette perte de contact avec le monde du travail, c’est toute l’histoire tragique de la gauche depuis quarante ans.

C’est sur ce terrain que l’on s’attaquerait aux raisons profondes du vote d’extrême droite, qui est d’abord et partout corrélé aux conditions de travail dégradées. Les études le montrent à l’échelle européenne : plus les gens se sentent humiliés et déconsidérés, plus ils votent à l’extrême droite.

Aujourd’hui, c’est la dignité qui est le mot-clé : un appel au respect est le seul qui puisse toucher toutes les générations. Et c’est pourquoi le RN recrute dans tous les milieux professionnels où les gens souffrent au travail. La question n’est pas de savoir si les gens votent pour leur intérêt ou pour des valeurs : ces deux éléments sont liés à l’idée qu’ils se font de leur travail.

Concernant Emmanuel Macron, la rancœur à son égard se résume donc essentiellement à son mépris pour toutes les formes de travail, y compris le travail parlementaire. Le travail intellectuel n’y échappe pas non plus : il n’y a jamais eu de gouvernement dédaignant à ce point la recherche. Il suffit de regarder la doctrine française du maintien de l’ordre, largement invalidée par les sciences sociales, ou encore l’expertise sur l’immigration, systématiquement ignorée dans l’élaboration des politiques publiques, alors même que de nombreux chercheurs sont sollicités par le gouvernement sur ces questions.

Pour remettre le travail au cœur de son projet, la gauche doit sortir des facilités, des slogans et des fétiches. Abandonner la défense inconditionnelle, unilatérale, indistincte, de droits. Il faut mener une politique sociale, attentive aux contradictions actuelles de la réalité sociale de ce pays. Le seul espoir, pour moi, réside dans les ressources d’intelligence, de solidarité, de création, d’imagination, de courage, du côté du monde associatif, du mouvement syndical. C’est sur ces braises qu’il faut souffler.

En plus de voter, que faire pour continuer le combat contre l’extrême droite ?

La résistance consiste à faire des sacrifices : ses envies, sa liberté, et sa vie même. Si un régime d’extrême droite s’installe, on ne pourra pas continuer à faire ce qu’on aime faire en disant, en plus, que c’est de la résistance. Il faudra continuer à le faire, oui, mais ce ne sera plus suffisant. Il faudra le faire mieux, sortir du confort et de l’entre-soi, avoir le courage de prendre position.

Il n’y a pas, d’ailleurs, d’endroit où se planquer, alors on s’organisera à l’endroit où on est. De toute façon, tout le monde ne sera pas viré, seulement quelques-uns, bien placés, et cela suffira à faire obéir (presque tous) les autres. C’est comme miner un pont : seules quelques charges suffisent. Malgré tout, il faut maintenir un optimisme de méthode, qui seul permet d’agir, de se sentir mieux. Ce ne sont pas les plus résignés aujourd’hui qui auront voix au chapitre demain.

À Lire : l’article « Dans le Front populaire – le vrai, celui des foules… », dans la revue Entre-temps, 18 juin 2024.

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« On sait déjà que l’été sera chaud,
 évitons qu’il soit facho ».


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26 juin, 2024

EN BOLIVIE, LE PRÉSIDENT LUIS ARCE APPELLE À LA MOBILISATION CONTRE "LE COUP D'ÉTAT"

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LE PRÉSIDENT BOLIVIEN, LUIS ARCE, TIENT UN DRAPEAU DEVANT
UN BALCON APRÈS AVOIR "DÉNONCÉ LA MOBILISATION
IRRÉGULIÈRE" DE CERTAINES UNITÉS DE L'ARMÉE DU PAYS.
PHOTO CLAUDIA MORALES (REUTERS)

En Bolivie, le président Luis Arce appelle à la mobilisation contre "le coup d'État" / La confusion régnait mercredi soir dans la capitale bolivienne, La Paz, alors que des militaires et blindés encerclaient le siège de la présidence. Le président Luis Arce a appelé à la mobilisation contre "le coup d'État".

France24

LUIS ARCE ET LE COMMANDANT DE
 L'ARMÉE, LE GÉNÉRAL JUAN JOSÉ ZÚÑIGA

3 mn

le président bolivien Luis Arce a appelé mercredi 26 juin à la mobilisation contre "le coup d'État", quelques heures après la prise de position de militaires en armes et de véhicules blindés devant la présidence à La Paz.

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DES MILITAIRES BOLIVIENS DEVANT
LE PALAIS PRÉSIDENTIEL À LA PAZ,
LE 26 JUIN 2024.
PHOTO  REUTERS TV

"Le peuple bolivien est appelé aujourd'hui, nous avons besoin que le peuple bolivien s'organise et se mobilise contre le coup d'État en faveur de la démocratie", a déclaré Luis Arce dans un message vidéo à la nation depuis le palais présidentiel, aux côtés des ministres du gouvernement.

LA TENSION A COMMENCÉ À SE FAIRE SENTIR LORSQUE LES MILITAIRES
REBELLES ONT ÉRIGÉ DES BARRICADES POUR EMPÊCHER LES
 GENS D'ATTEINDRE LA PLAZA MURILLO EN RÉPONSE À L'APPEL PRÉSIDENTIEL.
PHOTO LUIS GANDARILLAS (EFE)

La situation est confuse à La Paz depuis que des unités de l'armée avançant dans les rues en rangs serrés, des véhicules blindés ainsi qu'un char, ont été stationnés sur la place Murillo, le siège de la présidence. Luis Arce avait alors dénoncé sur X "les mouvements irréguliers de certaines unités de l'armée bolivienne". "La démocratie doit être respectée", a-t-il dit.

CAPTURE D’ÉCRAN

L'ex-président Evo Morales (2006-2019) avait lui estimé immédiatement sur X, qu'"un coup d’État se prépare". "Des militaires et des chars sont déployés sur la place Murillo", a-t-il écrit, appelant "à une mobilisation nationale pour défendre la démocratie".

CAPTURE D’ÉCRAN

Selon les journalistes de l'AFP sur place, un véhicule blindé a tenté d'enfoncer une porte métallique du Palacio Quemado, le siège de la présidence, et le chef de l'armée, le général Zuñiga, est entré brièvement dans le palais.

Peu après, ce dernier a assuré que les militaires avaient l'intention de "restructurer la démocratie" en Bolivie. "Les forces armées tentent de restructurer la démocratie, d'en faire une véritable démocratie. Pas celle de quelques-uns, pas celle de quelques maîtres qui dirigent le pays depuis 30 ou 40 ans", a déclaré le général Juan José Zuñiga, entouré de soldats devant le siège de la présidence.

Des rumeurs circulent depuis mardi selon lesquelles le général Zuñiga, en poste depuis novembre 2022, pourrait être démis de ses fonctions. Dans une interview accordée lundi à une chaîne de télévision, le chef de l'armée a affirmé qu'il arrêterait Evo Morales s'il persistait à vouloir se représenter, alors que la Cour constitutionnelle a décidé en décembre 2023 qu'il ne le pouvait pas. "Légalement, il est disqualifié, il ne peut plus être président de ce pays", a déclaré le général Zuniga. Les forces armées "sont le bras armé du pays et nous allons défendre la Constitution à tout prix", a-t-il ajouté.

Dénonciations unanimes

Le parti au pouvoir en Bolivie, le Mouvement vers le socialisme (MAS), est profondément divisé entre Luis Arce et Evo Morales, autrefois alliés et aujourd'hui adversaires politiques en vue de l'élection présidentielle de 2025. Evo Morales brigue l'investiture au nom du MAS, Luis Arce n'a pas encore fait acte de candidature officielle.

La situation en Bolivie a été dénoncée par la majorité des pays sud-américains. Le secrétaire général de l'Organisation des États américains (OEA), Luis Almagro, a déclaré qu'"aucune forme de violation de l'ordre constitutionnel ne sera tolérée" en Bolivie, exprimant sa "solidarité avec le président Luis Arce" depuis Asuncion, où se tient jusqu'à vendredi l'assemblée générale de l'organisation.

De son côté, la présidente hondurienne Xiomara Castro, présidente en exercice de la Communauté des États d'Amérique latine et des Caraïbes (CELAC), a appelé les pays membres du groupe à "condamner le fascisme qui s'attaque aujourd'hui à la démocratie en Bolivie et à exiger le plein respect du pouvoir civil et de la Constitution".

CAPTURE D’ÉCRAN

En Europe, le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez a appelé à "respecter la démocratie et l’État de droit" en Bolivie.

Avec AFP


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21 juin, 2024

CUBA ACCOMPAGNERA L’AFRIQUE DU SUD DANS SA REQUÊTE CONTRE ISRAËL

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PHOTO PRENSA LATINA

Cuba accompagnera l’Afrique du Sud dans sa requête contre Israël / 
La Havane, 21 juin 2024. Le ministre des Affaires étrangères Bruno Rodriguez Parrilla a révélé aujourd’hui que Cuba accompagnera la Afrique du Sud dans sa requête contre Israël devant la Cour internationale de Justice.

 Prensa Latina

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Cuba a décidé de participer en tant que troisième État à la requête de l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de Justice et argumentera devant le principal organe judiciaire des Nations Unies la violation de la Convention sur le génocide, a écrit Rodriguez Parrilla sur le réseau social X.

 CAPTURES D’ÉCRAN

Le massacre du peuple palestinien doit cesser, a-t-il ajouté.

Il a également publié un communiqué officiel, par lequel le gouvernement cubain explique la décision d’intervenir dans la procédure contentieuse de l’Afrique du Sud contre Israël.

Cuba participera, prévient le texte, « conformément à l’engagement ferme et soutenu d’appuyer et de contribuer autant que possible aux efforts internationaux légitimes pour mettre fin au génocide commis contre le peuple palestinien ».

Il note en outre que cette disposition a un fondement juridique dans l’Article 63 du Statut de la Cour et répond au « strict respect des obligations de Cuba en tant qu’État partie à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ».

« Cuba exercera son droit de présenter, en tant qu’État tiers, son interprétation des règles de la Convention qu’Israël a violées de manière flagrante par ses actions dans le territoire palestinien illégalement occupé de la bande de Gaza », précise le communiqué.

La demande, souligne le communiqué, « vise principalement à mettre fin aux atrocités commises contre le peuple palestinien du fait de l’usage disproportionné et aveugle de la force par Israël ».

« Israël, en toute impunité, protégé par la complicité du gouvernement des États-Unis, ignore ses obligations en tant que puissance occupante en vertu de la quatrième Convention de Genève », affirme-t-il.

Le génocide, l’apartheid, les déplacements forcés et les châtiments collectifs ne peuvent avoir leur place dans le monde d’aujourd’hui et ne peuvent être tolérés par la communauté internationale, indique le document en exigeant le respect de la Charte des Nations Unies.

L’Afrique du Sud a récemment demandé à la Cour internationale de Justice de prendre des mesures pour qu’Israël cesse ses opérations dans la bande de Gaza, autorise la livraison de fournitures aux Palestiniens et rende compte de ses actions à ce jour.  peo/arc/raj