23 octobre, 2021

LE CHILI EST À L'AUBE D'UNE NOUVELLE ÈRE POLITIQUE

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BARBARA SEPULVEDA AVOCATE CONSTITUTIONNALISTE
MEMBRE DE LA ASSEMBLÉE CONSTITUANTE DU CHILI

À quelques semaines d'une nouvelle ronde d'élections, au Chili -- celle-là étant pour déterminer qui sera le prochain président du pays --, Vijay Prashad, qui œuvre notamment pour le compte du site du « People's Dispatch », a interviewé différents acteurs de premier plan, à gauche, dans ce pays, dont Barbara Sepulveda, qui est une des 155 personnes siégeant au sein de la nouvelle Assemblée constituante du pays, chargée d'élaborer une nouvelle constitution pour celui-ci et qui est en même temps membre du Parti communiste du Chili (PCC).  Il a aussi parlé avec Giorgio Jackson qui est un proche conseilleur d'un des candidats de gauche se présentant pour ces élections présidentielles, soit Gabriel Boric, de même qu'avec le leader communiste bien connu là-bas, soit Daniel Jadue. Ci-joint des extraits de ce que Vijay Prashad écrivait ensuite sur la base de ces entrevues.

Par Vijay Prashad 

du « People's Dispatch » (1)

VIJAY PRASHAD

« On a l'impression d'être à la fin d'une époque », me disait Barbara Sepulveda, le 12 octobre 202, lors de mon entrevue avec elle.  Barbara Sepulveda est en même temps membre de la toute nouvelle Assemblée constituante du Chili, ainsi que du Parti communiste du Chili.

L'époque à laquelle Sepulveda fait référence est celle du général Augusto Pinochet, qui a dirigé le coup d'État soutenu par les États-Unis en 1973 et qui a alors renversé le gouvernement élu par le peuple du président Salvador Allende.

Pendant l'ère Pinochet, les militaires ont agi en toute impunité et la gauche a été assassinée et envoyée en exil, tandis que les grandes entreprises (chiliennes et étrangères) ont reçu toutes les bénédictions de la dictature. C'est l'ère qui s'est lentement arrêtée depuis la destitution de Pinochet en 1990 et depuis que le peuple chilien a voté pour rejeter la constitution de la dictature de 1980 et en rédiger une nouvelle.

Le néolibéralisme est né au Chili, comme le dit le slogan populaire, et il mourra au Chili. Ce slogan semble s'être réalisé avec la fin de l'ère Pinochet.

Barbara Sepulveda ...Mais Sepulveda (sur la photo d'en-tête ) ne peut être sûre pour autant de la suite.  C'est comme cela. « Tout le monde sait que tout est incertain », dit-elle franchement. « C'est l'occasion de commencer une nouvelle ère. » 

PHOTO MEMORIA CHILENA

La première décennie et demie après la destitution de Pinochet semblait sombre. Puis, en 2006, un premier cycle de manifestations étudiantes a secoué le pays. Celles-ci étaient dirigées par de jeunes étudiants, dont les uniformes scolaires en noir et blanc ont finalement aussi donné un nom aux manifestations; c'était l'époque de la « la Revolución Pingüina », ou la « Révolution des pingouins. » 

Les jeunes réclamaient un nouveau programme pour toute la nation, ainsi qu'une réduction des tarifs des transports publics et des frais d'examen. Lorsque le gouvernement n'a pas répondu à ces demandes, un deuxième cycle de protestations s'est ensuite enclenché, soit de 2011 à 2013, avec les mêmes demandes.

Leurs dirigeants, dont Camila Vallejo, du Parti communiste, et Giorgio Jackson, du mouvement de la « Révolution démocratique », sont désormais des figures importantes du projet de gauche au Chili. Tout comme Barbara Sepulveda aussi.  De 2011 à 2013, les étudiants se sont retrouvés une fois de plus dans une impasse, la constitution de 1980 étant une barricade à leurs ambitions.

Un troisième cycle de manifestations étudiantes a ensuite commencé, début octobre 2019, toute de suite après une nouvelle hausse des tarifs des transports en commun. Les « pingouins » ont alors mené une campagne d'évasion tarifaire (sous le slogan « Évadez-vous ! »).

Les manifestants furent cette fois confrontés à une très dure campagne de répression par la police chilienne. Le 18 octobre de la même année, le gouvernement de droite, dirigé par le président Sebastián Piñera, alla jusqu'à décréter l'état d'urgence pendant deux semaines, autorisant même le déploiement de l'armée chilienne contre les manifestations. La violence utilisée, pour réprimer les manifestations, entraîna alors l'émergence du slogan « Piñera Asesino » (Piñera l'assassin) parmi les manifestants et leurs partisans.

Sepulveda dit à propos de la mobilisation de 2019 que le point de rupture du « 18 octobre aura finalement déplacé l'axe [de la politique chilienne] plus à gauche».

Bien que le troisième cycle de protestations se voulait au départ une réponse à la hausse des tarifs des transports, la réaction du gouvernement montra clairement que le pays était confronté à des problèmes structurels sous-jacents beaucoup plus profonds, avec  des inégalités écrasantes, ainsi qu'un problème de corruption également majeur.

Sepulveda, qui était une avocate, avait déjà cofondé l'association chilienne des avocats féministes (ABOFEM) en 2018 et en était la directrice exécutive, lors des manifestations de 2019.  C'était déjà visible, à l'époque, que changer ces problèmes structurels ne pouvait pas se faire à partir du système existant ; à tout le moins, le pays avait besoin d'une nouvelle constitution et d'un gouvernement plus progressiste.

Les protestations s'élargirent par la suite pour aussi inclure des revendications du mouvement féministe, ainsi du mouvement autochtone, poussant à des changements économiques et sociaux encore plus larges, pour justement plus s'attaquer à la racine même de toutes les différentes formes d'inégalités

Deux enjeux de luttes

La recherche de la nouvelle ère au Chili passe désormais par deux axes importants : la rédaction de la nouvelle constitution, ce que font les 155 membres de la nouvelle Assemblée constituante, dont fait partie Sepulveda, et l'élection présidentielle, qui se tiendra le 21 novembre 2021.

La convention a commencé ses travaux en juillet 2021; deux des toutes premières décisions furent de voter en faveur d'Elisa Loncon et de Jaime Bassa, en tant que présidente et vice-président, respectivement.

Tant Loncon que Bassa penchent vers la gauche. L'Assemblée constituante a d'ores et déjà statué sur comment elle fonctionnera, ce qui, selon Sepulveda, représentait au départ plus de la moitié du travail.

Les discussions sur les différents enjeux plus de fond ont ensuite pu commencé.  Cela s'est amorcé le 18 octobre 2021, un geste très conscient, puisque cela correspondait en même tant au 2e anniversaire du début de la troisième vague de protestations, dont il était fait mention plus haut.

Sepulveda est convaincu que des accords sur les droits sociaux - pour la parité des sexes et pour l'environnement - seront conclus. Elle dit que « les changements sociaux [à ces niveaux] seront inévitables » – même s'il y aura un combat avec ceux qui représentent plus les courants de droite et qui seraient de plus en plus calcifiés.

Les plus importants combat, au sein de cette assemblée constituante, se feront surtout autour des contours du futur modèle de développement économique et social à suivre. La nouvelle constitution fera-t-elle reculer le programme d'austérité structurelle que la période post-Pinochet n'a pas réussi jusqu'à présent à remettre en cause ?  Ce sera aussi à voir.

Le 14 octobre, j'ai également passé plusieurs heures avec Giorgio Jackson, l'un des leaders étudiants des manifestations de 2011-2013, un membre de la Chambre des députés du Chili, ainsi qu'un proche conseiller de Gabriel Boric, pour sa campagne présidentielle.

Gabriel Boric est le principal leader du parti « Frente Amplio » (Front large), ainsi  et de la coalition « Apruebo Dignidad » (J'approuve avec dignité).  C'est également le candidat de la gauche à l'élection présidentielle de novembre (ndlr : le maire communiste très connu, Daniel Jadue, avait également tenté de jouer ce rôle, mais c'est finalement Gabriel Boric qui gagna les primaires à gauche).

Giorgio Jackson ...Jackson a partagé certains éléments d'un nouveau modèle de développement qu'une administration, dirigée par Gabriel Boric, pourrait défendre, advenant que ce dernier l'emporterait effectivement lors des élections à venir.

Au cours de la première année de la prochaine présidence, le budget de Piñera devra encore être suivi, de sorte que seuls de petits changements pourront réalistement être apportés.

Mais dès le début, m'a dit Jackson, une priorité pour le gouvernement de Gabriel Boric serait de pousser en faveur d'une réforme des systèmes de santé et de retraite, deux arènes de grande détresse pour le peuple chilien.

La mise en place de nouveaux systèmes de santé publique et de retraite, plus solides et plus en ligne avec les besoins du peuple, nécessitera des fonds, qu'un gouvernement de gauche collecterait à partir des redevances sur l'extraction du cuivre et en assurant une meilleure prévention de l'évasion fiscale. Un tel programme approfondirait un débat sur un nouveau modèle de développement, m'a aussi déclaré Jackson.

Mais, admet en même temps Jackson, bien des gens auraient en même temps encore certains malaises face à l'idée d'étendre de manière massive la propriété d'État.

Daniel Jadue ...

DANIEL JADUE, MAIRE DE RECOLETA

Daniel Jadue, le leader communiste et maire de Recoleta, également sur la photo ci-jointe, convient également que le vrai et plus important différend portera sur la politique économique et sociale. J'ai également parlé avec lui et il m'a dit que les réponses aux problèmes du Chili pourraient tout autant commencer à émerger d'une coopération plus étroite entre les municipalités.

Si les gens ont une expérience positive de la fourniture publique locale de biens sociaux, cela pourrait changer le sentiment général de suspicion entourant l'expansion des systèmes de santé publique et de retraite dans le pays, pense-t-il en même temps.

La poursuite du travail de maires comme Jadue serait donc également crucial, dans une perspective de construction d'un nouveau modèle de développement.

En ce qui concerne la prochaine élection présidentielle, Piñera ne pourra pas se présenter à une réélection, et en plus, il est profondément impopulaire.

José Antonio Kast, qui est de son côté un fasciste déclaré, peut en même temps compter encore sur un certain niveau de popularité dans les milieux plus de droite,  mais il est en même temps contesté, au niveau de ce type d'électorat, par le candidat de centre-droit, Yasna Provoste.

Pendant ce temps, certains capitaux ont aussi commencé à fuir le Chili, en prévision de l'introduction d'une constitution plus progressiste et donc en même temps moins favorable à la droite politique.  Cette droite politique a également peur de ce qui pourrait éventuellement arrivé lors des élections du 21 novembre. 

De retour à Barbara Sepulveda, dans son salon, se trouve sa propre collection personnelle de « Rubik's Cubes », avec différents niveaux de difficultés.  C'est une fan assumée de ce genre de jeux. Sepulveda en ramasse un et joue avec. « Celui-ci est plus facile à faire »", dit-elle à propos d'un cube qui me semblait pourtant presque impossible à démêler.

Le cube, dit-elle est un grand symbole pour le Chili. Si des gens comme Sepulveda, Jadue, Jackson et Boric peuvent trouver un moyen de résoudre les énigmes qui pourraient encore les attendent, alors peut-être que la nouvelle ère du Chili sera plus claire.

***

Cet article fut produit à l'origine pour le compte du site " Globetrotter ". Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est rédacteur et correspondant en chef chez Globetrotter. Il est également le directeur de " Tricontinental : Institute for Social Research ". Il collabore également régulièrement au site " People's Dispatch "; il est aussi chercheur principal non-résident à " l'Institut Chongyang d'études financières de l'Université Renmin " en Chine. Il a écrit plus de 20 livres, dont " The Darker Nations et The Poorer Nations ". Son dernier livre s'intitule " Washington Bullets " et est précédé d'une introduction signée par l'ancien président bolivien, Evo Morales.

(1) : Voir le site de « People's Dispatch ».


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