L’ÉQUILIBRE DES POUVOIRS |
À la suite d’un accord signé in extremis par tous les partis politiques, le 17 janvier 2023, le Congrès chilien a adopté une loi qui lancera le processus de modification de la constitution du pays.
PIERRE GILLES BÉLANGER |
Après l’annonce de la hausse du prix des billets de métro, le printemps chilien de 2019 a connu plusieurs manifestations qui dénotaient une lassitude générale face aux inégalités sociales. Le président et multimillionnaire Sebastian Piñera devint emblématique de ces inégalités, lui qui avait déclaré l’« état de guerre » comme solution au « chaos ».
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L’idée de changer la constitution héritée de l’époque dictatoriale est alors réapparue. Rien ne laissait présager qu’après un référendum où 78 % des votants avaient approuvé qu’une assemblée citoyenne rédige une nouvelle constitution, cette constitution soit rejetée – par référendum le 4 septembre 2022 – par plus de 62 % de la population. Qu’était-il arrivé des changements espérés par plus d’un million de marcheurs pacifiques dans les rues de Santiago ?
Avant même la rédaction d’un nouveau projet constitutionnel, les craintes que le Chili devienne un nouveau Venezuela étaient présentes.
Fracas économique, destruction des valeurs familiales, violences urbaines, prolifération des gangs de rue, immigration illégale, perte de l’identité chilienne, etc., tous ces sujets ont alimenté les discussions. L’incertitude était bien présente.
Un affront au libéralisme
Ce projet de constitution, moderne et progressiste, touchait des points centraux comme la déprivatisation de l’eau et de l’éducation, la parité dans les postes de pouvoir, la reconnaissance des peuples autochtones du Chili, la création d’un conseil de la magistrature, l’élimination du Sénat, la légalisation de l’avortement, etc. Ce projet avait également de quoi faire peur à une partie de la population plus conservatrice. Mais surtout, il remettait en question la concentration du pouvoir de l’élite économique du Chili et attaquait les châteaux forts du libéralisme, donnant une place à des franges de la population traditionnellement peu écoutées et souvent vulnérables.
L’Assemblée constituante a été critiquée pour ses erreurs de parcours et en raison des propos de certains de ses membres, propos qualifiés d’inadéquats, voire parfois extrémistes, par la majorité de la population. Ce que la presse n’a pas manqué de ressasser, à un point tel qu’un sondage a révélé que la moitié de la population aurait rejeté le projet constitutionnel par méfiance envers cette Assemblée constituante.
Une opposition rationnelle
Les médias ont laissé circuler plusieurs rumeurs, par exemple celle voulant que le projet constitutionnel éliminerait la propriété privée, faisant craindre la venue d’un régime autoritaire de gauche. Une opposition plus sérieuse s’est exprimée par la voix du mouvement dit « amarillo » porté par un animateur télé. Il a soulevé ce qu’il considérait comme des faiblesses et ambiguïtés du projet, conduisant à des dispositions contraires aux valeurs profondes des Chiliens, telles que l’unité nationale et le droit inconditionnel à l’avortement.
Dès lors, peu importait le résultat du référendum, un rejet de la constitution en cours de discussion ne serait plus problématique, selon plusieurs, puisqu’il n’empêchait pas la mise en place d’une nouvelle et future constitution.
Les partis politiques sont finalement arrivés à un accord, que le Congrès a entériné ce 17 janvier 2023.
La formule
Une formule en 12 points délimite le débat constitutionnel afin d’éviter les écueils ayant conduit au rejet de la première constitution. Ces 12 points généraux renferment des compromis sur l’éducation privée ou le rejet du plurinationalisme. Ce projet reconnaît les peuples autochtones, mais dans une seule nation chilienne indivisible.
Le Congrès nommera 24 experts qui rédigeront, dès janvier 2023, un préprojet, soumis ensuite à 50 conseillers élus au suffrage universel le 7 mai 2023 et répartis entre femmes et hommes à parts égales avec une représentation de membres des peuples autochtones. Le vote se fera à la majorité des 3/5 pour chacun des articles soumis. Le Congrès désignera un comité de 14 juristes ou universitaires afin de veiller au respect des 12 points de base. Le texte final sera soumis au vote populaire et obligatoire à la fin de l’année 2023.
Une constitution sous tutelle ?
Comment la population accueillera-t-elle ce projet ? Devant le rejet ferme du référendum de 2022, on peut se demander si les 50 conseillers élus se sentiront totalement libres de remettre sur la table des droits qui relèvent d’une plus grande justice sociale. Ou encore d’élaborer de nouvelles idées ou de critiquer le projet préparé par des experts désignés par un Congrès souvent qualifié de conservateur ou d’un Sénat composé majoritairement de représentants de droite ? La justice sociale revendiquée par les manifestants de 2019 sera-t-elle étouffée par la crainte d’un nouveau refus ?
Jamais le Chili n’a été aussi près d’un compromis entre divers intérêts. Le laboratoire chilien nous dictera certainement plusieurs leçons sur l’équilibre des pouvoirs.
PROFESSEUR DE DROIT À L'UNIVERSITÉ D’OTTAWA ET PROFESSEUR INVITÉ À L'UNIVERSITÉ DU CHILI
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