CARMEN VIVANCO |
Carmen est une femme sans âge. Certes, ridée et blanche comme la cordillère. Mais avec ses yeux noirs, sa robe de deuil, sa silhouette vive, son parler fort, elle a arrêté le temps. Erynie d'Eschyle exilée au Chili...
DUQUESNE Jean-Charles, le 25/10/1995
Elle ressasse, elle accuse. Depuis près de vingt ans, les mêmes mots impitoyables : « C'était le 24 août 1976. Les policiers ont investi la maison. Ils ont pris mon mari, mon fils, mon frère, ma belle-soeur et leur aîné. Tous poursuivis comme sales communistes. Jamais je ne les ai revus... » Elle lève la main droite. Ecarte les cinq doigts. « Cinco, señor, cinco. »
Au mur de la pièce grise, un Christ d'affliction, la photographie fanée de Salvador Allende _ le président renversé le 11 septembre 1973 par le général Pinochet _ et la litanie de la Déclaration des droits de l'homme. C'était l'espérance, c'était l'espoir. Tout autre, l'incroyable réalité d'aujourd'hui en terre démocratique ! Carmen soupire : « Pinochet tire toujours les ficelles. Le jour de la fête nationale, vous l'avez vu au premier rang ? Souriant et arrogant. »
L'insolence de Pinochet
À l'image de milliers de Chiliennes et de Chiliens, Carmen Vivanco adhère à « Agrupacion de familiares de detenidos-desaparecidos », association vieille de vingt ans. « Nos objectifs n'ont pas changé, souligne Amanda Gonzalez, la vice-présidente, dont le fils, socialiste, a été arrêté en juillet 1974. Nous voulons savoir ce que sont devenus nos parents, nos familles. Nous n'avons aucune information sur 1 150 personnes, des hommes dans leur immense majorité ; nous avons recensé 59 femmes _ dont neuf étaient enceintes _ et 16 mineurs. Où ont-ils été internés ? Comment sont-ils morts ? Ils méritent une sépulture décente. Quant aux coupables, nous réclamons leurs noms, et un jugement devant des tribunaux civils. Sans amnistie. »
La quarantaine véhémente, Gonzalo Munoz, frère d'un disparu de 1987, vise Pinochet : « Il ne cesse de tenir des discours insolents, et ne veut reconnaître aucune faute. On nous dit : il faut pardonner. J'admire le Pape qui a pardonné à son agresseur, mais la société civile italienne a quand même jugé et emprisonné le criminel. Le geste de Jean-Paul II montre bien que le pardon est affaire individuelle. Au Chili, certaines victimes pardonneraient. Moi, si l'on me demandait pardon, je ne préjuge pas de mon attitude. Aujourd'hui, nous vivons une situation trop irréelle. »
Etonnant Chili ! Voilà, le 14 décembre 1989, un président élu démocratiquement avec 55 % des voix : Patricio Aylwin, démocrate-chrétien, chef de file des 17 partis de la Concertation pour la démocratie. Il mettra en place une « Commission pour la vérité et la réconciliation ». Comment oublier ses larmes lorsque, devant les caméras de télévision, il évoquera les 3 500 morts de la dictature née du coup d'État du 11 septembre 1973 et demandera pardon à la nation ? Respectable et respecté président de transition.
Voici, le 11 décembre 1993, un second président démocrate-chrétien, Eduardo Frei, élu avec 58 % des voix. L'homme appelé à ancrer solidement le pays dans la démocratie, à rejeter les militaires dans l'ombre et à poursuivre en justice les coupables... La condamnation, le 30 mai dernier, à sept ans de prison du général Contreras, ancien chef de la police politique, organisateur de l'assassinat, en 1976 à Washington, d'Orlando Letellier, ancien ministre socialiste d'Allende, allait prouver sa détermination. Mais si Pedro Espinoza, adjoint de Contreras, acceptait sa propre condamnation à quatre ans de prison, le bras droit de Pinochet se réfugiait dans un hôpital de la marine ! Ce n'est que samedi dernier, quatre mois et demi après sa condamnation, qu'il a accepté son transfert en prison...
Construire un pays de première classe
Ce procès Contreras _ exigé par les États-Unis _ a réveillé les militaires. « Injuste », a commenté Pinochet, inamovible général en chef de l'armée de terre jusqu'en 1997. Le 11 septembre, le vieux « jefe », Raminagrobis aux moustaches toujours frémissantes, vitupérait devant 4 000 fidèles : « Le 11 septembre 1973 marque le retour de la liberté au Chili. Ceux qui, hier, préparaient la guerre civile, aujourd'hui s'offensent. Ce sont eux les assassins. Que l'on cesse de s'en prendre aux forces armées. Il est temps de dire « basta ». Ce que nous voulons, c'est construire un pays de première classe. Cela requiert l'intelligence, la capacité et l'oubli. »
Message clair. Pas question pour les militaires d'accepter d'autres procès, de reconnaître crimes ou fautes. Le coupable, c'est l'autre. « Le pays n'est pas pleinement réconcilié », reconnaît le président Frei. Les Chiliens apprécient l'euphémisme...
La statue du commandeur ne commande plus. Mais l'habile Augusto a su ficeler lois et Constitution pour gripper les rouages de la démocratie. Un seul exemple : des sénateurs nommés à vie bloquent les initiatives de la majorité présidentielle. Comment la droite proche des militaires accepterait-elle le « paquet » de trois projets de loi _ pourtant modérés _ proposés par E. Frei : la vérité (mais non la justice) sur les disparus, la possibilité pour le président de nommer ou de révoquer généraux ou amiraux (mais pas les généraux en chef...), la réforme de la Constitution, assortie de la suppression les neufs sièges à vie du Sénat ?
Avec réalisme, Guillermo Miranda, président de la Commission internationale du PS, admet : « Nous sommes dans une démocratie protégée par les militaires. L'héritage de la dictature empêche de faire la justice. La grande question est donc : quel type de société voulons-nous bâtir ? Nous avons deux ans _ avant les élections au Parlement _ pour convaincre les électeurs de nous donner une majorité susceptible de voter les réformes permettant le passage d'une démocratie protégée à une démocratie véritable. Aujourd'hui, il convient de rendre cohérente la vie économique et sociale avec la vie politique. »
La justice est passée à la trappe
Ce réalisme des hommes de la « concertation » provoque l'amertume des familles de disparus : « Le gouvernement, dit Amanda Gonzalez, a renoncé à son propre programme : vérité et justice. La justice passe à la trappe. Quant à l'Eglise, qui a oeuvré contre la dictature, elle parle beaucoup de réconciliation, mais pas de châtiment des coupables. Elle s'éloigne de nous, se défausse sur le pouvoir civil. »
Président de la Conférence épiscopale, Mgr Fernando Ariztia-Ruiz, évêque de Copiado, s'explique : « Durant les années de la dictature, et encore aujourd'hui, pardon, vérité et justice ont été intimement liés. Mais pour le général Pinochet et ses amis, réconciliation signifie seulement oubli. Le Chili souffre d'une blessure profonde, toujours ouverte, non cicatrisée. Je crois que le pardon ne se décrète pas par un vote : il est toujours et d'abord une grâce de Dieu. »
L'évêque insiste sur la nécessité de créer les conditions propices à l'obtention du pardon : « Elles sont de deux sortes : d'abord, une forme de reconnaissance des excès, et puis la lumière sur le sort des détenus-disparus. Il est très difficile de désigner nommément les coupables, aussi insistons-nous sur la reconnaissance de ces excès. Très difficile aussi de parvenir à une vraie réconciliation sans reconnaissance du péché personnel. N'oublions pas qu'au départ il y a eu des situations de confrontation dont tout le monde est coupable. L'Eglise souhaite donc créer un climat propice à l'autocritique à la fois des personnes et des institutions. »
Ceux qui savent se taisent
Pinochet et ses amis bafouent-ils les valeurs chrétiennes ? Mgr Aristia-Ruiz constate : « La « raison d'Etat » peut conduire à une déformation de la conscience. La doctrine de la sécurité militaire crée deux groupes : les amis et les ennemis, donc un climat de guerre. Enfin, l'orgueil débouche sur l'impossibilité de reconnaître ses fautes. »
Le cardinal archevêque de Santiago, Mgr Carlos Oviedo Cavada, nous apporte des précisions : « Pas plus qu'ailleurs, il n'y aura de totale réconciliation : celle-ci est un long processus qui doit progresser dans les coeurs. Refusons la paralysie, tournons-nous vers l'avenir : voulons-nous un Chili toujours en guerre, ou un pays de frères ? Question d'ordre éthique. Attaquons-nous aux graves problèmes de société : la pauvreté, l'éducation, la santé, l'alcoolisme. Et la corruption, ce mal social. »
Accaparé par les tourments du quotidien, le peuple, lui, ne participe guère au débat sur la réconciliation. Diagnostic des Petites Soeurs de Foucauld, voisines de la maison du P. André Jarland, tué par balles en septembre 1984 : « Les gens ne sont ni vindicatifs ni rancuniers. Ils attendent un signe pour faire le pas suivant. Mais ceux qui savent se taisent. Ceux qui devraient se libérer de leurs fautes n'arrivent pas à le faire : ils pensent qu'ils ont raison. » Julio Navarro, religieux assomptionniste, confirme : « C'est vrai, il y a blocage. Mais la réconciliation n'est pas seulement une question de pardon. L'important est d'orienter les consciences, de pouvoir aborder le problème au plan éthique, de construire une société sur des bases solides. »
Dans l'attente d'une autre image de l'armée
Au hasard des artères cabossées des quartiers déshérités de Santiago, Valparaiso ou La Calera, les réflexions se focalisent sur la personnalité du général Pinochet. Gerardo Orostika, technicien, tranche : « Il a torturé mon père. Tant qu'il sera là, il n'y a pas de réconciliation posible. » « Il doit payer », ajoute Juan Antonio Avalo, mécanicien. Tandis que son copain Gerardo Mercier précise : « Pinochet est un symbole. La réconciliation, ce n'est pas pour demain. Il faut attendre que nous ayons une autre image de l'armée.»
Un évidence pourtant : pour les Chiliens, la réconciliation ressemble à un jeu politique de haut niveau. O. d'Argouges, curé de la ville minière de Lota, note : « Le petit peuple est plutôt pour se retrouver et s'entendre. Je rencontre la veuve d'un fusillé : jamais elle ne parle avec haine. Elle est prête à pardonner. » Approbation d'une mère de cinq enfants. Avec une nuance : « Les gens ont-ils envie de la réconciliation ? Oui, surtout les femmes. Mais nous ne savons pas nous y prendre. Comme au sein de la famille, le problème, c'est la communication. »
Nécessaire parole, mais difficile parole. Consuelo Cox, psychologue, témoigne de son expérience professionnelle à Santiago : « Je sens un besoin de pardon au niveau de l'intimité. J'ai des patients des deux bords. Un militaire, faute de pouvoir s'exprimer, a sombré dans l'alcoolisme. Un autre homme, simple partisan de Pinochet, s'interroge : comment ai-je pu rester les oreilles bouchées ? »
À l'opposé, ce sont les plus atteints qui ont le plus de facilité à pardonner : parce qu'ils ont touché le fond de la douleur, ils sont plus proches de l'homme et de ses limites. Ils ne veulent pas l'oubli, mais ils ne souhaitent pas qu'une autre personne vive ce qu'ils ont vécu. »
La psychologue se montre confiante en l'avenir : «Quand une société parle de ces problèmes, c'est qu'elle reconnaît déjà leur existence et l'obligation de faire quelque chose. Dans des familles déchirées, on commence à se réunir de nouveau à l'occasion d'un mariage ou d'un enterrement. Des signes positifs... »
Augusto Pinochet, lui, se prépare à fêter ses 80 ans. Mais pas son départ en retraite...
Jean-Charles DUQUESNE
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