08 novembre, 2019

RÉPRESSION AU CHILI : «JE N’AI JAMAIS PENSÉ QUE CE SERAIENT SES DERNIERS MOTS»

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UN MANIFESTANT ARRÊTÉ PAR LA POLICE,
 À SANTIAGO, DIMANCHE.
 PHOTO HENRY ROMERO. REUTERS
Au moins 23 personnes sont mortes depuis le début de la contestation à Santiago et dans les principales villes du pays. Cinq auraient été tuées par les forces de l’ordre. Blessés et proches des victimes racontent comment les manifestants ont été pris pour cibles.
«Alex était sur la place avec un copain. Ils mangeaient des frites quand est arrivé un fourgon de police. Trois "carabineros" en sont descendus, ont couru après eux», raconte Natalia Pérez, la veuve d’Alex Nuñez, mort le 21 octobre. La veille, au second soir du couvre-feu instauré par les autorités chiliennes dans la région de Santiago, Alex Nuñez s’était attardé sur une place en face du métro Del Sol, dans un quartier modeste de la banlieue sud de Santiago. Tout à coup, Rodrigo, leur fils de 22 ans, le voit arriver en claudiquant, à travers la fumée des gaz lacrymogènes. «Son père lui raconte que les flics l’ont frappé, lui dit de rentrer à la maison», poursuit Natalia Pérez, 39 ans, restée très proche du père de ses trois enfants, malgré leur séparation il y a quelques années.

«Ce jour-là, la situation était très tendue dans le quartier, les militaires ont tiré à balles réelles pas loin d’ici, il y a eu des tirs au plomb aussi, alors je ne suis pas sortie», se souvient-elle, installée dans le salon de sa petite maison, dans une ruelle tranquille. Alex Nuñez soutenait les revendications des contestataires mais «ne participait pas aux manifestations, il regardait ça de loin, et l’après-midi il est resté chez lui aussi». Alex Nuñez, qu’elle connaissait depuis l’âge de 5 ans, travaillait à son compte et réparait des moteurs électriques, et de l’électroménager. Vers 20 heures, le 20 octobre, il est ressorti apporter une machine à un client. Quand elle apprend qu’il a été frappé par des policiers, Natalia Pérez se précipite vers la maison de ses parents, juste de l’autre côté de la ruelle. «Il avait le visage tuméfié, il m’a dit que trois flics l’avaient mis au sol d’un coup de matraque dans les jambes, puis lui avaient frappé les côtes et la tête, surtout la tête», raconte-t-elle. Infirmière dans un centre de santé de proximité, elle l’encourage à aller aux urgences vérifier qu’il n’a rien de grave. «Mais il m’a dit "j’ai envie de dormir, je vais me coucher, prends soin des enfants". Je n’ai jamais pensé que ce seraient ses derniers mots.»

«Situation sans précédent»


Lundi matin, Alex Nuñez ne se réveille pas. Sa sœur appelle une ambulance, ses proches l’allongent sur le côté. Il vomit du sang. Admis aux urgences dans le centre de Santiago, il meurt dans la soirée. «Le médecin m’a dit qu’il avait un traumatisme crânien et un œdème au cerveau, qu’il était inopérable», témoigne Natalia Pérez, pendant que sa mère surveille ses deux plus jeunes enfants qui jouent dans le patio de la maison.

Depuis le début des manifestations au Chili il y a trois semaines pour lutter contre le coût de la vie, les inégalités, et réclamer des réformes sociales profondes, au moins 23 personnes sont mortes. 5 d’entre elles auraient été tuées par des militaires ou des policiers, selon le parquet national chilien. En dix-neuf jours, l’Institut national des droits de l’homme (INDH), un organisme public indépendant, a présenté plus de 145 plaintes devant les tribunaux pour tortures et traitements inhumains et dégradants de la part des forces de l’ordre. Soit presque autant qu’en ses neuf années d’existence. Une preuve supplémentaire que le mouvement social actuel est d’une ampleur inédite au Chili depuis la fin de la dictature du général Pinochet (1973-1990). D’après le directeur de la Croix-Rouge dans le pays, plus de 2 000 personnes ont en outre été blessées lors les manifestations, dont des mineurs.

Pour Nancy Yañez, directrice du centre des droits de l’homme de l’université du Chili, à Santiago, «le caractère massif de ces violations des droits de l’homme, en à peine trois semaines, montre la gravité de cette situation sans précédent depuis le début de la transition vers la démocratie» en 1990.

La mise en place de l’état d’urgence entre le 18 et le 28 octobre, à Santiago puis dans presque toutes les régions du pays, a confié, pour la première fois depuis la fin de la dictature, le maintien de l’ordre aux militaires pour faire face à un mouvement social. «Cela a créé un contexte favorable aux atteintes aux droits de l’homme, juge Nancy Yañez, d’autant plus qu’à cela s’ajoute l’attitude des autorités civiles, qui ont affirmé : "Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant"», comme l’a dit le président Sebastián Piñera le 20 octobre.

Graves blessures aux yeux

«À l’instar des Mapuches [le principal peuple autochtone du Chili, ndlr], pointés du doigt comme des "terroristes" par l’Etat chilien, les manifestants mobilisés dans les rues du pays ont été désignés comme un ennemi interne», affirme la professeure de droit. Pour elle, les forces de l’ordre se sentent protégées par ce contexte. Ce qui génère un usage disproportionné de la force, y compris depuis la levée de l’état d’urgence. «Au Chili, la police ne respecte pas les droits de l’homme», tranche-t-elle. Le directeur des carabineros, souvent interrogé sur le sujet, a finalement reconnu que de «nombreuses erreurs avaient été commises», et que l’institution menait l’enquête en interne. Dans une interview à la BBC mardi, Sebastián Piñera a assuré que «les forces de police agissent pour protéger l’ordre public. Parfois, quand des délinquants se trouvent au milieu d’un groupe de personnes et veulent incendier des stations de métro, elles doivent agir et il peut y avoir des innocents blessés, ce que je regrette beaucoup». Lors d’une visite la semaine dernière à des policiers hospitalisés, le chef de l’État chilien avait affirmé que 947 membres des forces de l’ordre avaient été blessés, sans préciser la nature, ni la gravité des blessures. Mercredi, il a promis qu’il se rendrait aussi au chevet de victimes civiles, sans préciser de date.

Tous les jours depuis trois semaines, après chaque manifestation, de nouveaux blessés arrivent à la «posta central», comme l’appellent les Chiliens. Les urgences de cet hôpital public situé à seulement quelques centaines de mètres de l’Alameda, la principale avenue de la capitale, reçoivent quotidiennement des personnes blessées par des tirs de billes de plomb ou de petites balles en caoutchouc utilisées par la police.

Le 29 octobre, Kevin Iturra sort de l’hôpital avec deux gros pansements, l’un juste en dessous de l’œil, l’autre sur le côté droit du crâne. Ce jeune habitant d’une commune défavorisée de la banlieue sud de Santiago affirme qu’il était en train de manifester «dans le calme» sur l’Alameda, quand des policiers «ont commencé à tirer sur les gens, sans aucun avertissement». L’un de ses amis a été blessé par ces tirs au plomb. «Il était en train de perdre connaissance et en voulant l’aider, j’ai été blessé au visage et à la tête par des billes de plomb», explique Kevin Iturra, déterminé à continuer à manifester.

Le jeune homme a pu rentrer chez lui le soir même. Mais d’après la société chilienne d’ophtalmologie, au moins 130 personnes ont été victimes de graves blessures aux yeux, dont au moins une trentaine a perdu la vision d’un œil. Un record mondial en si peu de temps, d’après son président, Dennis Cortés, invité à s’exprimer mardi devant le Sénat. «C’est particulièrement grave, car cela veut dire que les tirs sont dirigés vers le visage», souligne Consuelo Contreras, membre du directoire de l’INDH, dont les observateurs sont présents dans une grande partie des manifestations, et font aussi le tour des hôpitaux et des commissariats. «Nous avons pu constater sur le terrain que dans de nombreux cas, la police ne respecte pas son propre règlement et tire à hauteur du corps des manifestants des billes de plomb ou de caoutchouc alors qu’il n’y a pas d’attaque contre les policiers à ce moment-là», dénonce-t-elle.

«Les policiers ont tiré du gaz poivre»


Bien que la plupart des membres des forces de l’ordre aient commencé à travailler après le retour à la démocratie en 1990, «certaines pratiques d’abus de pouvoir, certaines formes de répression exercées pendant la dictature se poursuivent», estime Consuelo Contreras. Une répression exercée notamment lors des manifestations étudiantes et lycéennes de 2006 et 2011, à une échelle plus réduite. A quelques centaines de mètres de la Plaza Italia, principal point de rassemblement des manifestants dans le centre de Santiago, Valentina Miranda, porte-parole de la Cones, la Coordination nationale des étudiants du secondaire, regarde régulièrement autour d’elle, notamment quand elle entend un peu plus loin des tirs ou des bombes lacrymogènes, et quand des hélicoptères de la police survolent la manifestation.

Le 22 octobre, cette lycéenne de terminale participait à un cacerolazo - un concert de casseroles - au pied de l’immeuble d’un ami, peu après le début du couvre-feu. «Un fourgon de police est arrivé à contresens dans la rue. Avec la trentaine de personnes qui se trouvaient en bas de l’immeuble, nous avons couru à l’intérieur, se remémore-t-elle. Au rez-de-chaussée, les policiers ont tiré du gaz poivre, notamment sur mon visage. Ils nous ont attrapés par les cheveux, poussés au sol et traînés jusque sur le trottoir», avant de l’emmener au commissariat avec quatre autres personnes, «sans mandat d’arrêt». L’adolescente a finalement été libérée sans charges, mais elle assure avoir été suivie par des policiers les jours précédents.

Une délégation de l’ONU se trouve en mission au Chili jusqu’au 22 novembre, pour examiner les accusations de violations des droits de l’homme. Elle analyse aussi les mesures prises par le gouvernement pour faire face aux manifestations et aux revendications sociales des Chiliens. Le 25 octobre, ils étaient plus de 1,2 million dans les rues de Santiago pour protester contre les inégalités et exiger de profondes réformes du modèle économique néolibéral imposé sous la dictature.
Correspondante à Santiago de Chile