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PHOTO JAVIER TORRES Les Chiliens doivent se prononcer, le 25 octobre 2020, sur le maintien ou l’abandon de la Constitution de 1980, un legs de la dictature. Pour reprendre la main après le soulèvement populaire, la droite manœuvre, cherche à brouiller les cartes et parie sur l’abstention.
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«No son 30 pesos, son 30 años ! » Ce n’est pas l’affaire de 30 pesos pesos – l’augmentation du prix du ticket de métro, l’étincelle qui avait mis le feu aux poudres – mais l’affaire de trente ans. Ce cri de la jeunesse chilienne disait à lui seul, voilà un an, toute la profondeur politique du soulèvement populaire qui devait se prolonger de longs mois, jusqu’au confinement imposé, en mars, par la pandémie de Covid-19. En cause : trente ans d’une transition qui s’est accommodée de l’héritage institutionnel de la dictature d’Augusto Pinochet et qui a perpétué le modèle économique néolibéral usiné dans le macabre laboratoire chilien, après le coup d’État fatal au président socialiste Salvador Allende, le 11 septembre 1974.
Césure historique que ce surgissement politique : le peuple chilien affirmait, colère et joie mêlées, sa volonté d’être entendu, pris en compte et, entre assemblées de quartier et occupation de l’espace public, sa volonté de participer aux choix politiques. Jusque-là, sa mise au ban, depuis le « retour à la démocratie » en 1990, n’avait produit que désastre social : pauvreté endémique, système de santé publique délabré, éducation à deux vitesses, règne des fonds de pension.
Dans l’élan d’octobre confluèrent tous les mouvements qui se sont levés, ces dernières décennies, pour contester un ordre injuste portant encore les gènes des politiques autoritaires et antisociales de la dictature : les luttes pour des retraites par répartition, le combat féministe, les manifestations étudiantes, le mouvement des Mapuches contre la spoliation de leurs terres ancestrales.
État d’urgence sanitaire et couvre-feu, la colère populaire confinée
La réponse de la droite au pouvoir à ces demandes sociales : un invraisemblable déchaînement de violence qui a fait 26 morts et 11 564 blessés. Dans les commissariats, l’ombre de la torture, des viols, des traitements inhumains et dégradants témoignait de cet étau autoritaire qui perdure et marque encore les chairs. Les sévices et les balles éborgneuses n’eurent pas raison de la révolte. Mais la pandémie vint mettre un coup d’arrêt à cette irruption populaire. État d’urgence sanitaire, couvre-feu, emplois précaires détruits : le gouvernement s’est employé à confiner la révolte, laissant les plus déshérités, qui vivent et travaillent au jour le jour, à leur désarroi, dans un pays secoué par les spasmes de véritables émeutes de la faim.
La colère ne s’est pas éteinte pour autant et dans cette crise, le mouvement populaire a ouvert une brèche, en imposant l’idée d’un changement de Constitution. Le 15 novembre 2019, les forces politiques s’accordaient a minima sur le calendrier d’un processus constituant. Toujours en vigueur, la Constitution de 1980, héritée de la dictature, fait de la « libre initiative économique » le soubassement de l’organisation sociale et politique. Bien qu’amendée depuis la chute de Pinochet, elle apparaît comme un verrou, une entrave aux changements auxquels aspire le peuple chilien.
Le 25 octobre prochain, les électeurs devront décider de son maintien ou de son abandon. Ils doivent encore se prononcer sur la nature de l’organe qui serait chargé d’élaborer une nouvelle charte fondamentale : soit un Congrès mixte composé à parts égales de membres élus à cette fin et de parlementaires en exercice (option défendue par la coalition gouvernementale), soit une assemblée constituante intégralement composée de membres élus pour l’occasion (idée soutenue par l’opposition). Si cette dernière configuration devait être retenue, cet organe serait paritaire, une victoire pour les féministes, qui ont marqué de leur empreinte le mouvement populaire. Après un premier report et à quelques semaines de la consultation, rien n’est joué ; l’élite au pouvoir cherche même à se saisir de cette échéance pour reprendre la main. Dans un contexte de crise sanitaire peu propice au débat démocratique, la droite manœuvre, cherche à brouiller les cartes et parie sur l’abstention.
Une faille s’est creusée dans l’ordre établi
Piñera, qui a élargi cet été le gouvernement à des nostalgiques de la dictature, ne recule devant aucune manigance : tentative d’instaurer un quorum en deçà duquel le scrutin ne serait pas valide, refus du vote par procuration, tractations obscures sur les dépenses de campagne, confusion sur le protocole sanitaire accompagnant le scrutin, etc. La militante féministe et écologiste Lucia Sepulveda craint même que cette séquence politique n’offre une « bouée de sauvetage » au président et à son camp, « en établissant le référendum comme la seule réponse aux demandes de changements de fond » exprimées dans la rue, alors que le processus est entravé par « des mécanismes qui usurpent le pouvoir constituant ». « Le pire, c’est que l’état d’urgence est maintenu avec un couvre-feu et du personnel militaire dans les rues et une forte répression de toute manifestation pour l’approbation d’un changement de Constitution », insiste-t-elle. Sur ce terrain miné, si le oui à une nouvelle Constitution devait l’emporter, la bataille ne ferait que commencer. Avec, du côté du peuple, l’acquis de politisation d’un mouvement qui a bouleversé les consciences. « Le mouvement populaire a changé le cours de l’histoire récente du Chili. Les mouvements sociaux ont pris entre leurs mains l’intérêt général que l’État ne portait pas, définissant leurs aspirations au bien commun sur la base de leurs propres délibérations. Ils ont assumé un rôle qu’ils n’abandonneront pas facilement », prédit l’historien Mario Garces. Une faille s’est creusée dans l’ordre établi. Contre la dictature de l’argent et les pleins pouvoirs aux capitalistes, Alvaro Ramis, le recteur de l’Académie de l’humanisme chrétien, à Santiago, y voit l’occasion de défendre le principe d’une « Constitution de l’égalité », propre à jeter les bases d’un pays « où les riches seraient moins riches, les pauvres moins pauvres, et où nous serions tous moins vulnérables à l’insécurité et à la contingence. Où chacun pourrait construire, sans limites et sans arbitraire, son propre projet de vie ».
Calendrier et processus constituant
Lors du référendum du 25 octobre, les Chiliens devront répondre à deux questions : « Voulez-vous une nouvelle Constitution ? » et « Quel type d’organisme devrait rédiger la nouvelle Constitution ? » avec, pour cette dernière, deux alternatives : une convention mixte (composée à parts égales de membres élus et de parlementaires en fonction) ou une convention constitutionnelle (composée exclusivement de représentants élus pour l’occasion). Si les électeurs approuvent l’option d’une nouvelle Constitution, l’élection des membres de la Convention interviendrait le 11 avril 2021. Ils auraient alors 9 à 12 mois pour rédiger une nouvelle charte fondamentale, qui devrait être approuvée par les deux tiers des membres de la Convention, avant d’être soumise à un nouveau référendum.
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