« NATION ESTATE », 2012 LARISSA SANSOUR. |
Glissement marqué vers l’extrême droite / Israël, le coup d’État identitaire En donnant la priorité aux réformes politiques exigées par ses alliés nationalistes et ultraorthodoxes, M. Benyamin Netanyahou entreprend de transformer en profondeur la démocratie israélienne. Les pouvoirs de la Cour suprême mais aussi ceux des juges sont dans le collimateur d’une coalition qui projette d’étendre la part du religieux dans l’enseignement public et ne rien céder aux Palestiniens.
Monsieur Benyamin Netanyahou a réussi. De retour au pouvoir depuis le 29 décembre (il a occupé le poste de chef du gouvernement de mars 2009 à juin 2021), soutenu par une majorité de soixante-quatre députés — sur cent vingt — nationalistes, ultraorthodoxes et messianiques, il peut désormais réaliser son grand projet : instaurer en Israël un nouveau régime fondé sur un nationalisme juif autoritaire, religieux, en rupture avec la vision de la démocratie qu’avaient les pères fondateurs du sionisme, Theodor Herzl, Vladimir Zeev Jabotinsky et David Ben Gourion. Si la première étape fut, en juillet 2018, l’adoption par la Knesset de la loi Israël - État-nation du peuple juif, un texte très controversé car jugé discriminatoire à l’égard des minorités arabe et druze (1), il s’agit à présent de brider l’État de droit, de réformer l’éducation nationale, de mettre au pas les cadres dirigeants du système sécuritaire, d’écraser l’opposition de gauche, d’imposer le nationalisme juif comme identité nationale, de faire avancer l’annexion de la Cisjordanie et de poursuivre la neutralisation de l’Autorité palestinienne.
M. Netanyahou a confié la mission de transformer le système judiciaire à M. Yariv Levin, juriste et député, qui, depuis son élection sur la liste du Likoud en 2009, mène la charge contre les juges. Dès le 4 janvier, tout juste nommé ministre de la justice, il a présenté son projet de « refonte radicale » fondé sur le principe selon lequel le « peuple » accorde à la majorité élue la légitimité de gouverner seule, sans l’interférence des magistrats, qui, eux, ne sont pas issus des urnes. Une clause dite « de contournement » permettra ainsi à soixante et un députés d’annuler une décision de la Cour suprême jugeant une loi inconstitutionnelle. « Un texte voté par la Knesset ne pourra plus être annulé par un juge », insiste M. Levin. En outre, le collectif de nomination des membres de la Cour suprême devrait passer sous le contrôle de la majorité au pouvoir. D’autres mesures sont prévues, comme la réécriture de certains articles du code pénal, ce qui devrait réduire le nombre de mises en examen pour corruption au sein de la classe politique. Théoriquement, M. Netanyahou peut se retrouver dans la situation où il aura nommé les juges qui examineront son pourvoi en appel si le procès pour fraude, abus de confiance et corruption en cours contre lui devait aboutir à une condamnation.
Mme Esther Hayut, la présidente de la Cour suprême, ne s’y est pas trompée. Sortant pour la première fois de sa réserve, la plus haute magistrate du pays a fermement condamné le projet de M. Levin : « Il s’agit d’une offensive contre le système judiciaire, comme s’il représentait un ennemi qu’il faudrait attaquer et maîtriser. Cette réforme porte un coup mortel à la démocratie. » Le ministre de la justice lui a répondu en l’accusant d’appartenir « au parti qui ne s’est pas présenté aux élections, qui se situe au-dessus de la Knesset et des décisions du peuple. Sa rhétorique est celle des drapeaux noirs brandis lors des manifestations. Son appel est destiné à embraser la rue en Israël ».
Intervenant dans les journaux télévisés des grandes chaînes israéliennes, M. Aharon Barak, 86 ans, président de la Cour suprême de 1995 à 2006, a, pour sa part, lancé un avertissement solennel : « Cette réforme instaure la tyrannie de la majorité et constitue un danger pour la démocratie, qu’elle vide de tout contenu. Si elle est appliquée, il n’y aura plus qu’une seule autorité dans le pays, celle du premier ministre (2) ! » Paraphrasant la célèbre phrase du pasteur Martin Niemöller sur la lâcheté des intellectuels lors de la montée du nazisme en Allemagne, M. Barak conseille aux Israéliens de ne pas se retrouver dans la situation de celui qui a répondu « cela m’est égal, je ne suis pas communiste ! » lorsqu’on lui a dit « ils tuent les communistes ! ». Une journaliste de la chaîne de télévision Canal 12 lui a demandé : « Que suggérez-vous au public ? » Réponse : « Si on ne parvient pas à un accord, il faudra mener un combat, dans le cadre de la loi, bien sûr, mais s’il faut manifester à nouveau à Balfour… eh bien qu’il y ait des manifestations à Balfour ! Nous n’avons pas d’autre pays. » La résidence officielle du premier ministre se trouve rue Balfour à Jérusalem.
L’affaiblissement de la Cour suprême, seule institution vers laquelle les Palestiniens peuvent se tourner pour défendre leurs droits, permettra de faire sauter les derniers verrous judiciaires freinant le développement de la colonisation. Vingt-quatre heures avant son investiture, M. Netanyahou a twitté les premières lignes de l’accord de coalition : « Le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur la terre d’Israël. Mon gouvernement développera l’implantation partout, y compris en Judée-Samarie (3). » Lors de la formation du cabinet, en avril 2020, dans le même texte, le mot « exclusif » n’apparaissait pas. C’est le message envoyé à tous ceux qui, sur la scène internationale, de MM. Joseph Biden à Emmanuel Macron, continuent d’évoquer des « valeurs » communes avec Israël, en répétant la nécessité d’une solution à deux États (4). Pour bien marquer le coup, M. Netanyahou a offert les clés de la Cisjordanie et de la sécurité intérieure à la liste Sionisme religieux (Hatzionout Hadatit), alliance dont il est le parrain et qui regroupe trois partis de colons parmi les plus radicaux. M. Bezalel Smotrich, de la colonie de Kedoumim près de Naplouse, reçoit ainsi le très important portefeuille des finances, mais aussi un poste de ministre délégué à la défense où il devrait nommer les commandants de deux unités militaires : l’Administration civile de la Cisjordanie et la Coordination des activités gouvernementales dans les territoires (Cogat). Ces deux structures gèrent la liaison avec l’Autorité palestinienne, contrôlent tout ce qui entre et sort des territoires palestiniens, et assurent la gestion des populations civiles. Les généraux sont vent debout contre cette introduction d’éléments politiques d’extrême droite dans la chaîne de commandement. Selon le professeur de droit Mordechai Kremnitzer, les Palestiniens passent d’une occupation militaire à un nouveau régime mis en place par les colons, ce qui conduira immanquablement à la condamnation d’Israël par la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye.
M. Smotrich a aussi pour mission de renforcer l’interdiction de nouvelles constructions palestiniennes en zone C — 60 % de la Cisjordanie entièrement sous contrôle israélien —, et de veiller à la légalisation des centaines de colonies construites sans autorisation gouvernementale. Elles devraient être reliées aux infrastructures nationales, à l’électricité, à l’eau et aux communications. Le nouveau ministre considère l’Autorité palestinienne présidée par M. Mahmoud Abbas comme une « entité terroriste » à laquelle il n’a aucune intention d’apporter une aide quelconque.
De son côté, M. Itamar Ben-Gvir, habitant de la colonie Kiryat Arba à Hébron, député, chef du parti inspiré par les thèses extrémistes du rabbin Meir Kahane (5) Force juive (Otzma Yehoudit), a réalisé ses rêves les plus fous : il est désormais ministre de la sécurité nationale, à la tête de la police nationale, qui, à peine un an plus tôt, le considérait encore comme un dangereux agitateur raciste (l’armée, quant à elle, avait refusé de l’incorporer, le jugeant trop extrémiste). À l’automne, il a été filmé dans un quartier de Jérusalem-Est, pistolet à la main, menaçant des Palestiniens. Sur les conseils de son « coach » — M. Netanyahou, qu’il rencontrait régulièrement pendant la campagne électorale —, M. Ben-Gvir fait tout de même patte de velours, annonçant une nouvelle modération, interdisant à ses militants de crier « Mort aux Arabes », pour scander plutôt : « Mort aux terroristes ». Proche de l’Institut du Temple, un établissement qui agit pour la construction du troisième temple de Jérusalem, il militait activement avant sa nomination pour que soit levée l’interdiction faite aux juifs de prier sur l’esplanade des Mosquées, troisième lieu saint de l’islam. Un lieu que les juifs désignent par mont du Temple, premier lieu saint du judaïsme. Le nouveau ministre de la sécurité nationale résistera-t-il à la tentation d’enfreindre le statu quo, qu’il est censé faire respecter ? Les rabbins à la tête de l’Institut du Temple ont été les premiers à le féliciter le soir de sa victoire électorale.
« UNDERGROUND EVOLUTION,» SHADI ALZAQZOUQ |
Dans le cadre de ses fonctions, M. Ben-Gvir pourra déterminer la stratégie globale des forces de l’ordre, sans toutefois intervenir dans les décisions opérationnelles. Il devrait avoir plus de liberté avec le corps des huit mille gardes-frontières dont il a reçu la responsabilité et pourrait décider de le déployer dans le secteur de Jérusalem et dans le Neguev face à la population bédouine. Des compagnies de cette unité sont déjà intégrées au déploiement de l’armée en Cisjordanie.
Définition stricte de la judéité
Pour le premier ministre, la volonté d’imposer le nationalisme juif (6) passe par la prise en main de la jeunesse. Il a ainsi décidé de faire tomber l’enseignement public religieux (365 000 élèves répartis sur 4 300 établissements), jusqu’à présent apolitique, dans l’escarcelle de M. Smotrich, dirigeant du parti sioniste religieux régulièrement pointé du doigt pour ses déclarations hostiles à la gauche, aux Palestiniens et aux minorités sexuelles. Quant à M. Avi Maoz, du parti d’extrême droite Noam, il devient vice-ministre. Homophobe, misogyne et opposé au service militaire des femmes, il prend la tête d’une nouvelle agence de promotion de l’identité nationale juive en lien direct avec le premier ministre. De son côté, M. Aryeh Deri, président du parti séfarade Shass et allié historique de M. Netanyahou, cumulait à sa nomination deux des six ministères attribués à sa formation : l’intérieur et la santé. Problème, c’est un repris de justice, condamné à trois ans de prison en 2000 pour faits de corruption. Et il se trouve sous le coup d’une nouvelle condamnation d’un an avec sursis pour fraude fiscale. Aussi la Cour suprême a-t-elle jugé, le 18 janvier, qu’il ne pouvait pas être membre du gouvernement et M. Netanyahou s’est vu obligé de le démettre. La coalition au pouvoir envisage donc d’accélérer la refonte du système judiciaire afin d’éviter un tel revers à l’avenir. Enfin, Mme Orit, de la colonie Avraham Avinou située dans Hébron, a également la charge du dossier identitaire juif. Nommée ministre des missions nationales, elle a reçu le département de la culture juive du ministère de l’éducation et la direction des collèges et académies prémilitaires. Les 823 000 élèves de l’enseignement séculier, qui dépendent toujours du ministère de l’éducation en partie démantelé, auront donc droit à des cours renforcés de Talmud selon un texte de loi réclamé par les ultraorthodoxes qui n’ont pas été oubliés, loin de là.
L’accord conclu avec le premier ministre prévoit le vote de textes réduisant à la stricte application de la loi religieuse la définition de la judéité. La loi du retour devrait être amendée pour interdire la venue d’immigrants considérés comme insuffisamment juifs par le grand rabbinat d’Israël. Les conversions réalisées par des rabbins libéraux, réformés ou conservateurs, en Israël ou à l’étranger, ne seraient alors plus reconnues. Ces concessions aux religieux s’accompagnent d’importantes mesures budgétaires.
El Hamaayan, le réseau d’écoles privées de Shass, voit son financement public par élève dépasser de 20 % celui des élèves de l’enseignement séculier. Les Ashkénazes de Judaïsme unifié de la Torah (Yahadut Hatorah) reçoivent deux portefeuilles, dont celui du logement. Selon M. Avigdor Lieberman, le précédent ministre des finances, l’ensemble des exigences des partis ultraorthodoxes en matière de financements divers s’élèverait à 5 milliards d’euros par an (7), ce qui creuserait encore l’inégalité entre séculiers et ultraorthodoxes. Ces derniers sont exemptés de service militaire et ne contribuent que très peu à l’économie du pays. Selon le Bureau central des statistiques, les contribuables séculiers payent six fois plus d’impôts directs que les ultraorthodoxes (8). Les bourses accordées aux étudiants d’écoles talmudiques viennent d’être doublées et dépassent la solde des jeunes militaires du contingent.
M. Netanyahou va-t-il réussir à modifier les institutions de son pays ? Convaincu que l’heure de la transformation a sonné, il n’a aucune intention de céder face aux partisans de l’État de droit qui ont réussi à réunir plus de cent trente mille Israéliens, lors de la journée de manifestation à Tel-Aviv et à Jérusalem le 21 janvier. Dès le lendemain, en ouverture du conseil ministres, le premier ministre a rappelé que seule comptait à ses yeux la majorité que lui ont donnée les électeurs lors du scrutin du 1er novembre.
Journaliste.
NOTES :
(1) Lire « Israël devient une “ethnocratie” », Le Monde diplomatique, septembre 2018.
(2) « Ex-chief justice Barak : Government’s judicial reform plan “will strangle democracy” », The Times of Israel, 6 janvier 2023.
(3) Ainsi que Tel-Aviv désigne la Cisjordanie.
(4) Lire Dominique Vidal, « Cisjordanie, de la colonisation à l’annexion », Le Monde diplomatique, février 2017.
(5) Meir Kahane (1932-1990) prônait une expulsion de tous les Palestiniens des territoires occupés et des citoyens arabes d’Israël. Son parti Kach fut jugé raciste et interdit en Israël en 1994.
(6) Lire « En Israël, l’essor de l’ultranationalisme religieux », Le Monde diplomatique, septembre 2022.
(7) Nati Tucker, « Ultra-orthodox demands will cost Israel 20 billion shekels each year, finance minister says », Haaretz, Tel-Aviv, 27 décembre 2022.
(8) Sam Sokol, « Secular Israelis pay six times more in taxes than ultra-orthodox, government report shows », Haaretz, 26 décembre 2022.
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LE RÉVEIL DE CERBÈRE |
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