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PHOTO ALEXEY KUDENKO / SPUTNIK
ENTRETIEN / La décision d’entrer en guerre contre l’Ukraine révèle un régime fragile, mais persuadé de reconstruire l’empire russe. Andreï Gratchev, historien et spécialiste des relations internationales, y voit un président pris dans son propre engrenage guerrier et une logique de surenchère.
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Auteur du Jour où l’URSS a disparu, chez l’Observatoire, Andreï Gratchev, dernier porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev au moment de la perestroïka, condamne l’action d’un régime, aux erreurs d’analyse manifestes, condamné à disparaître sous la double pression de la société civile russe et d’un renforcement de la pression militaire à ses frontières.
Comment analysez-vous l’intervention lancée par Vladimir Poutine en Ukraine ?
ANDREÏ GRATCHEV PHOTO MAGALIE BRAGARD |
Historien et spécialiste des relations internationales
À posteriori, on peut tenter de schématiser la stratégie de Vladimir Poutine sans savoir comment réellement va évoluer la situation. Il faut remonter aux mois d’octobre et novembre, lorsque le président russe organisait à la fois des réunions avec des militaires et avec le personnel du ministère des Affaires étrangères et son principal représentant, Sergueï Lavrov. À cette époque, il commence à changer de langage et évoque la nécessité de trouver une solution face à une situation anormale. Il affirme : on a trop attendu, les accords de Minsk n’avancent pas et les Ukrainiens, avec le consentement des Occidentaux, ne cessent de les saboter. Le mois dernier, on a eu le sentiment que Poutine arrivait à la conclusion que la stabilité, le statu quo, jouait contre lui. Il a estimé que, faute d’intervention, il y aurait une remise en cause du statut des Républiques à l’est de l’Ukraine et une marche accélérée de l’Ukraine vers une entrée dans l’Otan.
Pour toutes ces raisons, le président russe a jugé qu’il fallait renverser la table et mettre les Occidentaux face à un choc de confrontation. L’objectif étant d’obtenir soit une clarification de leur position, soit de fournir à Poutine les alibis pour passer de l’étape de recherche de solutions politiques à une escalade graduelle allant jusqu’à la force. Ces étapes ont pris la forme de manœuvres, de concentration de troupes le long de la frontière ukrainienne et de menaces explicites pour que les accords de Minsk et le statut des deux Républiques soient reconnus formellement à Kiev. La présence de troupes à la frontière devait montrer aux Occidentaux tout le sérieux des intentions de Moscou. Selon moi, Poutine imaginait encore que la pression politique, verbale et militaire finirait par payer. Et que les Occidentaux mettraient la pression sur Kiev pour pousser Volodymyr Zelensky à accepter le statut autonome de Donetsk (DNR) et Lougansk (LNR). Cette escalade s’est avérée insuffisante et le piège de Vladimir Poutine s’est retourné contre lui. Une fois lancé, il a accepté un engrenage et une logique de surenchère dont il ne pouvait plus sortir. En face, sur impulsion des États-Unis, les Occidentaux ont décidé de riposter sous une forme dure et de ne pas céder au bluff politique. Cette escalade réciproque a transformé l’Ukraine en victime de cette confrontation.
Ce pari a conduit Vladimir Poutine à déclencher l’offensive militaire. Pourquoi une telle décision ?
Les divers échecs essuyés par le président Joe Biden, dont le désastre du départ de Kaboul et une certaine fragilité politique aux États-Unis, ont été interprétés par Vladimir Poutine comme un moment opportun pour recourir à la force. De même que les divisions européennes, les tergiversations sur le rôle de l’Otan, les désaccords lui ont laissé penser qu’une fenêtre s’ouvrait pour agir. Cette fuite en avant du président russe confirme une panique politique et une forme de fin de règne. Le modèle qu’il a construit ces vingt dernières années s’avère extrêmement fragile : économiquement, dans son rapport avec la société russe et sur le plan international. Devant la perspective d’une passation de pouvoir de plus en plus proche, Poutine a jugé que, dans ce XXIe siècle qui présage une confrontation entre les géants américain et chinois, la Russie risquait d’être réduite à une puissance de deuxième plan. Les récents événements au Haut-Karabakh, en Biélorussie et au Kazakhstan ont confirmé cette fragilité. Le président russe avait déjà opté pour le recours à la force. Dans ce contexte, l’Ukraine est considérée comme une épine dans le pied du Kremlin, à retirer par n’importe quel moyen. D’où ce saut dans l’inconnu.
Cette tragédie révèle-t-elle une erreur d’analyse géopolitique des autorités russes ?
Il s’agit clairement d’une erreur stratégique. Poutine s’est trompé sur plusieurs tableaux : le fait que l’Occident céderait à une pression musclée, que les Ukrainiens ne représenteraient pas une société nationale. Il a également développé un raisonnement erroné quant à la fraction russophone de l’Ukraine. Le président russe pensait qu’elle lui apporterait une forme d’aide, comme en Crimée, huit ans auparavant. Son analyse géopolitique d’un XXIe siècle « post-occidental » s’est enfin révélée fausse. Il espérait que la Russie, alliée à la Chine, imposerait la révision des règles établies depuis la fin de la guerre froide. Vladimir Poutine est parti du constat que les organisations internationales comme l’ONU et l’OSCE étaient dépassées et que les acteurs principaux étaient campés par des grands ensembles – chinois, russe, américain, avec les Européens au milieu – comparables aux empires. Cette vision rétrograde est confirmée par ses dernières déclarations qui indiquent chercher non pas la reconstitution de l’URSS, mais de l’empire russe. C’est-à-dire un projet bâti sur un caractère national et nationaliste, soit une conception du monde datée du XIXe siècle. Ce mauvais calcul lui est fatal, car il se trompe non seulement sur le potentiel de résistance de la société ukrainienne, mais aussi sur les caractéristiques des temps modernes. Dans cette stratégie, il n’est même pas accompagné par un allié essentiel : la Chine.
Au final, Poutine a-t-il perdu l’ensemble de ces paris ?
Poutine prétendait vouloir renforcer la sécurité de son pays par cette action. Au lieu d’éloigner l’Otan de ses frontières, il provoque son rapprochement, l’entrée de troupes et la création de bases. Au lieu d’une Ukraine démilitarisée, il va obtenir une Ukraine surarmée avec une perspective réelle d’association avec l’Otan. Il conduit au retour des États-Unis et de l’Alliance atlantique en Europe. Sur l’ensemble de ces points, le président russe s’avère perdant. Dans l’incapacité d’avouer son échec, il procède à une surenchère meurtrière. Elle semble réveiller la société russe, qui baignait dans une forme de léthargie ces dernières années. Face à ce conflit provoqué entre les deux peuples frères, elle refuse cette politique aventurière, comme en témoigne la multitude de manifestants à Moscou, Saint-Pétersbourg et dans d’autres villes.
Malgré cette fuite en avant de Vladimir Poutine, une porte de sortie existe-t-elle ?
La priorité absolue demeure le sauvetage de millions de vies et la nécessité d’éviter les destructions irréparables de l’économie, du patrimoine national et historique du pays. Face à l’absurdité de cette action militaire, il faut, côté européen et ukrainien, trouver des compromis. Pour y parvenir, on peut revenir aux questions clés : la neutralité de l’Ukraine, l’entrée dans l’Otan, la fédéralisation, qui consiste à reconnaître le statut particulier des régions de l’Est. La reconnaissance de la Crimée comme partie intégrante de la Russie fait également partie des discussions. L’opération militaire en Ukraine visait aussi à légitimer la prise de cette région au niveau international. Il faut éviter que l’irréparable soit commis à travers des actions irréfléchies du côté occidental. Les Américains pourraient être tentés de transformer l’Ukraine en Afghanistan bis pour la Russie. Ce n’est pas dans l’intérêt des Européens.
La Russie se relèvera-t-elle d’une telle mise au ban ?
Les Occidentaux doivent comprendre l’essence du conflit. Il ne s’agit pas de la Russie contre l’Ukraine. C’est une opération militaire menée par un régime au comportement irrationnel, y compris par rapport aux intérêts de sa propre population. Cela pose la question du pouvoir et de sa concentration entre les mains d’un autocrate qui œuvre sans garde-fou et institutions démocratiques. Cette situation est accentuée par le fait que ce dirigeant dispose de l’arme nucléaire et siège au Conseil de sécurité de l’ONU. Il faut commencer à penser l’après-Poutine. La Russie n’est pas condamnée à vivre dans un système antidémocratique. La société va devenir un facteur de résistance qui s’ajoute à celle du peuple ukrainien.
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PHOTO SERGEÏ SUPINSKY |