12 novembre, 2019

UN COUP D’ÉTAT PAS ORDINAIRE EN BOLIVIE


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DESSIN PAOLO LOMBARDI
Les conditions pour tenir de nouvelles élections en Bolivie sont loin d’être réunies dans ce pays andin où la violence des divisions accompagnait toujours lundi la démission, forcée par l’armée, du président Evo Morales dimanche. Une chute précipitée en partie par les irrégularités détectées lors du dernier scrutin présidentiel, mais surtout par l’élite économique et religieuse bolivienne qui souhaite reprendre le contrôle du pays afin d’enrayer les réformes réalisées depuis 13 ans dans un esprit d’inclusion sociale par le premier chef d’État indigène bolivien.
MARIE-CHRISTINE DORAN
« Nous ne sommes pas devant un coup d’État ordinaire, laisse tomber à l’autre bout du fil la spécialiste de l’Amérique du Sud Marie-Christine Doran, professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Ce n’est pas l’usure du pouvoir ni un bilan tragique qui viennent de forcer la sortie d’Evo Morales. C’est le résultat d’une résistance de l’élite qui, depuis 13 ans, a perdu ses privilèges. Elle s’est radicalisée en passant par les mouvements de la droite religieuse évangélique. Aujourd’hui, le départ de Morales, c’est la revanche de cette élite, mais également la possibilité pour elle de rétablir une morale chrétienne » dans un pays qui, pour plusieurs Boliviens, se serait donc ouvert trop vite aux différences.

La voix la plus audible de l’opposition, celle de Luis Fernando Camacho, leader de la junte civique de Santa Cruz, un groupe d’extrême droite dirigé par des entrepreneurs miniers et des propriétaires terriens, n’a d’ailleurs pas caché ses ambitions en la matière en appelant à rien de moins qu’à la dissolution de toutes les institutions politiques de Bolivie, dont le Parlement, le Sénat et même la Cour suprême, plutôt qu’à la tenue d’un nouveau scrutin présidentiel. Cette droite « religieuse et dangereuse», dit Mme Doran, a l’appui de la police dont plusieurs membres affichaient dimanche et lundi des crucifix au cou afin de témoigner de leur allégeance à ce courant politique.

Comme dans d’autres pays d’Amérique du Sud touchés par la « vague rose » — ce retour de la gauche au pouvoir à la charnière du XXIème siècle et dont Evo Morales était un des derniers représentants en poste —, la Bolivie s’est démocratisée en accordant plus de droits aux indigènes, aux agriculteurs, aux pauvres ou aux communautés LGBTQ. Elle a aussi fait école sur le plan environnemental en inscrivant la nature dans une nouvelle logique de droit afin de faciliter sa protection. Des réformes décriées et qualifiées de « tyrannie » par les tenants de la droite conservatrice du pays qui désormais orchestre la contestation.

Au lendemain de la démission de Morales, la police a d’ailleurs commencé à retirer le whipala, le drapeau aux sept couleurs des peuples indigènes, des bâtiments publics de Bolivie.

« Je viens d’apprendre qu’il y a eu un coup d’État en Bolivie et que le camarade [Evo Morales] a été obligé de démissionner », a écrit sur Twitter l’ex-président brésilien et victime de cette même droite radicale dans son propre pays, Luiz Inácio Lula da Silva. Il vient de sortir de prison après avoir purgé 18 mois d’une peine de huit ans pour corruption, peine qu’il a toujours qualifiée d’abusive. « Il est lamentable que l’Amérique latine ait une élite économique qui ne sait pas accepter la démocratie et l’inclusion sociale des plus pauvres. »

Neutralité canadienne


AGENCE FRANCE-PRESSE LES FORCES DE L'ORDRE 
BOLIVIENNE SE SONT JOINTS 
AUX MANIFESTATIONS POPULAIRES. 
PHOTO DANIEL WALKER 
Contacté par Le Devoir, le cabinet de la ministre des 
Affaires étrangères du Canada Chrystia Freeland n’a pas souhaité qualifier de « coup d’État » le départ d’Evo Morales. Ottawa dit plutôt appuyer « la volonté démocratique du peuple bolivien ». « Nous prenons note de la démission du président Morales et continuerons d’appuyer la Bolivie pendant cette transition et les nouvelles élections », a dit Mme Freeland par voie de communiqué en appelant « tous les acteurs politiques et sociaux en Bolivie [à faire] preuve de retenue, et à éviter la violence et la confrontation ».

Lundi, Evo Morales avait passé la journée retranché au centre du pays dans son fief politique de la région de Cochabamba, le coeur de la production de coca où cet indigène a gravi les échelons du pouvoir, de la misère des champs jusqu’au palais présidentiel en passant par le mouvement syndical. Il y a appelé ses partisans à la résistance contre ce qu’il qualifie d’attaque contre la démocratie bolivienne. « Vous ne m’avez jamais lâché et je ne vous lâcherai pas, a-t-il écrit sur Twitter. Le monde et les patriotes boliviens vont condamner ce coup d’État ».

En soirée, il a annoncé qu’il s'envolait pour le Mexique, pays qui lui a accordé l’asile, après sa démission Des médias locaux avaient annoncé quelques minutes plus tôt qu’un avion militaire mexicain s’était posé sur un aéroport de la région de Cochabamba. «Frères et soeurs, je pars pour le Mexique», a twitté l’ancien président peu après 21h30 heure locale.

Présidence par intérim


DESSIN ENEKO LAS HERAS
Rappelons que la chute de M. Morales a été accélérée par l’enquête de l’Organisation des États américains (OEA) qui a confirmé que le dernier scrutin présidentiel était entaché d’irrégularités. L’ex-président y a été donné vainqueur au premier tour, attisant la colère de la droite et des manifestants dans les rues. M. Morales a proposé dimanche de déclencher un nouveau scrutin, avant de démissionner pour mettre fin à la violence dans les régions prospères du pays.

Lundi, l’OEA a appelé « à la paix et au respect de la loi » pour résoudre la crise politique en Bolivie et demandé « une réunion urgente » du Parlement bolivien « pour garantir le fonctionnement des institutions et nommer de nouvelles autorités électorales pour garantir un nouveau processus électoral ». La nomination du président par intérim revient au Parlement, où les partisans d’Evo Morales sont majoritaires, et ce, après la démission en bloc du vice-président Álvaro García, mais aussi de la présidente et du vice-président du Sénat tout comme du président de la Chambre des députés, qui devaient légalement prendre en charge la transition.

Les opposants ont d’ailleurs sauté sur l’occasion de cette vacance de pouvoir pour proclamer Jeanine Áñez, deuxième vice-présidente et leader du parti d’opposition Unidad Democrática, comme cheffe d’État par intérim. Cette anti-Morales a annoncé lundi la tenue de nouvelles élections, pour le 22 janvier prochain, dans un climat qui en rendait encore lundi soir la perspective incertaine.