01 octobre, 2021

1968 DANS LE MONDE. AU MEXIQUE, LA RÉVOLTE ÉTUDIANTE ÉCRASÉE DANS UN MASSACRE

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1968 DANS LE MONDE. AU MEXIQUE, LA RÉVOLTE 
ÉTUDIANTE ÉCRASÉE DANS UN MASSACRE
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EL UNIVERSAL

1968 - 2 OCTOBRE - 2021
Le massacre de Tlatelolco

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INTERNATIONAL
Un ancien leader de la révolte de 1968, Gilberto Guevara Niebla, évoque la charge de l’armée contre les étudiants, le 2 octobre 1968 sur une place de Mexico. Un épisode meurtrier qui a engendré un mode de fonctionnement répressif et infantilisant toujours en vigueur dans la société mexicaine.
Comment vous préparez-vous au 50ème anniversaire du 2 octobre et du mouvement étudiant de 1968 ?

Gilberto Guevara Niebla : 

MEXICO, OCTOBRE 1968. DES ÉTUDIANTS
ARRÊTÉS DANS UN IMMEUBLE DE TLATELOLCO.
PHOTO AP / SIPA
Le mouvement étudiant est un souvenir merveilleux: une société opprimée s’est tout à coup éveillée à la liberté. Mais il y a aussi de la tristesse, à cause de l’issue qu’a connue ce mouvement, et du traitement infligé par le pouvoir, un traitement brutal, barbare, sauvage et totalement injuste. Cette grande manifestation de joie et de vitalité qui entendait démocratiser le Mexique a été étouffée dans le sang, avec le sacrifice de centaines de personnes [entre 150 et 325 morts selon les versions].

Comment faut-il commémorer ce 2 octobre, selon vous ?

Le mouvement étudiant était un phénomène national qui a eu un retentissement énorme sur l’évolution du pays. Tous les Mexicains devraient se sentir impliqués dans cette commémoration. Mais il y a une véritable guerre de la mémoire, et certaines forces politiques ont tout intérêt à la réduire au silence. Si certains œuvrent activement à l’oubli, c’est parce que c’est un épisode dont beaucoup ne sont pas fiers, qui les dérange – je veux parler des militaires et de la vieille garde du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, au pouvoir).

Dans quelle ambiance politique cette époque baignait-elle ? Quels étaient les débats en 1968 ?

Ce mouvement de jeunes sans expérience a voulu recourir à la lutte pour revendiquer la démocratie et les libertés politiques et condamner les abus policiers. La répression a laissé une société pleine de rancœur, aujourd’hui encore : depuis, nous n’avons pas été gouvernés par les idées, mais par la rancœur.

On vous sent amer : le pays est-il devenu ce que vous et vos camarades imaginiez à l’époque ?

1968 DANS LE MONDE. AU MEXIQUE,
LA RÉVOLTE ÉTUDIANTE ÉCRASÉE
DANS UN MASSACRE
La démocratie qui en est sortie est insatisfaisante à plus d’un titre, en raison de la permanence de cet héritage autoritaire, encore très présent dans des institutions comme l’armée ou le PRI. La répression de Tlatelolco [à Mexico] a eu des effets brutaux sur la culture politique des Mexicains, vraiment brutaux. Dans tout le pays, 200 000 jeunes gens étaient mobilisés, le mouvement était national, toutes les universités étaient en effervescence, et dans certains endroits ce sont les gouverneurs ou les recteurs qui ont eux-mêmes organisé la répression des étudiants, quand ce n’est pas l’armée qui s’en est chargée.

Quels effets la répression et les violences ont-elles eu dans le pays ?

Cela a offert un terreau fertile au marxisme, aux radicalismes et aux mouvements de guérilla urbaine dans lesquels se sont engagés des milliers de jeunes, qui ont été à leur tour brutalement réprimés. Toute la gauche mexicaine, avec Andrés Manuel López Obrador [candidat de gauche à l’élection présidentielle de juillet 2018], en est la manifestation la plus visible, elle est l’expression de cette rancœur. Ce qu’elle représente aujourd’hui, c’est une société qui explose.

De fait, je ne crois pas qu’Andrés Manuel López Obrador [défini comme populiste par ses détracteurs] soit un démocrate, ni qu’il partage les valeurs de 1968. Je crois qu’il exploite la rancœur, et cela n’a rien de démocratique – on est là dans la haine et la violence. Quand ce monsieur parle de “mafia du pouvoir”, il ne fait rien d’autre que semer la discorde parmi les Mexicains, c’est une façon de dire : “Voilà les gentils, et voilà les méchants.” Le combat électoral, au lieu d’être une compétition fraternelle entre concitoyens, devient une lutte à mort entre deux camps. Ce monsieur sème la discorde, tout cela n’a rien à voir avec la démocratie.

Comment les pratiques démocratiques se sont-elles développées dans la société depuis 1968 ?

Pendant des décennies, on nous a inculqué un civisme reposant sur la soumission, le silence, l’autocensure et l’apolitisme. C’est le problème du Mexique : nous progressons vers un système électoral démocratique, mais avec des citoyens peu instruits, qui n’acceptent pas les valeurs de la démocratie, ne les appliquent pas et gardent des réflexes conditionnés par l’autoritarisme – par un système politique où le décideur est vu comme un dictateur et où le citoyen est infantilisé.

Comment votre vie s’est-elle déroulée après 1968 ?

Très difficilement. J’ai passé près de trois ans en prison, j’ai été exilé au Pérou et au Chili. Et après être sorti de prison, il a fallu lutter pour s’intégrer au monde du travail, ce qui a été extrêmement difficile. Terminer mes études en prison a été particulièrement compliqué. C’est là que j’ai rédigé ma thèse.

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Diplômé en biologie, j’ai eu beaucoup de mal à trouver du travail, et j’ai fini par enseigner. Quand je suis entré à l’université [l’Unam, à Mexico], son président était l’architecte Pedro Ramírez Vázquez, un ami proche de l’ancien président Gustavo Díaz Ordaz [au pouvoir en 1968]. Il s’est opposé à ce que j’intègre l’université comme professeur. Nous étions surveillés par des informateurs, probablement un service de renseignement militaire ou policier, on nous espionnait. On était harcelés en permanence.

Cinquante ans plus tard, la société mexicaine se souvient-elle de ces événements ?

MASSACRE DE TLATELOLCO
PHOTO PUBLIÉ PAR LA REVUE « POR QUÉ? » 
Pas un seul fonctionnaire mexicain n’a demandé pardon pour les crimes commis. Pas un seul bourreau de Tlatelolco n’a été poursuivi, condamné ou sanctionné. Ce crime était grave, et il a été perpétré en toute impunité. Au contraire, les bourreaux ont été récompensés, ils ont occupé des postes à haute responsabilité au sein de l’État, certains font encore partie de l’appareil politique.

De nombreux camarades sont morts et leur décès est passé totalement inaperçu dans la société, et tous les participants ont souffert des répercussions de la répression. Notre transition vers la démocratie est pourtant étroitement liée à cette attitude héroïque et au sacrifice de notre génération.

Quelle a été la suite de ce sacrifice ?

Les bourreaux sont encore là, bien vivants. Ils occupent des positions privilégiées au sein de l’État et dans le monde politique. Et dans l’armée aussi, car les militaires ont été les premiers à exécuter des étudiants et jamais un ministre de la Défense n’a osé présenter des excuses pour ces erreurs. Les agents de l’État qui ont mené la répression ont été récompensés. L’armée, qui est la première institution responsable, n’a jamais eu à rendre des comptes.

Où en est-on aujourd’hui ?

Le Mexique doit régler ses comptes avec son passé, les pratiques barbares qui ont prévalu, les opposants éliminés, les mouvements sociaux réprimés. Ce système autoritaire, brutal, sauvage a appuyé sa domination sur la torture, la prison et, surtout, l’assassinat. Des milliers et des milliers de victimes peuvent être attribuées à ce système politique autoritaire. Le PRI, qui n’a jamais été remodelé, n’a pas fait sa transition démocratique de l’intérieur : c’est un paradoxe, car les Mexicains lui doivent la transition démocratique dans le pays.

Y a-t-il des héritiers du mouvement de 1968 ?

Cet héritage est présent chez les défenseurs de la démocratie, une démocratie selon laquelle les citoyens mexicains joueraient selon les mêmes règles du jeu et partageraient des valeurs – la liberté, le respect absolu de la liberté, la tolérance et les droits fondamentaux.
Teresa Moreno et Pedro Viña y Caña
Contexte 
FILe - In this Oct. 16, 1968, file photo, U.S. athletes Tommie Smith, center, and John Carlos stare downward while extending gloved hands skyward during the playing of the Star Spangled Banner after Smith received the gold and Carlos the bronze for the 200 meter run at the Summer Olympic Games in Mexico City. Australian silver medalist Peter Norman is at left. Former Olympic sprint stars and civil activists Tommie Smith and John Carlos became famous when they raised their gloved fists on the medal podium at the 1968 Mexico City Games. On Monday, they return to where they shined on campus at San Jose State and now have a 23-foot statue, helping the university announce it is reinstating its track and field program. (AP Photo/File)
PHOTO AP
Le 2 octobre 1968, dix jours avant l’ouverture des Jeux olympiques à Mexico, des milliers d’étudiants en révolte depuis le mois de juillet sont en meeting sur la place des Trois-Cultures, également appelée Tlatelolco. Vers 18 heures, l’armée puis la police ouvrent le feu sur la foule. Le journaliste français Fernand Choisel, qui était envoyé pour couvrir les JO, est présent sur les lieux. Il témoigne dans L’Équipe : « Je suis avec les étudiants, ils sont interrogés […] et ils sont tués à bout portant devant nous.» 
Les tirs et arrestations durent deux heures, un millier de jeunes sont arrêtés. Des affrontements se poursuivent jusqu’au lendemain. Le nombre de morts est sujet à controverse : selon les autorités mexicaines, il y aurait eu 39 victimes, mais entre 150 et 350 selon l’ambassade des États-Unis, rapporte Aristegui Noticias. En 2006, l’ancien président Luis Echeverría ministre de l’Intérieur en 1968, est mis en accusation. Il est acquitté en 2009.